L'amour prodigue
Beautiran dit Sans-Quartier
Pour Édouard Detaille.
Dans la brume de mes souvenirs d'enfant, je vois au Ban-Saint-Martin — ce coin paisible et fleuri de la banlieue de Metz — un jeu de boules qu'encadrent des tables de guinguette et des trembles, et toujours assis à la même place avec, à portée de la main, un pichet de vin gris, une sorte de géant qui n'a plus que la peau sur les os, une peau ridaillée, reprisée, racornie, rougeâtre, qu'un œil sans cesse en éveil sous des sourcils d'une teinte de cendre, qu'un bras dont les gestes saccadés ont un air de défi. Au revers de la longue redingote qui le sangle, sur le drap luisant et brossé comme pour une parade, se détache un ruban rouge large de deux doigts. Le nez aussi busqué que le bec d'un oiseau de proie touche presque le menton en galoche. Les moustaches et les pattes de lapin, la haute cravate noire, rappellent la vieille enseigne du Soldat laboureur.
Il s'appuie lourdement sur un jonc à pomme d'argent et parfois le pétrit, le fait virevolter et sauter dans son énorme main velue. Il suit les parties et sert d'arbitre quand un coup douteux ameute les joueurs. Il affecte d'avoir un ton sec et bref de sommation, tutoie tout le monde, familier. Cependant, nul ne se permettrait de lui manquer de respect, de l'interrompre, de le démentir. D'habitude, il compte et abrège ses phrases, les accentue d'énergiques jurons de caserne, mais ne s'arrêterait plus lorsqu'on lui parle de l'Empereur, lorsqu'on l'incite à raconter ses campagnes, lorsqu'on évoque quelque bataille, lorsqu'on prononce quelque nom de maréchal ou de grognard.
Par moments, alors, au milieu d'une histoire, il se redresse, il se transfigure, il redevient le tambour-major Gracchus Beautiran dit Sans-Quartier, il semble s'avancer à la tête de son régiment de la Garde, chimérique et magnifique sous le panache démesuré qui domine les baïonnettes, qui jaillit vers le ciel, entrer le premier, le front haut, la poitrine bombée, irradié de dorures, chamarré de galons, dans les capitales conquises, annoncer la victoire de l'essor de sa canne qui vole, vertigineuse, et tournoie dans la poussière. Il s'enfièvre. Il s'imagine ouïr à nouveau, dans le fracas de la canonnade, dans le tumulte de la mêlée, dans le sifflement des balles, la batterie enragée, démente, de la charge qui entraîne les bataillons à la mort, qui martèle à les crever les peaux d'âne, qui répond aux hurrahs sauvages des Kaiserlicks et des Cosaques. Il mène le combat et l'assaut. Et tandis qu'il montre, courbés en deux, empressés à offrir leurs lits et leurs tonneaux, les bourgeois de Berlin, qu'il décrit la halte émerveillée de la Grande Armée aux portes de Moscou, de la cité sainte, dont les innombrables clochers brillent au loin dans une buée d'or, et la retraite lugubre sous la neige, l'arrière-garde, où le prince de la Moskowa redevient le soldat de jadis, Michel Ney, volontaire de Sarrelouis, mâche la cartouche et fait le coup de feu, puis l'effroyable choc de Leipzig, où l'on se débat, l'on tient bon dans un étau qui se resserre d'heure en heure, et enfin l'agonie de l'Aigle à Waterloo, c'est autour du vétéran un silence d'église, un cercle de visages attentifs, émus.
Or, voici le duel qu'il nous raconta un après-midi où il était de bonne humeur :
« C'était dans les jours de honte et de misère, quand Louis XVIII, qui ressemblait à un porc à l'engrais, faisait les honneurs de la capitale aux ennemis qui l'avaient revissé sur son trône et nous traitait de brigands… On rongeait son frein, on avait des envies de tout démolir… On regrettait de vivre… On se battait les flancs pour rallumer au fond du cœur un peu d'espérance… Ce dimanche-là, Chamforas, lieutenant aux grenadiers, et Tourlaque, un capitaine du 28e, des Messins comme vous et moi, m'avaient invité à casser une croûte et à boire une bouteille, histoire de se sentir les coudes et de parler du Petit Caporal, chez une amie, une ancienne cantinière, la mère Labourdette, qui tenait à Boulogne le cabaret de la Tête-Noire… Chamforas venait de crier : « L'aigle volera encore de clocher en clocher jusqu'aux tours de Notre-Dame »… Nous trinquions, la larme au coin de l'œil, en braves gens, lorsque, sans crier gare, s'amènent quatre officiers dorés sur tranches, deux Prussiens, un Engliche et un godelureau des mousquetaires… Des fringants et des reluisants, tirés à douze épingles, sevrés de la veille, des miroirs à catins qui n'auraient pas été fichus de commander : Portez armes! ou de reconnaître une sonnerie… Et ça laissait traîner son sabre sur le plancher, ça vous reluquait de travers, ça jacassait comme des pies sur un peuplier… Donc, ils s'installent entre deux fenêtres, bien en évidence, bousculent le garçon, qui n'accourait pas assez vite à leur gré, commandent du champagne… Et l'Engliche, qui nous reluquait de travers, ronchonne d'un ton impertinent :
« — Surtout, donnez-nous des verres qui n'aient pas servi à cette racaille! »
« Mon sang ne fait qu'un tour… Je bondis dans l'office… Et, trois minutes après, Zéphyrin, le garçon, revenait, livide, portant sur le plateau, de ses mains qui tremblaient, quatre pots de chambre… Je le suivais en serre-file, goguenard, veillant au grain.
« — Ces messieurs sont-ils satisfaits? » demandai-je en les narguant d'un salut militaire.
« Chamforas et Tourlaque firent chorus… Les autres écumaient, piaffaient sur place, furieux… Nous nous alignâmes aussitôt dans le jardin, trois contre trois… Le quatrième, le plus jeune, un des Pruscos, restait pour le dessert… Et en avant la musique… Je suis manchot, mais j'en remontrerais tout de même à un maître d'armes pour la contre-pointe… A la première reprise, l'Engliche, qui m'était échu, cabriola, la poitrine défoncée… Tourlaque, d'un coup de manchette, avait aussitôt décollé de l'épaule le bras droit du second Prussien… Ça faisait la paire… Ce pauvre bougre de Chamforas, au contraire, avait écopé au mauvais endroit, dans le ventre, tournait de l'œil…
« — Halte-là, m'sieur! La fête continue! » dis-je à l'émigré qui s'esquivait.
« Tourlaque le réclama… Je ne pipai pas… C'était mon supérieur… Le temps de changer sa chique de coin, et le freluquet eut son compte… Mon p'tit à moi renâclait comme un cheval qui bute parmi des cadavres, verdissait tellement qu'on l'aurait pris pour un noyé. Pensez donc!… Un gamin de dix-sept ans en face du nommé Gracchus Beautiran, tambour-major aux grenadiers de Sa Majesté l'Empereur et Roi… Une fois, deux fois, trois fois, je le désarmai… Et le v'là qui perd tout à fait le nord, qui implore sa grâce, d'une voix d'enfant de troupe… Alors, je tire de ma poche Joséphine, la meilleure pipe que j'aie eue, je presse sur le fourneau… Le Tondu apparaît en petit chapeau et en tenue de campagne, comme un diable qui sort de sa boîte… Et je mets la petite statue sous le nez du greluchon, je m'écrie :
« — A genoux, clampin, et répète avec moi cette prière : « Notre Empereur à tous, un et indivisible, pardonnez-moi d'avoir insulté trois légionnaires de la Grande Armée, de m'être conduit comme le dernier des jean-foutres! »…
« Le cadet, docilement, piteusement, dévida l'antienne avec son accent pâteux… Et ce fut si comique que Chamforas, dont Tourlaque et la mère Labourdette soutenaient la tête alourdie, mourut en éclatant de rire! »
Et le vieux de la vieille conclut en heurtant la table d'un coup de poing :
« Ça recommencera peut-être, mais ça ne sera plus la même chose! »