Le roman d'un mois d'été
CHAPITRE XXVI
En route.
Quand s'en iraient-ils?
La marquise n'était pas fixée. Serait-ce dans huit jours, dans trois jours, ou le lendemain? Non, ce ne pouvait être déjà le lendemain. Julien souhaitait, du moment que c'était décidé, que cela fût le plus tôt possible, car il prévoyait que cette attente lui serait insupportable, en la présence continuelle de ce petit monde paisible et menacé. Il était gêné par cette fréquentation constante de ses futures victimes.
Rien, maintenant, ne détournerait la marquise de sa résolution. Elle n'avait avec elle que cette amie dangereuse, Madame Lorgis. Certes, Madame Lorgis s'opposerait de toutes ses forces à une fuite. Mais jamais Antoinette ne la mettrait au courant. La marquise n'aurait donc personne qui lui ferait entendre une voix prudente, puisque Julien, lui, n'avait pas le droit de combattre ses projets, et qu'il devait, au contraire, passer son temps à les encourager et à lui demander avec instance quand elle y donnerait suite. Il représentait, lui, la Passion, et n'avait pas à prendre la parole au nom de la Raison.
Quand il était seul avec elle, il trouvait des accents fort vifs et fort pressants. Aussitôt qu'ils seraient partis, il l'aurait toute à lui. Ah! quelle ivresse de la tenir dans ses bras, comme une proie si longtemps convoitée, de ne penser qu'à cela, d'oublier toute l'incertitude de l'avenir dans la joie de cette heure admirable!
Ses entretiens avec Antoinette étaient cependant moins libres et moins aisés que par le passé. Il ne pouvait lui parler que de leur prochain départ. Toute sa vie, toute la vie autour de lui était suspendue.
Le couple Jacques de Delle avait quitté le château. Il avait été remplacé, séance tenante, par un neveu du marquis, le comte Le Harné, un très haut gaillard roux, qu'accompagnait sa jeune femme, une petite Américaine brune, aux yeux fiévreux. Le Harné était un admirable joueur de lawn-tennis, une des meilleures raquettes du monde. Ils étaient venus passer deux jours. Mais quand il vit le court remis à neuf, il s'y installa à demeure, comme un homme qui ne s'en ira plus. Et, faute d'adversaire, il entreprit de former Julien, qui savait à peine tenir une raquette, s'y mit par complaisance, et se passionna tout à coup pour ce jeu, qui lui était révélé par un vrai champion. Le Harné lui trouvait des dispositions extraordinaires, et avait déclaré qu'il ferait de lui un joueur de tout premier ordre. Julien, après s'être dit: «A quoi bon? puisque ma vie est consacrée à Antoinette,» finit par s'intéresser si fortement à ce sport, qu'il ne bougea plus du court. La première fois qu'il y passa quatre heures, l'après-midi, il fut un peu gêné en retrouvant Antoinette, qui pouvait lui reprocher de l'avoir délaissée. Mais la jeune femme l'accueillit très gentiment, et parut sincèrement heureuse qu'il se fût amusé. Souhaitait-elle le voir un peu distrait de leur grand projet? Au bout de trois jours, on se contentait d'en parler à la fin de la soirée, en se quittant... Julien demandait:
—Hé bien, êtes-vous décidée?
Elle souriait tendrement et disait:
—Bientôt.
Quand ils étaient seuls, il la prenait dans ses bras; leurs lèvres s'unissaient dans un baiser frénétique. A mesure que l'idée de l'enlèvement s'éloignait, moins précise, il recommençait à désirer plus franchement sa chère Antoinette.
Ah! si elle avait voulu, en attendant... puisqu'il était convenu qu'on devait s'en aller...
Mais il n'osait encore lui demander cela. Il médita un guet-apens, de l'attirer un jour dans sa chambre à une heure favorable...
Seulement un événement imprévu vint déjouer cette combinaison, en leur offrant brusquement une occasion facile de s'en aller tous les deux.
Un soir, pendant le dîner, un télégramme arriva pour le marquis. Une affaire très importante l'obligeait à partir, dès le lendemain, pour la Côte-d'Or.
A cette nouvelle, Julien et Antoinette devinrent subitement très graves. Et le jeune homme qui, mis en appétit par la partie de tennis, avait mangé gaillardement jusque-là, s'arrêta tout à coup, sa faim coupée. Des événements trop importants approchaient...
Après le dîner, Antoinette ne pouvait se décider à aller sur la terrasse. Elle s'attardait avec Anne Lorgis, que pourtant le bézigue chinois réclamait.
Julien sortit et rentra à différentes reprises. Enfin, Antoinette le rejoignit.
Ils ne voulaient pas rester sur la terrasse... Ils étaient trop près des joueurs pour les choses qu'ils avaient à se dire. Ils descendirent donc dans le jardin, et s'enfoncèrent dans une allée sombre.
—Nous partirons demain! lui dit-il, d'une voix troublée.
—Oh! mon ami! dit Antoinette en pleurant et en cachant son visage dans le cou de Julien.
Que voulait dire cette crise de larmes? Était-ce l'émotion d'une décision si grande? Ou bien avait-elle changé d'avis, et maintenant s'effrayait-elle à l'idée de s'en aller?
Julien n'osait le lui demander. Il répéta à tout hasard d'un ton ferme:
—Nous partirons demain!
Puis il s'éloigna d'elle, comme un homme qui ne veut pas endurer de contradiction.
C'eût été pourtant si facile de profiter de l'absence du marquis!... Il l'eût rejointe dans sa chambre... Mais ce n'était pas à Antoinette que l'on pouvait proposer ces arrangements et ces accommodements. La femme qu'elle était ne pouvait pas se résigner à l'adultère sournois, mensonger; il lui fallait le péché noble et libre, la faute éclatante!
Cependant, il était urgent de combiner les détails de la fuite... Où irait-on? Comme le monde était vaste! Comme il offrait au ravisseur un choix fatigant!
Il valait mieux ne pas aller trop loin tout de suite. Julien n'aimait pas les longs voyages en chemin de fer, qui sont énervants et salissants.
On ne pouvait pas, non plus, aller à Tours, où l'on connaissait trop de monde.
Paris?... Paris, l'été, est triste. Et puis ils habitaient Paris l'un et l'autre. Il valait mieux se dépayser. Un enlèvement ne se fait pas sur place.
Après avoir pensé à deux ou trois villes, Julien arrêta son choix sur Angers. Une demi-heure de petit train; une heure d'express depuis Saint-Pierre-des-Corps...
Le marquis devait partir le lendemain matin à la première heure. Lorgis lui prêtait sa voiture, plus rapide. Hubert comptait arriver en Bourgogne dans l'après-midi, coucher à Dijon, terminer ses affaires le matin qui suivrait, de façon à rentrer tout de suite à Bourrènes, qu'il ne quitterait ainsi que pendant une nuit.
Antoinette et Julien se feraient conduire par la victoria à Grevecey. Il y avait trop de place dans l'auto. Un des hôtes du château n'aurait eu qu'à vouloir profiter de l'occasion pour sortir, et les accompagner à la gare.
Antoinette était revenue sur la terrasse. Julien hésitait à rentrer... Il aurait bien voulu que le marquis fût remonté se coucher, afin d'éviter la formalité des adieux... Il lui sembla, de loin, que le bridge était terminé. Mais, à son entrée dans le salon, il vit Hubert en grande conversation avec son neveu Le Harné. Tous deux parlaient des origines du lawn-tennis, de la longue paume; ils se racontaient également des parties de pelote basque...
—Nous allons avoir un grand match de tennis! s'écria Le Harné, en voyant entrer Julien. J'ai appris que Hayes était en villégiature, tout près d'ici. Je lui ai écrit de nous rejoindre. Vous savez que Hayes a failli gagner le championnat anglais cette année?
—Bon! Bon! fit Julien. Il pensa qu'il n'assisterait pas à cette belle séance de sport.
Désormais sa vie ne se disperserait plus. Il n'avait qu'une passion, qu'une préoccupation, qu'un plaisir.
Il était parti dans ses réflexions, et vit comme dans un rêve le marquis qui lui tendait la main. Il la lui serra avec énergie, sans savoir au juste ce qu'il faisait. Grâce à sa distraction, cette dernière entrevue qu'il redoutait n'eut plus rien de pénible.
Cependant, on se séparait. Julien chercha des yeux la marquise, qui était dans un coin du salon avec la petite Américaine de Le Harné. Il lui sembla qu'Antoinette avait dans les traits quelque chose d'agité et de frémissant. Et, quand elle lui donna la main pour lui dire bonsoir, il sentit que cette main tremblait... Alors il fut gagné lui-même par cette agitation. Il ne pensa plus aux petits ennuis d'organisation qu'entraînerait l'expédition du lendemain. Il éprouva une impression d'impatience, d'angoisse aussi, comme un nageur qui s'apprête à plonger, dans une eau un peu froide... Mais ce frémissement, n'était-ce pas l'amour? Exalté par cette fièvre, il ne tarda pas à se sentir tout plein de sentiments augustes...
Cependant, à peine dans sa chambre, des soucis d'ordre pratique l'assaillirent à nouveau. Il n'avait pas songé à la grave question des bagages... Il ne pouvait pas le lendemain quitter le château avec sa malle... S'il avait eu une petite valise, il eût pu l'emporter en racontant n'importe quoi... des effets qu'il renvoyait à Paris... Mais il n'avait pas de valise, et à qui en emprunter une? Il ne pouvait guère, le lendemain, parler à Antoinette de ces détails... Ma foi, tant pis! Ils partiraient sans rien du tout, et ils trouveraient en route ce qu'il leur faudrait... Il avait quelques billets de cent francs dans son portefeuille. Il se ferait adresser un mandat par son banquier de Paris, aussitôt qu'il saurait exactement où ils allaient.
Il avait éteint sa lampe depuis une heure au moins, et il remuait dans son lit sans pouvoir dormir. Allons! bon! une nuit d'insomnie! Mauvaise préparation à une journée d'enlèvement...
Il n'était pas à son aise; même il avait mal à la gorge, une constriction assez forte de chaque côté du cou. Mais évidemment ce n'était pas là la maladie grave, l'angine qui empêche tout déplacement. La fièvre, qui le tourmentait et lui séchait le gosier, n'était certainement qu'une fièvre toute passagère. Le gros ennui, c'était de ne pas dormir. Il ne serait pas en train le lendemain.
Il s'éveilla vers sept heures, au sortir d'aventures imaginaires qui n'avaient aucun rapport avec celles de sa vie réelle. Des rêves imbéciles l'avaient ramené au régiment, où il avait rencontré des gens à qui il ne pensait jamais. Il regarda sa montre, et vit qu'il fallait se lever sans retard. Il avait à faire une toilette très minutieuse, puis il fallait songer à tous les petits objets qu'il pouvait emporter sans en avoir l'air, dans les poches d'un pardessus, par exemple.
Sa toilette finie, et ses préparatifs terminés, il descendit à la salle basse où l'on prenait le petit déjeuner. Comme il arrivait dans la cour où cette salle prenait jour, il vit venir par un autre côté Antoinette, une Antoinette en peignoir du matin, nonchalante, et qui ne paraissait pas se douter que c'était le jour du départ.
Il la rejoignit rapidement, afin de lui parler sans témoins... Et tout en s'approchant d'elle, il se demandait ce qu'il allait lui dire. Il ne pouvait pas l'aborder avec ces mots: «C'est pour ce matin!» ou bien «Qu'est-ce que vous attendez pour vous apprêter?» Il faut éviter, dans ces circonstances exceptionnelles de la vie, ces petites phrases de tous les jours qui semblent plates... Mais, quand il fut près d'elle, il trouva tout de suite des paroles pressantes, et trop ardentes pour être ridicules:
—Je vous en supplie!... Chaque minute que j'attends ici est une torture pour moi... Il faut que nous nous en allions le plus tôt possible...
Il est probable que jusqu'à ce moment elle n'avait pas cru qu'elle s'en irait vraiment... Mais il était tellement fébrile, si véhément, qu'elle subit son influence, et qu'elle dit, toute troublée:
—Oui, oui, nous allons partir!
—Dans une heure, dit-il.
—Dans une heure.
Ils entrèrent ensemble dans la salle à manger, où étaient déjà Lorgis, les Jehon, Le Harné et sa femme... Antoinette dit bonjour en souriant. On lui trouva un visage un peu fatigué, et on lui demanda si elle n'était pas souffrante...
—J'ai un peu de migraine. Ce n'est rien.
Puis elle resta à écouter les gens causer... Julien pensait: «Elle m'a dit dans une heure. Jamais elle ne sera prête.» Il semblait que, depuis qu'elle était dans cette salle à manger, au milieu de son entourage habituel, Antoinette fût reprise par les attaches du foyer. Enfin, quand on se dispersa, elle se leva lentement... Julien put s'approcher d'elle.
—Je vais demander qu'on attelle, dit-il. Il y a un train pour Saint-Pierre à dix heures trois quarts...
Il sentait bien qu'il fallait donner tous ces ordres lui-même, qu'elle consentirait à tout, mais qu'elle ne prendrait pas la moindre initiative...
Au moment où Julien la quittait, elle lui demanda d'une faible voix soumise, les dernières instructions:
—Qu'est-ce qu'il faudra leur dire?
—Pour expliquer que vous partez seule avec moi? Ne disons rien. Partons ensemble le plus simplement du monde. Nous ferons dire par le cocher que vous déjeunez à Tours...
—... Oui.
Elle acceptait tout, sans discuter. Elle ne demandait qu'à se laisser conduire.
A dix heures et quart, la voiture était devant le perron. Antoinette, vêtue d'une robe de linon écru, descendait sur la terrasse. Elle s'en allait comme à une promenade ordinaire; elle n'avait d'anormal qu'un peu de préoccupation et de tristesse; sa démarche était singulièrement tranquille.
Ils ne dirent rien ni l'un ni l'autre, tant que la voiture fut dans le parc. Une fois hors de vue, il posa la main sur celle de la jeune femme. C'était comme une prise de possession muette. Il aurait voulu lui dire quelque chose, par exemple:
—Je suis bien heureux!
Mais ça ne sortait pas.
Parce qu'il ne trouvait rien à dire, il s'irritait contre lui-même, et, par contagion, un peu contre elle.
Pourquoi, elle non plus, ne disait-elle rien? Pourquoi cette attitude passive? Ne l'aimait-elle pas? Et pourquoi l'avait-elle suivi? Était-ce par une sorte de compassion, ou par un besoin de créer en lui du bonheur? Mais alors pourquoi n'en créait-elle pas tout à fait, et ne faisait-elle pas un effort pour ne pas être aussi triste?
Ils arrivèrent à la gare de Grevecey, sans s'être rien dit. Quand ils furent installés dans le petit train, elle comprit sans doute les reproches muets de Julien, et, d'elle-même, vint l'embrasser. C'était la première fois qu'elle venait ainsi à lui. Il aurait dû en être transporté. Il ne le fut pas. Il lui semblait qu'elle l'embrassait par devoir. Leurs lèvres s'unirent violemment. Ce fut un baiser frénétique, où s'exaspérait tout leur désespoir de n'être pas plus heureux.
A la gare de Saint-Pierre, ils trouvèrent dans l'express de Nantes un compartiment où ils furent encore seuls. Aussitôt que le train se mit en marche, ils unirent encore leurs lèvres sans trouver plus de soulagement dans ce nouveau geste obligatoire. Comme son grand chapeau les gênait, elle l'enleva et posa la tête sur l'épaule de Julien. Il lui baisa les tempes et ses fins cheveux blonds, avec une infinie tendresse. Ces longs baisers fervents et consolateurs, ces caresses douces les apaisèrent et les rapprochèrent. Seulement Angers arriva trop tôt. Il fallut descendre du train, se faire conduire à l'hôtel. Elle attendait, très gênée, dans le vestibule, pendant que Julien demandait au bureau un appartement, «autant que possible composé de deux chambres et d'un salon.» Il espérait bien n'utiliser qu'une chambre, mais il était plus convenable d'en retenir deux.
Justement il y avait un appartement de libre au premier étage. Le gérant les y conduisit. C'était assez bien meublé, et admirablement disposé. Le salon séparait les deux chambres, deux grandes pièces peut-être un peu trop claires.
Cependant, il était près de deux heures et demie, et ils n'avaient pas déjeuné. «Madame est fatiguée, dit Julien au gérant; on pourrait peut-être nous servir à déjeuner ici.» Le gérant, un petit homme barbu qui ressemblait à un percepteur maussade, répondit: «Très bien, monsieur,» avec la complaisance modérée d'un homme dont on change les habitudes. Puis il ajouta:
—A cette heure-ci, il ne faudra pas demander quelque chose de très compliqué...
—Oh! je n'ai pas faim! dit Antoinette.
—Mais si, dit Julien. Et il commanda des œufs et des côtelettes.
Antoinette ne voulait boire que de l'eau. Julien n'osait proposer le champagne, qui lui paraissait bambochard et déplacé.
—Moi aussi, dit-il, je prendrai de l'eau.
Quand le gérant fut sorti, Antoinette porta un doigt à sa tempe. Ce n'était rien: un peu de migraine.
Julien lui conseilla un cachet de quelque chose...
—Si! si! dit-il. Il sonna, et comme on ne venait pas tout de suite, il descendit pour envoyer un garçon à la pharmacie.
Dans le vestibule de l'hôtel, il vit venir à lui un monsieur grisonnant qu'il avait déjà rencontré à Bourrènes. Le monsieur se fit connaître... C'était un chef d'escadrons de Tours. Il demanda à Julien des nouvelles du marquis et de la marquise.
—Retournez-vous à Tours ce soir? Moi, je prends le train de six heures et demie.
—Non, dit Julien, je vais faire un petit voyage.
—Tant pis! Tant pis! dit le cordial commandant. Nous aurions fait route ensemble.
Julien retrouva Antoinette assise sur un fauteuil du salon. Elle était accoudée sur un guéridon, et sa main fine soutenait son front.
Julien vint s'agenouiller à ses pieds, et murmura: «Chère, chère Antoinette!» Elle le regarda avec un effort de gentillesse: mais elle ne posa pas la main sur son épaule ou sa tête, avec un de ses gestes aisés, ces gestes d'abandon, que sait avoir une maîtresse. Pour Antoinette, la tête de Julien, son épaule, c'était encore quelque chose d'étranger, où sa main ne pouvait se poser naturellement. Ils étaient encore à une période un peu trop solennelle de leur histoire, où chaque nouveau contact a sa signification et son importance.
C'était comme un mariage hâtif, où l'on réunit brusquement, complètement, et pour la vie deux êtres qui n'ont pas eu le temps de se familiariser l'un avec l'autre.
Julien ne sentait que la gêne de ce manque d'expansion. Il n'en analysait pas les raisons. De nouveau refroidi, il ne sut que demander à Antoinette si son mal de tête allait mieux.
Elle mangea un rien d'œufs brouillés et de côtelette, laissant sur son assiette presque tout ce qu'il lui servait, et s'excusant en invoquant sa migraine.
Julien fit débarrasser la table en toute hâte, pour ne plus être dérangés. Il pensait qu'une fois seul avec la jeune femme, il finirait par adoucir cette tristesse persistante. Il se rappela que cette attitude tendre et berceuse de l'express d'Angers leur avait été assez favorable.
Malheureusement, il fallait s'installer commodément, et ce salon, fait pour recevoir des commandants de corps, inspecteurs d'armée et autres grands personnages en voyage, n'offrait, en fait de canapé, qu'un meuble assez dur. Mais Antoinette put tout de même s'y étendre, en appuyant la tête sur un coussin. De nouveau il la baisa sur la tempe, à cet endroit qui semblait leur avoir déjà réussi.
Il n'osait pas lui demander d'aller s'étendre sur un lit dans une des chambres. Il craignait de voir attribuer à cette proposition le caractère tendancieux qu'elle avait d'ailleurs en réalité.
Il ne voulait rien brusquer. Ils étaient ensemble pour l'éternité. Ils avaient le temps. Il ne fallait pas s'unir trop vite. Il se disait que cette première étreinte définitive devait être un acte magnifique, qu'il importait de ne pas compromettre par trop de hâte et une installation défectueuse. Il ne presserait pas Antoinette. Il ne la voulait que parfaitement consentante et heureuse.
Cette sagesse était d'autant moins méritoire que, depuis quelques instants, il se demandait s'il la désirait autant. Il avait beau concentrer tout son souvenir sur des visions qui l'avaient enfiévré, se rappeler comment elle lui était apparue, à moitié dévêtue, le jour de la matinée de verdure, il lui semblait que le compagnon brutal, qui avait surgi en lui ce jour-là, s'était maintenant désintéressé de l'affaire, comme un que l'on a trop lanterné, et qui ne veut plus rien savoir.
Julien cependant, baisait le front d'Antoinette, tendrement et distraitement. Puis, avec plus d'attention, il la baisa sur les lèvres; mais elle y répondit si mal qu'il se leva irrité; il ne savait pas si c'était contre elle, contre tout, qui s'arrangeait si mal, ou contre lui-même.
Elle était depuis le départ, d'une docilité effrayante. Évidemment, elle attendait de son conducteur et maître plus d'imagination. Elle semblait dire: «Je fais ce que vous voulez. Allez-vous me plaire et me conquérir?» Mais elle ne facilitait guère la tâche du conquérant, avec ce visage résigné et sans joie. Non, non! Julien en avait assez!
Elle avait remarqué son irritation. Quand elle le vit se lever et marcher dans la chambre, elle se leva à son tour et vint lui prendre le bras gentiment.
—Qu'est-ce que vous avez?
Il s'arrêta, et la regarda bien en face. Puis il dit avec toute la sincérité de son âme:
—J'ai que je suis désespéré!
Ils éprouvèrent, à cette parole enfin lâchée, une grande peine, et aussi un notable soulagement. Il n'était plus question de feindre, de feindre l'un pour l'autre, ou chacun pour soi-même.
Cependant, qu'allait-il dire? Allait-il faire cette constatation affreuse qu'ils n'auraient pas dû fuir, qu'ils avaient commis une erreur...
Une erreur? Non, il ne faut jamais dire cela!
Peut-être pensait-il à ce moment qu'ils s'étaient trompés. Mais, pour ménager la jeune femme, pour s'épargner à lui-même cet aveu pénible, il trouva une formule assez heureuse.
—Je crois, dit-il, que nous sommes partis trop tôt.
Et, chose curieuse, cette explication était la vraie. Et il s'en aperçut, en la développant.
—Oui, fit-il au bout d'un instant. Vous aviez, vous avez avec ceux qui vous entourent, des attaches, des attaches d'habitude que vous ne soupçonniez pas. Ce sont ces liens qui pèsent sur vous. Voilà la raison de votre tristesse. Car je crois, chère Antoinette, que vous m'aimez autant que je vous aime...
Elle vint s'appuyer contre lui, d'un geste charmant, son premier geste d'abandon depuis leur départ.
—Je crois, poursuivit-il, qu'à mesure que nous nous connaîtrons davantage, nous nous aimerons, sinon plus, ce n'est pas possible, mais plus complètement... Alors, à ce moment, il n'y aura pas à prendre de résolution. En vous rapprochant de moi, vous vous détacherez de votre ancienne vie, et nous aurons tellement le besoin de vivre ensemble, de nous isoler, que nous nous en irons tout naturellement de nous-mêmes, par le besoin d'être l'un à l'autre.
Cependant, il s'agissait de donner une sanction à ces paroles. Celle qui s'imposait était assez difficile à exprimer. Comment dire: «Revenons à Bourrènes»?
Il prit son parti, et en souriant un peu amèrement, il dit à demi-voix:
—Nous allons revenir à Bourrènes...
Elle n'osa pas accepter tout de suite.
—... Peut-être, fit-elle.
Une grande paix rentrait dans leur âme.
—... Alors, dit-il, il faut évidemment revenir le plus vite possible. Mais il n'y a pas d'express pour Tours avant celui de six heures et demie. Et d'ailleurs, je ne sais pas si nous pouvons le prendre: j'ai rencontré tout à l'heure un commandant qui vous connaît, et qui dit s'en aller par ce train-là.
—Oh! alors, il ne faut pas, dit Antoinette.
—Je vais tâcher, dit Julien, de nous procurer une automobile. Il y en a certainement à louer dans Angers. Avec une voiture passable, en trois heures, nous pouvons être à Bourrènes pour le dîner.
—C'est ce qu'il faudrait, dit-elle.
—Alors, je vais chercher une auto tout de suite.
Julien prit son chapeau; mais sa sortie de la chambre était difficile.
Il importait de s'en aller un peu tristement, puisqu'ils étaient obligés de renoncer à leur cher grand projet. Il s'approcha d'Antoinette, avec le sourire un peu amer qui lui avait déjà servi l'instant d'avant. Mais la jeune femme lui tendit ses lèvres dans un élan d'amour heureux. Il la serra tendrement dans ses bras, et lui dit:
—Je vais me dépêcher, pour vous retrouver le plus vite possible!
«C'est très amusant de chercher une auto à louer, pensait Julien, quand il en faut une absolument, et que les circonstances vous empêchent de vous arrêter à la question du prix.» L'hôtel lui avait donné l'adresse d'un grand garage, à cinq minutes de là. Il passait devant des magasins assez brillants, et se demandait ce qu'il allait rapporter à Antoinette quand il reviendrait du garage... Des gâteaux! Ils avaient mangé très sommairement. Elle devait, comme lui, avoir faim.
Au garage, il trouva une bonne limousine, vieille de trois ans à peine, et dont le capot important attestait la puissance. Le patron s'offrit à les conduire lui-même à Bourrènes. C'était un homme de quatre-vingt quinze kilos, et qui en avait pesé soixante-deux, au temps où il était coureur cycliste. Ces détails furent fournis à Julien dans la première minute de conversation qu'il eut avec ce chauffeur. Puis il demanda à Julien s'il était parent à M. Mathieu, en villégiature à Pornic. Julien ne connaissait pas M. Mathieu.
—C'est épatant ce que vous lui ressemblez!
Il avait donné des ordres pour remplacer le pneu arrière, dont l'enveloppe était très cisaillée. Dissertation sur les silex qu'on trouvait sur les routes dans le pays: c'était pour ça qu'il n'aimait pas confier sa voiture à des hommes; ils n'épargnaient pas les pneus; c'était à croire qu'ils étaient payés par les marchands de caoutchouc; parallèle entre la grosse voiture et la voiture légère; essai indiscret, pour faire naître une tentation de voiturette dans l'âme de Julien, qui, crainte de s'aliéner les bonnes grâces de son conducteur, ne se montre pas, en principe, rebelle à cette idée. Du reste, ce sympathique chauffeur n'était pas un homme âpre au gain: il désirait surtout causer; et la conclusion des affaires l'intéressait moins que le boniment qui l'y conduisait.
Julien l'écoutait sans ennui. Cependant il avait hâte de rejoindre Antoinette. Il fut convenu qu'aussitôt prête, la voiture viendrait les prendre devant l'hôtel. Il s'en alla chez le pâtissier, et prit une quinzaine de gâteaux. Mais Antoinette, dans sa chambre, était déjà attablée devant un café au lait, entouré de tartines de beurre. Elle n'en pouvait plus de faim, et comme elle avait retrouvé ses facultés d'initiative, elle avait commandé ce goûter en toute hâte. Julien était tout attendri de la voir manger... Il l'aimait... Il avait un besoin ardent, vital de la voir heureuse...
Elle mangea encore deux ou trois gâteaux. Julien en prit sa part, et empaqueta ce qui restait. On ne savait pas, en auto, ce qui pouvait arriver.
Ils se baisaient à pleines lèvres quand on frappa à la porte. Le garçon annonçait que l'auto était en bas. Antoinette remit son chapeau en toute hâte, et l'on descendit... M. Camus, le chauffeur, était sur son siège. Il fut un peu désappointé quand il vit que Julien montait dans l'intérieur avec cette dame. Car il espérait qu'il aurait quelqu'un à côté de lui pour faire la conversation. Comme, à cause de la chaleur, on avait laissé baissées les vitres de devant, il en profitait pour se retourner continuellement, afin de parler aux passagers; ce qui ne laissait pas de donner à ceux-ci une certaine inquiétude. Mais M. Camus était un conducteur habile: il suivait sa direction de l'œil droit, pendant qu'il causait de profil avec Julien, et qu'il lui commentait les curiosités de la route, qu'il lui nommait les propriétaires des châteaux que l'on apercevait dans le lointain, avec un bref aperçu sur la vie privée de ces châtelains.
L'aise de Julien et d'Antoinette n'était gâtée par aucune espèce de dépit de cet enlèvement manqué. Ils se sentaient, au contraire, la supériorité des gens qui ont su commander à leurs passions. De temps en temps, quand la route n'était pas trop droite et qu'il n'y avait pas trop de danger de voir se retourner M. Camus, ils se donnaient un bon baiser bien franc. Vraiment, la joyeuse partie, l'équipée amoureuse ne commençait que sur le chemin du retour.
Parfois, à un coude de verdure, ils s'émerveillaient du même cri, à ces points de vue que l'auto nous montre un bref instant, sans insister. Puis, sur la route, redevenue droite, on apercevait un point noir, qui grossissait. On distinguait une auto, dont on percevait le grognement, cependant que M. Camus répondait avec sa trompe... L'auto n'était plus qu'à cent mètres, Julien et Antoinette, dans ce pays de connaissances, rectifiaient alors la position. Et c'était au fond de leur limousine, deux visages aussi inexpressifs que la tête masquée du chauffeur... M. Camus nommait la marque de la voiture que l'on venait de croiser.
—Voilà qui est bon pour la route. En ville, ça fait un peu de bruit... Mais faut voir ce que ça monte les côtes! Nous en avons une à un client, au garage, une quarante-cinquante. L'autre jour, nous avons gratté une voiture de course.
Si la machine du client grattait les voitures de course, cela suffisait sans doute à l'honneur du garage, car celle qui emmenait Julien et Antoinette avait de moins grandes prétentions. Au bout de trois quarts d'heure de route, M. Camus cessa de se retourner pour parler, très préoccupé avec son attirail de leviers et ses graisseurs. Parfois, il faisait marcher brusquement un de ses changements de vitesse. La machine faisait entendre le bruit énorme d'un géant qui voudrait cracher. Puis, de derrière, on sentait, à une inflexion de tête, que le visage de M. Camus devait exprimer une certaine impatience; les voyageurs ne voyaient de ce visage que le revers, mais ils n'en étaient pas plus tranquilles.
A un moment, il amena sa voiture sur le bord de la route; ce qui n'est jamais un bien bon signe. Puis on s'arrêta.
—Qu'y a-t-il? interrogea Julien, d'une voix timide.
M. Camus répondit par un geste qui ne voulait pas dire grand'chose, et qui n'était ni trop alarmant ni trop rassurant. Il descendit, souleva son capot, tripota quelques organes, porta son doigt sali à ses lèvres, et déposa sur des petits machins de cuivre un peu de salive qu'il examina avec attention. Puis il eut un haussement d'épaules plus violent, souleva le coussin de cuir, qui garnissait son siège, remua dans un coffre toute une ferraille d'outils, comme on cherche un numéro dans un sac de tombola. Au bout d'un instant, il ramena une sorte de crochet de fer, fourragea dans son moteur... L'instant d'après, il remit en marche; le moteur tourna avec un bon bruit: le numéro de tombola était le bon.
La voiture reprit la route à une allure qui n'avait rien d'impressionnant pour les foules. A une petite montée, on crut qu'elle allait s'arrêter encore; mais elle atteignit le sommet et l'on fut sauvé. On arriva à un croisement. M. Camus, sans hésiter, prit un chemin sur la droite.
—On ne continue pas sur Tours? demanda Julien.
—Non, dit M. Camus, nous allons directement sur Bourrènes.
Plus loin, un poteau indicateur donnait Chanteleux à quarante-huit kilomètres. Chanteleux était à trois lieues de Bourrènes. Il n'était pas six heures; on pouvait être à Bourrènes vers huit heures pour le dîner.
Julien et Antoinette préféraient ne pas traverser la ville de Tours où ils connaissaient trop de monde. Mais, d'autre part, avec la voiture de M. Camus, la route nationale était plus sûre.
Ce chemin de grande communication, où ils étaient engagés, était légèrement accidenté. Il y avait en outre, sur le sol, des pierres pointues, qui obligeaient M. Camus à faire de petits crochets. A chaque montée, le bruit des changements de vitesse vous déchirait l'âme; mais la voiture continuait à rouler.
Voilà qu'en arrivant à l'entrée d'un village, M. Camus, après avoir pris un coude, se trouva face à face avec une vache, qui les regarda avec de gros yeux impassibles. M. Camus, pour éviter la vache, donna un coup de volant, et l'auto s'arrêta net: on avait «fusillé» quelque chose à l'intérieur.
Cette fois, un simple haussement d'épaules n'était plus suffisant pour traduire les sentiments intérieurs de M. Camus. On lui toléra un mot énergique, qui le soulagea et l'apaisa complètement. Il regarda sa voiture, et dit à Julien, qui était descendu aussi:
—J'ai cassé ma tige de pompe. Ce n'est rien de ça. Il y a une forge ici. Je vais m'en faire façonner une en un quart d'heure.
—Nous avons un quart d'heure à attendre, dit Julien à Antoinette.
Le mieux était d'aller faire un petit tour. Il posa sa main sur le bras de la jeune femme, et tous deux s'en allèrent lentement à travers le village, un petit village aussi paisible que leur cœur.
—Il a dit un quart d'heure, fit remarquer Antoinette; mais c'est peut-être plus. S'il y avait un télégraphe ici, on pourrait envoyer une dépêche au château, pour dire que nous arriverons après dîner.
—Oui, dit Julien. En somme, nous avons eu une panne d'automobile... Ils trouvèrent un charmant bureau de poste, tout petit, dirigé par une jolie personne brune, qui portait une fleur rouge dans ses cheveux. Ils s'amusèrent beaucoup, parce que cette coquette mais imprévoyante receveuse avait négligé de s'approvisionner de formules télégraphiques, et qu'ils durent employer le revers d'une vieille formule tachée, où une main avait tracé, puis effacé ces mots:
Pas resu faucheuse mécaniqe.
En sortant du télégraphe, Antoinette vit à une fenêtre une énorme miche de pain gris qui lui fit envie. Ils jugèrent qu'il fallait prendre des précautions, et se nourrir d'avance; ils s'attablèrent dans une petite maison de paysans, où ils trempèrent ce pain extrêmement compact dans du lait qui sentait à peine l'étable.
Antoinette, comme une personne mal élevée, mangeait d'énormes bouchées de pain, qui lui distendaient les joues. Mais, le pain avalé, les traits se reconstituaient, et l'ovale n'était pas altéré. Elle buvait le lait si goulûment que des gouttes blanches lui coulaient au coin de la bouche, et qu'elle était obligée de les rattraper avec la langue, n'ayant pour toute serviette qu'un petit mouchoir grand comme une pièce de cent sous.
—Ce que vous en cachez! dit Julien.
Il lui expliqua que ça voulait dire: Ce que vous mangez! Elle rit tant qu'elle s'étouffa, et sortit sur la route.
M. Camus ne se trouvait pas auprès de l'auto. Et la panne durait depuis beaucoup plus d'un quart d'heure. Ils allèrent jusqu'à la forge, où ils virent leur conducteur en train de diriger le travail d'un forgeron barbu, qui était à la fois borgne et boiteux, dans le fol espoir d'égaler Vulcain après les Cyclopes. La tige de pompe façonnée, il fallut, après avoir rémunéré le travail du maréchal, lui offrir un verre de bière, que Julien et Antoinette eurent beaucoup de peine à refuser. Puis on alla ajuster la tige de pompe, en dispersant toute l'extrême jeunesse du pays, qui s'était agglomérée en colonie autour de l'auto.
A la tombée de la nuit, la voiture put se mettre en route. Julien avait passé son bras derrière le dos d'Antoinette, et, de temps en temps, il attirait à lui la jeune femme. Mais M. Camus avait retrouvé sa bonne humeur, et constamment à demi-tourné vers ses passagers, leur faisait le récit de tous ses accidents d'auto, et celui des raids de nuit qu'il avait exécutés comme automobiliste militaire, sans oublier la description complète de la dernière journée des grandes manœuvres, avec le dénombrement des forces en présence, la composition des états-majors, et le thème des opérations.
La nuit tombant tout à fait, il dut s'arrêter pour allumer les phares, ne trouva qu'une seule et précieuse allumette qu'il fallut extraire de la boite avec les précautions d'un naufragé dans une île déserte. Enfin les deux grandes lumières blanches s'allumèrent, et la voiture partit à la poursuite d'un éblouissant et court horizon.
Julien et Antoinette n'avaient cessé d'être joyeux pendant toute cette balade en auto. Par moments, ils ne pensaient même plus aux graves événements qui, quelques heures durant, avaient modifié leur vie. Ils étaient tout à la joie d'être ensemble. Mais la nuit tombée et surtout l'approche de Bourrènes les attristèrent. Quand ils virent les maisons du village, qui se trouvaient à une demi-lieue du château, il leur sembla que quelque chose allait les séparer. Et, malgré lui, Julien serra la main d'Antoinette.
Voici la route du château, la route blanche et sinueuse, qui s'en va à travers les champs découverts. C'est là que bien des fois ils sont venus se promener ensemble. Mais c'est aussi cette route que prennent les hôtes du château, et le marquis. Elle n'est plus toute à eux, comme les grands chemins de tout à l'heure.
Peut-être à ce moment sentirent-ils l'un et l'autre qu'ils avaient manqué d'héroïsme et que leur bonne tranquillité, qu'ils avaient eu si peur de perdre, n'avait pas que des charmes.
Il aurait fallu prendre son parti de sa faiblesse, se dire: «Nous n'avons pas pu fuir. Hé bien! nous n'avons pas pu... Tâchons de vivre le plus heureusement possible la vie qui est à notre portée.» Julien n'avait pas cette bonne grosse quiétude. Pendant que la voiture entrait sur l'allée sombre qui l'amenait au perron, il se disait qu'il avait été indigne et lâche... Et pourquoi n'avait-il pas pris cette femme qu'il aimait tant, qu'il désirait maintenant de tout son être?... Il oubliait qu'au moment où il aurait pu la prendre, il était mal disposé. Il se disait, comme tant d'autres: «Je n'ai pas profité de l'occasion,» sans se souvenir qu'à l'instant où elle avait passé, l'occasion était moins agréable...
Les invités étaient sur le perron du château. Pendant que Julien réglait largement M. Camus, désireux que ce chauffeur un peu bavard et compromettant s'en allât au plus vite, Antoinette, avec force gestes, racontait et dramatisait leur accident. Jamais, autant que dans ce récit, une vache, rencontrée par une automobile, ne fut si près de la mort. Elle ajouta ce qu'ils avaient convenu de dire: ils avaient été visiter le musée d'Angers. Les assistants en prirent ce qu'ils voulurent.
Craignant d'avoir à donner trop de détails, et d'être obligée de parler, à ce Lorgis investigateur surtout, des œuvres de l'École Française exposées au Musée, Antoinette se hâta de dire qu'elle était harassée de fatigue, et tendit la main à toutes les personnes présentes, Julien vint, à son tour de bête, à la distribution de ces bonsoirs affectueux.