Le roman d'un mois d'été
CHAPITRE X
Vers l'amie.
Les poètes ne servent pas seulement de truchement aux amoureux. Ils leur rendent encore ce service aussi important et aussi pratique de leur fournir des intermèdes pour leurs longs entretiens avec la femme aimée. Quand on est mal disposé, quand on est à court de sujets de conversation, un saut à la bibliothèque. Victor Hugo vient nous dire complaisamment La Tristesse d'Olympio. Vigny, sans se faire prier, détaille les strophes miraculeuses de la Maison du Berger. Ou bien, c'est Baudelaire qui, aux alentours du crépuscule, nous prête son Balcon, à l'effet immanquable.
Julien connaît aussi les poètes actuels. Sa mémoire est munie de vers tout récents. Il a avec lui le nécessaire de poésie, tout à fait moderne, dernier cri.
Il possède aussi quelques souvenirs d'enfance qu'il raconte fort bien. Il parle de sa mère comme si c'était lui qui avait découvert l'amour filial.
Enfin, il sait faire de fréquentes allusions à son isolement, au besoin constant de consolation qui le tourmente. Il arrive à parler couramment de la personne idéale qui écoutera sa souffrance. Et, quand le soir, on se sépare pour aller se coucher, et qu'il prend congé d'Antoinette, son serrement de main n'est pas la grossière pression d'un bellâtre malappris... C'est une étreinte de doigts où l'on sent tout son désespoir. Il serre la main d'Antoinette comme un naufragé saisit une branche de la rive. Tous ses gestes savent être instinctifs, presque inconscients. Il n'adresse à la bien aimée que des hommages naïfs et éperdus, qu'elle ne peut pas repousser.
Julien n'agit pas avec l'habileté cauteleuse d'un oiseleur qui veut prendre une proie au piège. Non, mais tous ses efforts sont naturellement adroits, car il voit clairement le but vers lequel il se dirige. C'est un homme plein de tact, à qui il ne manque le plus souvent, pour bien agir, que la volonté d'agir. Cette volonté, il l'a enfin acquise le jour où, ayant fait entendre à Antoinette qu'il l'aimait, il s'est donné à lui-même la certitude qu'il était épris de cette femme. Il n'a plus qu'à obéir à sa volonté, comme Ruy Blas obéissait à Don Salluste.
D'ailleurs, il ne désire pas encore Antoinette. Heureusement. Car le désir, animal pressé et maladroit, lui ferait faire des bêtises.