Le roman d'un mois d'été
CHAPITRE XXIV
La passion parle.
Très énervé, il ne pouvait arriver à s'endormir. Le baiser sur la bouche, décidément, ne signifiait pas pour lui la possession.
Et puis il lui semblait que ce n'était pas suffisant pour s'assurer sa conquête, et qu'elle pouvait encore lui échapper. Il sentait bien pourtant que ce n'était pas un baiser ordinaire, que celui-là comportait un acquiescement absolu. Mais, comme on dit dans les affaires, tant qu'un traité n'est pas signé... Elle avait donné des arrhes; elle pouvait les laisser perdre, et se dédire.
D'autre part, mais cela il ne se l'exprima que plus tard, c'était un plaisir bien plus savoureux que de s'arrêter, comme il avait toujours fait, aux étapes, de profiter de toutes les phases de son triomphe, pour ne pas gâcher, en poursuivant hâtivement la série progressive des satisfactions, le bénéfice de chaque joie partielle.
Quelle Antoinette allait-il retrouver le lendemain matin? Il frissonna à la pensée qu'elle se serait ressaisie, qu'il ne reverrait pas tout de suite dans ses yeux cette expression d'abandon, qui l'avait enivré l'instant d'auparavant.
Julien, cependant, ne pouvait s'endormir. Il se leva, mit son pantalon de chambre, et alla s'accouder à sa fenêtre. Au bout d'un instant, pour être mieux à son aise, il tira près de la croisée une chaise-longue de paille. Quelle joie de contempler ainsi le ciel nocturne, un ciel un peu couvert, pas trop éclatant, un ciel d'une paix infinie! L'extase de Julien le conduisit enfin au sommeil. Une demi-heure après, il se réveillait courbaturé, fermait brutalement sa fenêtre au nez de la Nature, puis courait se blottir dans son lit, en se cramponnant au sommeil fugitif.
Le lendemain matin, Antoinette ne vint pas au petit déjeuner, mais Julien ne pensait pas qu'elle descendrait. Il lui semblait qu'elle ne pouvait se remettre aussi vite des émotions de la veille, et même, quand elle apparut à la terrasse, à midi, il lui en voulut d'être si calme, et de parler aux gens comme à l'ordinaire. Julien aurait dû sentir que jamais, cependant, cet air de tous les jours n'avait été de tous les jours à ce point...
Il était un peu à l'écart, en train de causer avec Jacques de Delle. Antoinette vint de leur côté; mais elle ne le regarda pas en lui disant bonjour; elle lui attrapa seulement la main au passage et la lui secoua hâtivement. Puis elle tendit une main plus franche à Jacques de Delle, et partit au plus vite dans une autre direction, comme une maîtresse de maison qui a oublié de donner quelque ordre extrêmement important.
Julien, l'esprit ailleurs, écoutait avec force hochements de tête Jacques de Delle, qui devait s'en aller le lendemain, lui expliquait pourquoi ce n'était pas lui qui organisait une grande représentation chez les Grevel, comment il l'avait proposé gentiment, pour quelles raisons secrètes on s'était adressé à un autre, et à quel point, lui, Delle, se félicitait hautement d'avoir échappé à cette corvée. Il osait parler de son besoin de repos, ce personnage agité que Lorgis comparait un jour à une bicyclette, qui ne peut conserver son équilibre qu'à la condition d'être en mouvement continuel! Il s'en allait passer quelques semaines dans la famille de la petite rousse, des gens très simples, très près de la terre. Il parlait d'eux avec un ton de sympathie visiblement emprunté, et qui ne dissimulait pas, pour les personnes averties, le mépris et la haine que lui inspirait cette humble famille de richards.
Cependant, la cloche du déjeuner ramenait lentement vers la salle à manger le troupeau dispersé des convives. Antoinette, pendant tout le repas, remplit ses devoirs de maîtresse de maison de la façon la plus vigilante, veilla au bien-être de chacun, écoutant avec une grâce parfaite un des invités qui parlaient, juste au moment où elle se dérobait d'une façon insensible pour aller grossir d'une unité attentive l'auditoire un peu restreint d'un autre causeur. Jamais elle n'avait été autant à son affaire. Elle était comme un soldat craintif qui fait l'exercice avec plus de conscience et plus de précision qu'à l'ordinaire, parce qu'il lui est arrivé, la nuit précédente, de sauter le mur.
Quant au marquis, son innocence peinait Julien. Le loyal jeune homme faisait tous ses efforts pour ne pas lui parler avec une complaisance exagérée, et même, dans une discussion sur la marine, il le contredit au hasard, pour ne pas lui donner toujours raison.
—Je vous en prie, lui dit Antoinette, je vous en supplie... Vous êtes sûr de moi. Est-ce que vous n'êtes pas sûr de moi?
—Si, je suis sûr de vous...
—Hé bien, ne me pressez pas... Je vous demande, comme une preuve d'amour, de ne pas me presser.
Elle disait ces mots: une preuve d'amour, d'une voix rapide et presque honteuse, comme une petite fille qui récite, et n'ose donner un sens à ses paroles.
Ils se promenaient bien gentiment dans le jardin, après le déjeuner. Tout le monde était sur la terrasse et les voyait. Alors ils étaient simplement un monsieur et une dame, assez liés, qui s'en vont en causant de choses insignifiantes le long d'une allée. Même ils affectaient de ne pas se regarder. Elle faisait ses tendres supplications, les yeux droit devant elle, et en jouant d'un air indifférent avec une petite branche coupée. Lui regardait à droite et à gauche, distrait et presque impoli, semblait-il, pour un invité, cependant qu'il implorait avec passion:
—C'est moi qui vous supplie de m'écouter, et de vous rendre compte du tourment que j'endure. Je vous sais entourée de gens qui en veulent à mon bonheur. Anne Lorgis vous a encore parlé ce matin?
—... Ce matin? Oui, elle est venue dans ma chambre...
—J'en étais sûr! Ah! ils sont tous mes ennemis... Anne, Lorgis, Henri...
—Henri, dit-elle avec une moue, ce n'est pas lui qui me préoccupe...
Ce qui était, en somme, excellent, c'est que leurs appréhensions n'étaient pas les mêmes. Chacun d'eux avait donc des arguments pour combattre les scrupules de l'autre. Ainsi, le souvenir d'Henri obsédait presque constamment Julien. Il avait encore à l'esprit les paroles de Lorgis: Henri, c'était celui qu'il trahissait dans la maison. Le volage et sautillant Hubert ne semblait avoir de droits sur personne; il avait délégué le souci de son honneur familial à ce sensible adolescent. Mais Antoinette, en parlant de son beau-fils, corrigea l'idée romantique que s'en était faite l'imaginatif Julien. Certes Henri souffrait de voir les assiduités de Julien auprès de la marquise. Il n'en souffrait, dit-elle, que lorsqu'il en était témoin... Il avait tout de même un peu le caractère de son père. Il était plus sensible et plus inquiet. Seulement il changeait sans cesse de sujet d'inquiétude, comme son père de marotte.
L'autre ennui de Julien, c'était l'attitude de Lorgis.
—Il vous bat froid? demanda Antoinette.
—Pas précisément.
—Il ne sait pas bouder. Il vous parle moins, n'est-ce pas? Il a l'air de vous fuir?
—C'est bien cela.
—Je connais Lorgis. Il fait son possible pour être froid avec vous. Il suit les recommandations d'Anne. Vous savez qu'elle le mène comme un petit garçon?
—Mais qu'est-ce que c'est que cette femme-là? dit-il avec irritation.
—Une femme très gentille, croyez-moi. Je n'ai pas d'amie plus dévouée, plus sûre. Elle a peur pour moi: elle se dit que je vais bouleverser ma vie... Et c'est vrai... Ne vous fâchez pas, mon ami!...
... Voilà qu'il se fâche! continua Antoinette, la voix pleine d'angoisse. Est-ce que j'hésite? Je n'ai pas dit que je ne savais pas si je bouleverserais ma vie. Je dis que je suis résolue à la bouleverser.
—Mais pourquoi employez-vous ce mot? Vous parlez de cela comme d'un malheur...
—Ce n'est pas un malheur, mais c'est un bouleversement.
... Vous ne pensez pas, ajouta-t-elle avec gravité, que je vais continuer à vivre comme je vis, et à mentir et à trahir...
Ils étaient arrivés au bout d'une allée. Ils tournèrent sur la droite, derrière un massif, de façon à n'être plus en vue des gens de la terrasse.
—Je serai à vous, dit-elle à Julien, mais pas ici... Vous m'emmènerez...
Il la prit dans ses bras, et l'étreignit avec transport, en lui baisant un coin de la tempe, que ses lèvres avaient rencontré... Ce transport était sincère, mais tout de même il le sentait un peu forcé... Non pas qu'il ne l'aimât pas immensément, non pas qu'il ne fût pas prêt à l'emmener et à vivre avec elle. Mais l'inconnu l'effrayait toujours. Dans son étreinte, il n'y avait pas seulement de l'amour, mais de la résolution et du courage.
Puis il pensa qu'il fallait tout de même prendre une date...
—Partons tout de suite! s'écria-t-il, pour prouver son empressement.
Ce fut au tour d'Antoinette d'être un peu effrayée.
—Non, écoutez! dit-elle... Ne me pressez pas... Puisque nous partirons sûrement!
—Que ce soit le plus tôt possible, dit-il avec une sombre énergie. J'ai tellement peur de tous ces gens...
—Ce sera bientôt, dit Antoinette. Et elle lui tendit ses lèvres.
Ce fut un baiser charmant, mais un peu préoccupé... Ce voyage à organiser...