← Retour

L'amour prodigue

16px
100%

Tonneau, Tonneau

Pour Marcel Bain.

Je n'ai jamais vu Sam Higgins autrement qu'éméché, que tout à fait gris ou qu'ivre-mort. Nous l'avons surnommé : « Tonneau, tonneau. »

Ne croyez pas que ce soit pour tourner en dérision un ventre et une carrure à la Falstaff.

Ce millionnaire est en effet, je ne sais par quel prodige, d'une maigreur fabuleuse. L'ascète Paul, qui fut canonisé jadis pour s'être privé sans retour de tout ce qui fait la joie de la vie, et dont l'icone émouvante décore à Venise un des piliers de San-Marco, n'eût pas pesé plus que lui dans une balance.

Imaginez-vous deux jambes démesurées que l'on prendrait pour des échasses de pâtre landais, un torse étroit et mince aux épaules tombantes, aux bras tentaculaires, un cou décharné où se profile en saillie la pomme d'Adam, et au bout de cet échalas une tête qui a l'apparence aussi bien d'une éponge que d'un fruit de conserve tout gonflé d'alcool, quelque chose de mou, de bulbeux, de couperosé, de violacé, de ridaillé, de moisi, où, par instants, vacillent et pétillent deux petites flammes bleuâtres, s'élargit une grimace clownesque qui voudrait être un sourire.

S'il traîne dans les bars cet amusant sobriquet, c'est parce qu'un après-midi, à l'Automobile, le caricaturiste Louvet annonça d'un ton de blague : « Sam détient le record… Il lui suffit d'entendre crier maintenant dans la rue : « Tonneaux, tonneaux! » pour être instantanément saoul! »

Il ne s'offensa pas d'ailleurs de la plaisanterie et en conçut même une certaine vanité.

Chacun s'illustre et se glorifie à sa manière.

Comment ce vice excessif lui est-il venu?

Fut-ce d'aventure quelque amère désillusion qui lui broya le cœur, qui le dégoûta à jamais des femmes et de l'amour? Eut-il l'infortune de tomber naguère sur une de ces cruelles poupées qui vous prennent pour jouet, qui vous infligent le pire des supplices, qui vous rendent à moitié fou, alors que l'âme et la chair s'offrent, se donnent dans un besoin éperdu de tendresse? Et cela au moment où l'on ose encore rêver de la joie, où l'on part à la conquête de la vie, où l'on se croit le plus fort, le mieux armé. Espère-t-il découvrir l'oubli au fond des verres, noyer sa douleur dans le brandy, l'absinthe et le champagne? Commença-t-il à boire par désœuvrement, pour être à l'unisson de ses camarades, ou par fanfaronnade, pour les défier et les étonner? Parmi les âpres chercheurs d'or et les brasseurs audacieux d'affaires qui édifièrent si vite la fortune immense dont il est, à quarante ans, le maître unique et fastueux, se rencontra-t-il un rouleur de tavernes, un sac à alcool qui dormait plus souvent dans le ruisseau que dans un lit?

Nul ne le sait.

Silencieux et méfiant, Sam se contente des coude-à-coude furtifs, des amitiés passagères, se replie sur soi-même, élude les questions embarrassantes, dédaigne d'expliquer son cas, ne fait de confidences à personne, semble avoir le cerveau plein de fumée et de ténèbres dès que l'ivresse l'envahit et le consume.

Et puisque aujourd'hui les coupes où mousse l'extra-dry se heurtent cordialement, que les toasts moqueurs et chaleureux se répondent en l'honneur de la reine et du roi d'une heure, et que les histoires doivent être drôles, laissez-moi vous conter celle-ci sur le fantoche que j'ai essayé de vous présenter de mon mieux.

« Tonneau, tonneau » avait découvert sur le quai des Célestins un comptoir borgne fréquenté d'ordinaire par les débardeurs et les terrassiers, où un Auvergnat bruyant et jovial débitait à cinq sous le litre un de ces vins frelatés où il n'entre pas un grain de raisin et qui vous râpent et vous brûlent le palais et la gorge.

Cette mixture brutale l'émoustillait entre toutes, lui paraissait mille fois plus délectable, plus réveilleuse que l'ambroisie des dieux, que les Château-Yquem, les Romanée, les Clos-Vougeot et les Johannisberg.

Il la savourait jouisseusement, il y trempait ses lèvres avec une volupté suprême, il raffolait de sa couleur étrange, de son arôme violent, il l'avivait de marc, il eût voulu pouvoir en absorber à la fois des barriques entières.

Une nuit, comme il sortait en titubant de l'assommoir et s'efforçait de s'orienter, de se rappeler de quel côté étaient les Champs-Élysées et l'Arc de Triomphe, un de ces lamentables fiacres à galerie qui stationnent aux abords des gares lointaines l'effleura. Il tanguait de hue et de dia sur le pavé. Il grinçait et craquait à chaque cahot. Il semblait prêt à s'effondrer. Le cheval couronné aux deux genoux, poussif, apocalyptique, d'un blanc sale et usé, le cocher coiffé d'un vieux chapeau de cuir lézardé et cabossé, vêtu d'une livrée déteinte et rapiécée aux coudes, oscillant dans un coin de son siège, débordant de graisse malsaine, rubicond, verruqueux, d'une laideur comique, valaient la guimbarde.

Sam Higgins le héla et l'arrêta.

Les voilà partis vers les quartiers de luxe. Chemin faisant, l'ivrogne trouve le temps long, se sent soudain en gaieté, se lasse de siffler et de parler tout seul. Il descend de la voiture et se hisse tant bien que mal auprès du maraudeur. Ils s'étayent l'un à l'autre. Ils échangent des propos d'abord incertains, puis familiers et fraternels.

A la place de la Concorde, ils se tutoient et s'embrassent attendris.

Au rond-point, Sam saisit les rênes et le fouet, remplace complaisamment le « frangin » qui gesticule, avoue qu'il s'appelle Benjamin, et énumère d'une voix éraillée ses déboires et ses infortunes.

Les voilà enfin devant l'hôtel seigneurial qu'habite le millionnaire, sur l'avenue Marceau.

« Sans te commander, ma vieille, hasarde le « collignon », si qu'on casserait la croûte ensemble et qu'on s'humecterait la gouttière, à notre bonne santé?… Vrai, ça m'a creusé, de jacter à la fraîche!

— J'allais te le proposer, exulte Higgins. Donne-toi donc la peine d'entrer! »

Bras dessus, bras dessous, ils s'introduisent dans l'antichambre. Le valet de pied qui veille chaque nuit au fond d'un fauteuil jusqu'à ce que son maître soit de retour sursaute, éberlué, n'en croit pas ses yeux, tourne les commutateurs, toise de haut ce convive inattendu. Benjamin a retiré tranquillement ses galoches pleines de paille, les pose à l'écart, grasseye, le regard clignotant :

« Mince de lampions! C'est-y l'Quatorze Juillet? »

Sam l'entraîne vers la salle à manger toute tendue de Gobelins et où l'en-cas accoutumé est préparé sur une nappe de dentelles jonchée de fleurs, dispose lui-même le second couvert.

Nos amis d'occasion soupent de compagnie, l'amphitryon chipotant du bout des lèvres, sans le moindre appétit, l'hôte mettant les bouchées doubles, goulûment, inquiètement, tel un chien famélique qui parvint à se glisser dans les cuisines d'un palais et s'attend à une brusque volée de bois vert.

« Fameux, le picton! répète-t-il de-ci, de-là, avec un claquement de langue, en s'essuyant la moustache du revers des doigts. Je m'y abonnerais! »

Cependant, de troubles et tristes lueurs tachent les stores baissés.

« A la revoyure! marmonne le cocher qui s'est levé alourdi et s'en va. N'égare pas mon numéro, s'vous plaît!

— Oui, oui! » balbutie Higgins qui s'endort.

La farce semble terminée, mais des jurons tonitruent soudain, des sanglots montent, rauques, aigus, dans le silence de l'aube. Sam se précipite, rouvre la porte, manque de rouler sur Benjamin qui s'est effondré au bord du trottoir, qui vocifère dans l'avenue déserte, comme élargie :

« Ma pauvre Cocotte! Ma pauvre Cocotte!… J'suis bon… Ah! les vaches!… Ils m'ont tout volé… La voiture et Cocotte! »

« Tonneau, tonneau » s'agenouille à côté du désespéré, s'évertue à l'apaiser, à le consoler. De guerre lasse, il s'écrie :

« Ne pleure plus, old fellow, tu me fends le cœur… Écoute… Je te donne un de mes trotteurs et mon coupé… Le temps de téléphoner aux écuries et de faire atteler… Et ça y est! »

A ce moment, des sergents de ville traversèrent la chaussée et leur apprirent que le fiacre en abandon avait été conduit en fourrière.

Sans quoi…

Chargement de la publicité...