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Le roman d'un mois d'été

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CHAPITRE VI

Vers du nouveau.

Julien, en chemise, s'était assis avec tristesse sur une chaise cannée. Il s'était fait réveiller trop tôt. Pour prendre le train de huit heures cinq au quai d'Orsay, ce n'était vraiment pas la peine de se réserver deux longues, deux interminables heures. Et puis, il se tourmentait de n'avoir pas assez faim pour son petit déjeuner qu'il prendrait plus tôt que d'habitude. Il se sentait aussi en détresse que le jour de son départ au régiment. Et pourtant il s'en allait vers une vie somptueuse, mouvementée, vers une dame séduisante! Mais il ne se sentait en appétit ni pour le plaisir ni pour la gloire des aventures sentimentales. Il était peut-être encore temps d'envoyer un télégramme mensonger au château de Bourrènes et de passer son été à Paris en menant au café une existence abrutissante, paisible et supérieure. Mais il savait bien qu'il n'était pas capable de prendre une résolution de ce genre et qu'il suivrait toujours moutonnièrement sa destinée.

Il s'oublia tant à rêver qu'il se mit presque en retard. Il laissa refroidir son déjeuner, en dépit des avertissements réitérés de madame Duble, avala trop rapidement deux œufs sur le plat, plus assez chauds, et s'en alla avec la crainte obsédante de s'être chargé l'estomac et d'avoir compromis pour un jour ou deux la quiétude de ses fonctions digestives.

Le voyage était court. C'était à peine trois heures de rapide, suivies d'une demi-heure de petit train à partir de Saint-Pierre-les-Corps. Dans le rapide, Julien avait pour compagnon un monsieur grisonnant, qui s'était puérilement déguisé en voyageur, avec un grand ulster gris et une casquette. Un petit jeune homme, au coin, en face, se glorifiait d'une attitude contraire: le chapeau sur la tête, la canne à la main, il s'était assis là, bien qu'il partît en Espagne, comme pour un voyage à la Porte-Dauphine, dans un compartiment de la Ceinture. Le monsieur en ulster s'était encombré d'une véritable bibliothèque, romans, avec ou sans gravures, livraisons, hebdomadaires illustrés, quotidiens: il avait de quoi lire jusqu'au Pôle Sud. Le petit jeune homme était assis sur le bord du coussin. Il n'avait pas voulu prendre de journaux, et lisait, malgré lui, les journaux de l'autre qui avaient glissé à terre, pendant que leur possesseur s'était endormi dans un coin...

Julien prit l'air occupé d'un homme poli, que rien de l'existence de ses voisins n'intéresse. Il n'aurait pas été fâché pourtant de lier conversation avec eux, ne fût-ce que pour leur dire incidemment qu'il allait passer un mois au château de Bourrènes. Mais le rapide arriva à Saint-Pierre sans qu'ils eussent échangé deux paroles, et il les quitta pour la vie.

Le petit train qui attendait Julien à Saint-Pierre, était attelé d'une locomotive en cuivre jaune, une petite cafetière vénérable et démodée, qui fumait et crachait comme à ses premiers jours. Le compartiment de première était encadré d'un compartiment de seconde et d'un compartiment de troisième. Il régnait à l'intérieur une chaleur poussiéreuse, qui sentait la houille et le vieux drap sec. Julien essaya d'ouvrir les vitres, mais c'était un travail surhumain. Il ne réussit qu'à noircir ses gants. Il s'affaissa, résigné, sur des coussins très durs. On entendit un coup de sifflet; puis, après un long silence, le wagon se remua douloureusement, et se mit à danser à droite et à gauche avec un bruit affreux.

Julien savait qu'il devait descendre à la deuxième station. Après un temps très long, la danse cahotante mourut sur une plainte rauque. Était-ce la fin du voyage? Ce train-là brûlait peut-être la première station; Julien ne s'en était pas informé. Il tira sa montre qui ne marchait plus. Il regarda par la vitre l'écriteau de la station. Mais c'était probablement un nom secret, que personne n'avait le droit de connaître. Julien n'aperçut qu'un petit hangar en bois, rigoureusement anonyme. Il entendit un grognement... N'était-ce pas la voix du bétail qu'emmenait le fourgon de queue? La vitre refusant de s'abaisser, il dut ouvrir la portière. Mais il n'y avait personne dans la gare, ni employés, ni voyageurs. A sa grande surprise, Julien constata cependant sur la machine la présence de deux êtres noirs à voix humaine, dont l'un put lui apprendre que la station de Grevecey, qui l'intéressait, était en réalité celle qui allait venir.

Après un nouveau siècle de marche rugueuse, Julien arriva enfin à Grevecey. Cette gare était aussi déserte que la précédente... Julien, une fois descendu, se pencha par-dessus la barrière, et aperçut une voiture à deux chevaux. Un cocher, en jaquette de drap gris, était sur le siège. Julien se risqua... C'était bien la voiture du marquis de Drouhin?

Le cocher inclina simplement la tête.

Julien, timide, crut bon d'ajouter:

—Je suis la personne que M. le marquis attend.

Le cocher voulut bien dire que M. le marquis était avec le chef de gare, à la consigne des bagages.

Le chef de gare, homme d'équipe et distributeur de billets, arrivait justement en courant, pour descendre la malle de Julien. Le marquis, ennuyé, le suivait à quinze pas.

—Croyez-vous? dit-il à Julien. Voilà trois jours que nous attendons un pneu arrière, que j'ai demandé par dépêche en grande vitesse, et rien n'est encore arrivé.

—Il est peut-être dans le fourgon, dit le chef de gare.

Il était dans le fourgon... Le marquis reprit sa bonne humeur, et fit alors fête à Julien.

—Firmin! Firmin! cria-t-il ensuite à son mécanicien, nous avons le pneumatique!

Un chauffeur blond, qui était resté en arrière, arriva, très élégant, vêtu de beige, et guêtré de cuir fauve.

—Je pensais bien, monsieur le marquis.

—J'ai également, dit le chef de gare, un petit colis pour madame la marquise. Si monsieur le marquis veut s'en charger?

—Prenons-le, dit le marquis, pendant que nous y sommes.

On chargea la malle sur le siège, avec le petit colis de la marquise. Le mécanicien s'assit sur le strapontin, en prenant le pneu devant lui, et l'on installa Julien dans le fond de la voiture: la cargaison était au complet. L'expédition à la gare avait été fructueuse. Le marquis ramenait, comme pièces de choix, un pneu et un invité.

Julien, dans la voiture, s'appliqua à prendre et à garder un air de parfaite aisance. Il s'aperçut d'ailleurs que le marquis ne faisait pas attention à lui; ce qui le soulagea de sa contrainte. Hubert avait entamé une conversation avec son mécanicien, qui était à son service depuis peu de temps, et que Julien n'avait pas encore vu. C'était un jeune homme aux traits réguliers, très fier de sa beauté. Il s'étudiait à parler lentement, et d'une façon distinguée, ce qui donnait plus de relief à certaines incorrections dont s'émaillaient ses discours.

—Ce pneu-là est meilleur comme qualité, disait-il, que tous ceux que l'on a eus jusqu'alors. Toutefois, ce que j'ai peur, c'est qu'en cas de crevaison sur la route, ça nous perde davantage de temps, étant plus difficultueux à monter.

Julien s'aperçut bientôt qu'en dépit du léger avantage moral que lui donnait sur Firmin une plus exacte connaissance de la syntaxe, il était toujours dominé, quand il se trouvait en sa présence, par la compétence, et surtout par l'autorité, sûre d'elle-même, de ce chauffeur. Et la conquête de la marquise, lui semblait, à certains égards, moins impossible, que celle de l'orgueilleux Firmin.

Cependant la voiture allait bon train, sur une route blanche pareille à bien des routes, que bordaient des champs pareils à d'autres champs. Et Julien l'impatient, qui attendait du nouveau dans sa vie, était encore déçu de cette éternelle ressemblance des choses... On arriva à un petit village qui se trouvait à mi-route du château, ainsi que le révélait un poteau du Touring-Club. Le marquis se fit arrêter devant la mairie, demanda à parler au maire, qui était dans les champs. Sans égards pour la hâte de Julien, et sans considérer que l'heure du déjeuner approchait, le marquis se fit conduire dans la campagne, et s'en alla à travers les labours pour rejoindre un lointain vieillard, avec qui il entra en conférence...

Julien ne savait que penser, et se demandait: Quel cas fait-on de moi? Évidemment le marquis tenait à l'avoir, puisqu'il l'invitait à passer un mois chez lui. Mais, une fois qu'on l'avait eu, on le traitait comme un invité sans grande importance, puisqu'on le laissait en plein soleil pendant trois quarts d'heure, poussiéreux du voyage, et sans se demander s'il n'avait pas déjeuné le matin d'un peu trop bonne heure. Il se faisait d'ailleurs ces observations pour la forme, car au fond il était assez content que le marquis, ne se gênant pas avec lui, lui laissât par là même un peu plus de liberté.

Hubert revenait cependant du champ avec le maire, sans se presser, en s'arrêtant parfois, et en parlant avec véhémence. Une fois assis dans la voiture, il fit signe au cocher d'aller au pas, pour que le maire, qui cheminait à côté d'eux, pût encore s'entretenir avec lui jusqu'au tournant de la route.

Julien entendit vaguement qu'ils parlaient de la construction d'un chemin. Ils n'étaient d'ailleurs pas en discussion: ils semblaient parfaitement d'accord. Aussi renchérissaient-ils mutuellement sur les arguments qu'ils s'apportaient l'un à l'autre, et n'en finissaient-ils pas de se donner raison... Julien vit arriver avec satisfaction leur poignée de mains... Mais ce n'était pas le signe définitif de la séparation. Car le marquis posa le poing sur l'épaule du maire et, après lui avoir répété, les yeux dans les yeux, quelle était la ligne de conduite et la marche à suivre, ne lui laissa tourner le dos que pour le rattraper par un bras, et lui redire encore: «C'est bien entendu!», et lui faire un résumé complet de tout leur entretien.

—Pressons, pressons! dit-il au cocher, aussitôt que le maire se fût éloigné. Puis il voulut bien s'occuper de Julien. Non pas qu'il eût un remords de l'avoir négligé: mais il avait toujours besoin de s'occuper de quelque chose, et Julien, par fortune, se trouvait sous sa main.

Il demanda à Julien depuis combien de temps il habitait la rue Miromesnil, combien il payait de loyer, quels étaient les différents prix d'appartements dans la maison, combien valait le mètre superficiel à cet endroit, puis il supputa, étant donné le prix probable de la construction, quelle était la valeur du mètre construit, et si, étant données les charges, on obtenait un rapport de quatre ou de quatre et quart pour cent...

Le cocher abordait une côte, à bonne allure.

—Pas si vite, les chevaux! cria le marquis. La petite bête de droite relève de maladie, dit-il à Julien. C'est une petite bretonne très dure, mais que j'ai eu tort de mettre un peu brusquement au service de Paris. Vous la regarderez tout à l'heure. Elle ne paie pas de mine; mais elle vaut quatre fois l'autre jument. Et pourtant, dans une foire du pays, la grande qui est d'aspect plus massif, ferait certainement beaucoup plus... Moi, qu'est-ce que vous voulez? Je vais à l'auto, puisque tout le monde y vient. Mais s'il ne reste qu'un cheval sur la terre, il sera dans mes écuries. Seulement, c'est un peu décourageant tout de même. La vitesse est brutale. L'année dernière, j'avais un anglo-normand qui trottait le kilomètre sur route en une quarante, attelé à mon phaéton. Et l'on se faisait gratter par des autos de rien du tout. Près de Vernou, le tacot d'un curé nous a passé devant... Moi, il n'y a pas plus calme que moi. Je suis un vieux père Tranquille. Seulement, quand je suis dans une voiture, je ne veux pas qu'on me fasse le poil. Demandez à Firmin...

... On s'arrêta encore pour faire la conversation avec un grainetier, qui venait de livrer du fourrage. Puis, comme on arrivait à l'entrée d'une grande allée, au bout de laquelle Julien vit enfin une construction blanche qui pouvait être le château, le marquis mit pied à terre, et alla vérifier des pièges, qu'il avait fait disposer derrière une haie.

Les arrivées de Julien chez la belle marquise manquaient toujours de solennité. Antoinette et ses invités s'étaient mis à table. On n'attendait jamais le marquis. Autrement on se fût exposé à renoncer à tous les projets de promenade de l'après-midi...

—A table! A table! dit Hubert. Vous vous nettoierez après.

On le laissa à peine rendre ses devoirs à la maîtresse de la maison. Le marquis le conduisit à un bout de la table, où les retardataires, par pénitence, étaient relégués. Puis il alla s'asseoir lui-même à l'autre bout.

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