L'amour prodigue
II
Cette farce dangereuse qui avait si bien débuté passionnait et délectait Flossie autant qu'une partie de poker où l'on bluffe à chaque coup.
Elle s'en remémorait le prologue en se coiffant et en se faisant les ongles après un interminable bain dans une mer d'huile où elle s'était abandonnée au bercement de l'eau.
Aurait-elle jamais supposé que, par ce soir torpide de juillet, où, le cœur gros d'ennui, ayant perdu sottement dans un tripot de femmes les cinq louis qu'une camarade complaisante venait de lui prêter, elle courait la prétentaine, en maraude, au Jardin de Paris, elle rencontrerait Léa de Corlys, un ancien mannequin qui avait eu naguère avec elle aux Capucines des bouts de panne, que celle-ci lui présenterait le prince de Santa Venere, un ami d'un de ses nombreux amis? Se fût-elle imaginée que le prince la trouverait à son goût, l'emmènerait, séance tenante, souper à l'Abbaye et, au dessert, en pelant une pêche, lui proposerait, de même qu'une chose absolument simple, de tout lâcher, d'aller filer de compagnie le parfait amour sur la côte normande, dans un « patelin » délicieux et tranquille, sur lequel il s'était renseigné, mais à la condition formelle de n'avertir personne de leur départ, de passer, là-bas, pour une petite mariée de la veille qui a effeuillé à peine sa fleur d'oranger?
Ah! elle n'avait pas hésité une seconde à acquiescer au désir du fantaisiste amant qui lui tombait du ciel, elle n'avait pas demandé la moindre explication supplémentaire à ce type numéro un, en Parigote qui ne s'étonne de rien, qui considère que la vie est un roman-feuilleton dont il faut attendre insoucieusement la suite, savourer les complications et les invraisemblances, qui se plaît à mystifier les « poires » et se croit sûre, dans le cas où l'intrigue tournerait mal, de retomber d'aplomb sur ses pieds!
Et comme Ettore parlait d'abondance de ses terres de Sicile, des banques qu'il taillait à l'Épatant, des héritages opimes qu'il avait mangés en trois bouchées ainsi qu'un sandwich au caviar, comme son rez-de-chaussée sur l'avenue Wagram était plein de beaux vieux meubles, de portraits de famille, de bibelots anglais, comme, l'accord conclu, il s'était empressé de faire choisir par sa nouvelle maîtresse, en guise d'arrhes galantes, d'adorables chapeaux, de suggestifs déshabillés, un souple et élégant manteau de tussor rose bengale, la théâtreuse avait signifié par le même courrier leur congé au coulissier juif qui l'entretenait modérément et au « monsieur de la campagne », un brasseur tourangeau qui le suppléait.
C'était du nouveau, de l'imprévu dans son existence monotone et si peu accidentée, le premier rôle sérieux que quelqu'un osait lui confier et peut-être enfin la passe de veine.
Cet étranger ne méditait-il pas sournoisement de l'essayer durant ces semaines de retraite amoureuse, d'intimité tendre, de voir ce qu'elle avait dans le cœur et dans la peau? N'avait-il pas l'intention, si l'épreuve réussissait, de ne pas en rester là? N'était-il pas probablement, comme tant d'autres, désabusé des jeunes filles et des veuves de son monde? N'espérait-il pas, amateur de vie à deux, passionné excessif, revenu des béguins éphémères, trouver en elle la maîtresse d'élection qui se prête à tous les désirs, qui sait le fin du fin de l'amour et la femme qui vous fait un intérieur agréable? Ne reviendrait-elle pas de Fontenailles princesse de Santa Venere, princesse « pour de vrai »?
« Quelle histoire, ma chère! » murmura-t-elle en jetant des baisers à son image, qui lui souriait, fraîche et rose, dans une des glaces.
Et grisée par ce rêve, éblouie par ce bel avenir, elle lança au plafond ses mules, se mit à danser, à travers la chambre, la matchiche, en pantalon et en chemise, avec des ondoiements suggestifs de hanches et de reins.