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Le roman d'un mois d'été

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CHAPITRE XXII

Reprise des opérations.

Ce compagnon de conquête, si brutal qu'il fût, et si pressé de mener à bien son entreprise, avait néanmoins, dans l'intérêt de ses projets, une certaine prudence. Il se savait brouillon et se méfiait de sa hâte maladroite. Il savait aussi, n'étant pas absolument un débutant, qu'il ne fallait pas croire la conquête d'Antoinette aussi avancée qu'on aurait pu l'imaginer, d'après la tendresse de certains regards et de certains sourires. Un sourire promet bien des choses, mais on ne sait exactement quoi; et souvent celle même qui sourit n'en sait pas davantage. Il arrive qu'une jeune femme exaltée, un peu innocente toutefois, s'abandonne dans un regard, mais qu'elle ignore ce qu'exactement vous allez faire d'elle. A l'inverse, une dame qui n'est plus une novice, et qui sait de quoi il est question, n'aura besoin que d'un petit geste d'acquiescement, presque froid, pour se promettre tout entière.

Comme disent les gens d'affaires, Antoinette et Julien étaient d'accord en principe. Il restait encore, surtout quant à la date d'accomplissement du traité, à régler un certain nombre de points, que Julien envisageait avec beaucoup de netteté, mais dont Antoinette pour le moment ne voulait pas entendre parler d'une façon précise.

Les séducteurs ne doivent pas se plaindre de cette imprécision où les dames tiennent à rester le plus longtemps possible. Car, beaucoup d'entre elles ne savent pas ou ne veulent pas savoir où elles s'engagent, au commencement des pourparlers. Et la prolongation de négociations crée pour elles une espèce d'engrenage insensible qui les entraîne aux décisives aventures.

Pour le moment, c'était, entre Antoinette et Julien, comme de paisibles fiançailles. Sous prétexte d'assister, en bonne maîtresse de maison, au petit déjeuner des messieurs, elle descendait maintenant vers neuf heures. La première fois, Julien ne put quitter des yeux ce clair visage, plus charmant encore le matin; on n'y voyait pas la vilaine bouffissure que le sommeil laisse à des figures flétries; la figure d'Antoinette paraissait plus reposée, plus enfantine, avec des yeux joyeux. et tout pareils au jour renaissant...

Le déjeuner fini, ils s'éloignaient ensemble, sans que personne, parmi tous ceux qui les observaient, eût semblé le remarquer. Ils se promenaient sur la lisière d'un petit bois. Et ils avaient toujours quelque chose à se dire. Et c'était pour lui un tel plaisir de l'entendre parler, que des fois il n'écoutait pas ce qu'elle disait, et ne faisait attention qu'aux inflexions de sa voix.

C'est dans une de ces promenades qu'elle lui raconta sa vie de jeune fille. Peu d'existences avaient été si remplies d'accidents et de malheurs, et en même temps si tranquilles.

Toute petite, elle avait perdu sa mère. Antoinette habitait Niort, où elle était née. Elle continua à vivre là, avec sa sœur et son frère aînés. Son père, le comte de Tournis-Régevel, les avait quittés pour aller vivre à Paris. Les enfants abandonnés vécurent à Niort très heureux, sous la garde d'une vieille cousine qui était la gaîté même. Cette demoiselle avait pour frère un prêtre, un digne homme tout à fait, qui était en même temps le garçon le plus drôle de la terre. Il inventait des histoires à mourir de rire, et il imitait d'une façon parfaite les cris de tous les animaux. Le lendemain du jour où Antoinette avait eu ses quinze ans, de graves nouvelles arrivèrent de Paris. Le comte de Tournis était mort subitement. Il avait perdu à la Bourse presque toute sa fortune. On ne savait pas au juste s'il ne s'était pas suicidé... Il fallut vendre la maison de Niort et une propriété que l'on possédait en dehors de la ville. Mais le frère aîné venait d'être reçu à Polytechnique, et ce fut une excellente occasion pour aller tous s'installer à Paris dans un petit appartement du quartier Saint-Jacques. Ils vécurent encore là deux années très amusantes. On avait fait la connaissance d'un autre Polytechnicien tout à fait gentil, qui courtisait la sœur aînée, et qu'elle épousa d'ailleurs plus tard. Aussitôt que les jeunes gens avaient quelques jours de vacances, le prêtre, prévenu, arrivait avec son sac en bandoulière. Il n'avait pas son pareil pour organiser des voyages circulaires, économiques et intéressants. Les deux élèves de l'X, les deux demoiselles de Tournis, le prêtre et la vieille cousine visitèrent de cette façon la Bretagne, puis la Hollande, puis, aux grandes vacances, l'Angleterre, l'Irlande et l'Écosse. L'année suivante, on s'en fut dans les pays scandinaves. Ce prêtre et cette vieille cousine leur apprirent à s'amuser de tout et à trouver de l'intérêt à tout ce qu'ils voyaient. Ils goûtèrent là, pendant plusieurs années, tout ce que la fête, chaste, peut offrir de plaisir. Et, quand la vieille fille, étant tombée malade, sentit qu'elle n'avait que peu de jours à vivre, elle s'ingénia, à force de bonne humeur, à habituer ses jeunes compagnons à l'idée de sa mort.

—Évidemment, ajouta Antoinette, ce n'était pas tout à fait comme ce que je vous dis. Nous fûmes bien malheureux à la mort de cette pauvre cousine. Nous avions aussi parfois de petits ennuis, mais à distance, je ne vois que la paix et le bonheur de ces années de jeunesse.

Elle raconta avec moins de détails son mariage avec le marquis. Ces détails, Julien les compléta par des conversations qu'il eut par la suite avec madame Jehon.

Quand ils sortirent de l'école de Fontainebleau, les deux anciens élèves de l'X, officiers d'artillerie de marine, se préparaient à partir en Indo-Chine. Céline, la sœur aînée d'Antoinette, n'osait quitter sa sœur. Elle aurait pourtant bien voulu épouser l'ami de son frère, et l'accompagner en Extrême-Orient. C'est à ce moment que, dans une villégiature qu'ils passèrent en Bretagne, chez des amis communs, Antoinette fut remarquée par le marquis, veuf depuis deux ans. Le mariage d'Hubert ne fut simplement qu'une toquade parmi les nombreuses toquades de sa vie. En dépit de la différence d'âge, tout le monde conseilla à Antoinette de l'épouser. C'était un mariage de raison qui n'avait, somme toute, rien de révoltant, et qui favorisait singulièrement tous les petits plans de chacun. Céline put épouser son fiancé, partir avec lui, et ce grand service qu'Antoinette rendait ainsi à sa sœur s'ajouta à toutes les compensations que présentait son union avec le marquis.

Le prêtre, ami d'Antoinette, n'était pas seulement un joyeux compagnon. Parmi les excellents enseignements qu'il avait donnés à son élève, figuraient de très belles idées sur la résignation, qui préparèrent la jeune femme à subir courageusement ses devoirs d'épouse chrétienne. Comme elle était, avec cela, une personne bien élevée, pleine de tact, et fort polie, elle évita de laisser voir au marquis tout l'ennui que lui causaient les corvées conjugales. Mais son éducation n'allait pas jusqu'à lui faire simuler une satisfaction qu'elle était si loin d'éprouver et qui eût entretenu la fougue, un peu assagie déjà, de son époux. Il espaça peu à peu ses visites. Quand elle s'aperçut qu'il venait obéir, chez elle, à un devoir de galanterie, elle sut lui faire comprendre qu'elle l'en dispensait, en alléguant des migraines auxquelles il feignit de croire. Si bien que la séparation s'effectua entre eux insensiblement. Tous deux reprirent une indépendance complète. Et aucun des deux n'en fit mauvais usage. Elle était trop contente d'être tranquille, et d'être exemptée de ces obligations dont Hubert n'avait pas su lui révéler l'agrément compensateur. Quant au marquis, les femmes ne l'occupaient plus. Ce n'était pas que toute ardeur juvénile fût éteinte en lui. Mais il était occupé de tant d'autres choses! Et puis, il lui eût fallu, pour faire la cour à une dame, suivre une idée pendant quelques minutes, et il n'en était plus capable. Et puis encore, les femmes lui semblaient toutes identiques. Elles ne lui apprenaient rien de nouveau.

Antoinette n'avait jamais eu à se plaindre de lui. Pour rien au monde, elle n'eût voulu le mécontenter. Il lui avait donné une grosse fortune, une vie mouvementée, et qui passait pour agréable. Cette existence était assez vide. Mais elle ne s'en aperçut que rétrospectivement le jour où elle connut Julien. Et, de même qu'il avait poussé au tragique, en les lui narrant, les petits mécomptes de sa vie, de même elle exagéra l'ennui qu'elle avait éprouvé depuis son mariage.

Mais le diable, c'est que depuis que Julien lui faisait la cour, elle ne s'ennuyait plus du tout, et ne souhaitait aucun changement dans sa vie. Pourquoi cet homme exigeant demandait-il autre chose? C'était le plaisir même qu'elle prenait à ces tendres et chastes entretiens, à ces conversations un peu plus ardentes, le soir, sur la terrasse, qui la faisait se contenter du «statu quo». Or, le meilleur adjuvant d'un séducteur, c'est cette horreur naturelle que les dames ont pour le «statu quo».

Et puis, vers quel inconnu le jeune homme voulait-il l'entraîner? Il voulait recommencer avec elle tous ces gestes discrédités par le marquis. Pour elle, le mystère avait été défloré sans plaisir; l'inconnu n'avait plus de charme.

Heureusement pour Julien, Antoinette était une femme de devoir. Les mêmes habitudes de sacrifice qui l'avaient fait si docilement se soumettre aux formalités du mariage l'habituèrent à envisager, presque avec résignation, un dévouement adultère. Vraiment ce pauvre garçon paraissait si malheureux!

Le jour où elle se dit cela, elle vit avec clairvoyance qu'elle était sur une pente fortement inclinée... Jusqu'à ce moment, elle n'avait pas encore lutté contre sa vertu. Elle n'avait pas eu peur: alors les bons principes n'avaient pas donné signe de vie. Mais elle s'aperçut tout à coup que, sans s'en douter, elle était allée très loin du côté du péché. A cet instant-là, il fallait appeler tout de même les principes à la rescousse. Il était temps. On eût dit une personne assaillie par les cambrioleurs et qui pousse en toute hâte les meubles les plus lourds contre une porte menacée. Mais, hélas! les principes se discutent, de même que les meubles se déplacent. Et puisqu'elle avait eu assez de force pour les pousser contre la porte, l'assaillant aurait au moins autant de force pour les repousser.

Le meilleur rempart d'Antoinette eût été sa vertu naturelle. Mais Julien en avait triomphé par de lentes et insensibles pesées. La vertu est un secours plutôt préventif, qu'il ne s'agit pas de faire donner à la dernière minute.

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