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Le roman d'un mois d'été

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CHAPITRE XXIII

Rapprochement.

Cependant l'être simple et lubrique, qui habitait en Julien, s'impatientait. Et, pour tromper ses impatiences, il cherchait autour de lui des distractions. Un après-midi, comme Antoinette était partie en auto, Julien se trouva seul avec madame Jehon et, par politesse, lui proposa de faire quelques pas dans le parc. Ils allèrent s'asseoir sur le talus herbu où, jadis, le matin, Julien s'en allait attendre le facteur avec Lorgis. Là, madame Jehon, qui avait décidément pris Julien en affection, se mit à parler de sujets sérieux, et qu'il n'écouta pas. Il ne pensait qu'à une chose: se précipiter sur elle, la posséder vigoureusement, pendant qu'elle continuerait à dire des choses raisonnables. Mais il est bien rare que l'on passe de ces rêves fantaisistes à leur brutale réalisation. Le Julien sage ne songeait pas une seconde à écouter le Julien bestial. Si encore on avait été sûr que madame Jehon se fût laissé faire! Dans le doute, il valait mieux s'abstenir, renoncer à ces idées passagères. Mais, alors, du moment qu'elle n'était plus un objet de tentation, madame Jehon devenait une dame bien ennuyeuse. Il n'y avait plus qu'à prétexter une lettre à écrire et à quitter cette personne au plus tôt.

Julien monta dans sa chambre, essaya de se mettre à lire. Il se sentait désœuvré. Il était furieux contre Antoinette, qui le faisait ainsi languir. Ma foi! tant pis! d'ici un jour ou deux, sous n'importe quel prétexte, il irait passer vingt-quatre heures à Paris.

En principe, la villégiature à Bourrènes devait se terminer dans les premiers jours d'août. Depuis une vingtaine d'années, en effet, le marquis allait habiter au mois d'août sa villa des environs de Deauville. Jadis, il avait possédé des chevaux de course; c'est-à-dire qu'il avait eu une part d'association dans une écurie importante. Puis, le propriétaire titulaire étant mort, on avait vendu les chevaux aux enchères. Ils s'étaient vendus de bons prix et le marquis n'en avait pas racheté. Il continua à aller aux courses pendant quelque temps... Ce goût lui passa. Mais la villa de Deauville restait en sa possession. On continua, par tradition, à aller à Deauville pendant la semaine des courses. Cette année seulement, comme le marquis s'était décidé à faire d'importants travaux à Bourrènes, il préféra prolonger son séjour dans le pays jusqu'à la fin août, époque à laquelle il se rendrait dans ses terres de Bourgogne.

On avait beaucoup insisté auprès des invités pour les garder tous. Les Jehon s'étaient fait prier, mais avaient fini par consentir. Ils étaient propriétaires d'un petit domaine à Saint-Valéry. Jehon y avait installé un atelier. Le travail le réclamait. Mais le marquis s'était écrié: «Vous travaillerez ici!» C'était l'occasion pour lui d'organiser un magnifique atelier, de faire venir de Paris tout le matériel nécessaire. Comme le sculpteur avait la commande d'un grand monument pour une ville algérienne, et qu'on devait y faire figurer un dromadaire, le marquis insista beaucoup pour faire venir un de ces animaux du Jardin d'Acclimatation. C'est avec peine qu'on le fit renoncer à cette idée.

Le diplomate n'était plus là. Un château du Midi le réclamait à cette date. Depuis dix ans, il s'y hospitalisait dans le courant d'août, et il ne pouvait s'exposer à perdre, les années suivantes, ce refuge d'une partie de l'été. Quant au colonel et à ses enfants, ils étaient partis dès le lendemain de la matinée de verdure. Les jeunes filles et le jeune homme trapu avaient des engagements à remplir dans d'autres représentations mondaines. Ils continuaient, de château en château, leur petite tournée d'été.

Les Lorgis consentirent à rester. Leur fils aîné, ayant terminé son année scolaire, était revenu de Paris dans l'auto paternelle. Firmin n'était plus le seul mécanicien de la maison et l'arbitre dictatorial des promenades. N'empêche que le lendemain du jour où le mécanicien des Lorgis, un gros joufflu d'aspect timide, était arrivé au château, on ne put avoir à sa disposition un seul des chauffeurs. Firmin faisait à son camarade les honneurs du pays. D'après des racontars, il entretenait des relations adultérines avec la femme d'un forgeron, qu'il devait balader secrètement en automobile. Toujours est-il que les mécaniciens furent invisibles pendant toute une journée. On décida qu'on se priverait à jamais des services de Firmin. Le marquis, dès qu'on signala le retour du fugitif, se dirigea vers le garage pour procéder à l'exécution. Mais, l'instant d'après, on les vit qui causaient très amicalement. Le marquis se borna à dire, en revenant: «Je l'ai tancé sérieusement. Il ne recommencera plus.» On savait bien qu'il le garderait toujours, et qu'il ne voudrait pas se séparer d'un interlocuteur si précieux.

Cet après-midi, où Julien s'ennuyait si furieusement, Antoinette était allée se promener dans l'auto des Lorgis avec madame Lorgis et les enfants. L'auto de la maison avait emmené Lorgis et le marquis jusqu'à un village industriel assez lointain, où Hubert voulait montrer à son cousin des habitations ouvrières. Julien trouva la journée d'une longueur invraisemblable. Une lettre à sa famille, des cartes postales à ses amis de Paris ne lui tuèrent que trois pauvres petits quarts d'heure. Il lut un journal de la veille jusqu'au bas de la sixième page, s'intéressa à des mouvements de bateaux, à des tarifs de boucherie, à des ventes par autorité de justice...

Il finit par jouer à l'écarté avec le sculpteur Jehon...

Enfin l'auto qui ramenait ces dames fit entendre sa rauque clameur. Julien se sentit tout heureux. Il était comme un petit enfant qu'on a laissé seul à la maison et qui voit revenir sa mère.

Mais il souffrit, quand Antoinette descendit de voiture, de ne pas pouvoir la prendre dans ses bras et l'y serrer avec une tendre frénésie. «C'est l'être, pensait-il, que j'aime le mieux sur la terre, et je ne peux pas m'approcher d'elle. Et non seulement le monde m'écarte d'elle, mais elle-même s'écarte de moi. Cependant je sais qu'elle m'aime aussi!» Tout cela le peinait et l'indignait comme une injustice monstrueuse. Et pourtant, c'était un garçon bien élevé, et respectueux des barrières établies. Mais il était à bout. Cette journée de solitude l'avait exaspéré...

La seconde auto avait ramené ces messieurs, et la cloche du dîner sonnait. Julien, tête nue, était reparti dans le parc, et marchait à grands pas. Il fut sur le point de remonter dans sa chambre, de faire comme les enfants boudeurs qui veulent persuader à leurs méchants parents qu'ils sont malades. Mais il ne voyait pas à quoi le mènerait ce manège. Et d'ailleurs il avait faim.

Il se contenta, à table, de garder autant qu'il put le silence, et de ne reprendre d'aucun plat. C'était l'homme qui se soumettait aux formalités de l'existence, mais qui n'avait aucun goût aux joies terrestres. Il fut d'ailleurs le seul à donner à son attitude cette subtile interprétation.

Depuis le départ du diplomate, le bridge sévissait sans retenue. Aussi était-il facile à Antoinette et à Julien de s'isoler sur la terrasse. Ce soir-là, il n'y voulut point aller. Il resta derrière les joueurs, à suivre leur jeu. Il fallut qu'Antoinette, qui était déjà sortie, rentrât au salon, et lui fit, avec précaution, signe de la suivre.

Il la suivit, sans se presser, l'air impassible et dur. Mais elle ne remarqua pas cette expression de son visage.

—J'ai des choses à vous dire.

L'après-midi, elle était allée goûter dans une ferme avec Anne et les enfants Lorgis. Pendant que les enfants jouaient, elle avait eu une grande conversation avec sa cousine. C'était le pendant des entretiens de Lorgis avec Julien. Évidemment le couple s'employait de toutes ses forces à empêcher un rapprochement entre Julien et la marquise. Antoinette, parlant à Julien, racontait cela comme une alliée, et rapportait les discours d'Anne Lorgis comme on rend compte des arguments d'un adversaire. Mais elle eut l'imprudence de dire que certains de ces arguments l'avaient touchée... Julien, ce soir d'énervement, n'était pas d'humeur à supporter cela.

Il se prit à déclarer qu'il ne voulait pas être la cause de débats aussi douloureux dans l'âme de la marquise... Elle ne devait pas souffrir pour lui: on ne souffre que pour un homme que l'on aime vraiment. Or, à n'en pas douter, les sentiments qu'elle croyait avoir pour lui ne répondaient pas à la passion qu'il avait pour elle.

Il sentait qu'il parlait sans ménagements. Mais il avait cette impression qu'il valait mieux, à cette heure, ne pas la ménager. Elle eut un regard si touchant de tendresse, qu'il eut besoin d'un effort sérieux pour ne pas s'attendrir à son tour. Il déclara encore qu'il n'en pouvait plus, qu'il menait au château une vie anormale, que c'était au-dessus de ses forces... Puis il ajouta:

—Ah! j'oubliais de vous dire que je m'absente demain pour deux jours. Je vais à Paris.

Il avait dit cela, en changeant ostensiblement de ton, comme s'il semblait désirer qu'elle n'établît aucune liaison entre ce projet de voyage et ce qui avait été dit précédemment. Comme il l'espérait, elle vit très clairement cette liaison, se leva, et, très irritée:

—Si vous vous en allez à Paris, vous pourrez y rester!

Allons! c'en était fait entre eux des délicatesses de pensée et d'expression qui jusque-là avaient maintenu leurs relations dans un si bon ton d'élégance!

Il répondit:

—Soit! J'irai à Paris, et j'y resterai.

Mais il ajouta, par crainte d'avoir prononcé une parole trop définitive:

—Et c'est, au fond, ce que vous souhaitez!

Elle haussa les épaules (ce qui n'avait rien de si désobligeant). Puis elle lui tendit la main et lui dit, avec une grande politesse:

—Je vous prie de m'excuser si je me retire. Je suis un peu fatiguée ce soir.

Elle rentra sur la terrasse, dit bonsoir à quelques personnes et, pour empêcher Julien de la suivre, emmena avec elle Anne Lorgis, qui avait fini sa partie.

Cette dispute puérile laissa Julien très agité. Il se sentait le cœur plein de désespoir, et aussi d'une âcre joie. Il descendit dans le parc et marcha comme un fou. Quelques minutes après, il se trouva devant la fenêtre d'Antoinette. Cette fenêtre n'était pas éclairée. Comment se faisait-il? Sans doute la marquise était allée jusque dans la chambre d'Anne Lorgis pour y causer un instant avec son amie. Alors Julien se persuada qu'il fallait absolument, le soir même, revoir Antoinette. On ne pouvait pas passer la nuit sur cette rupture incomplète. Il fallait s'expliquer plus nettement, se séparer si c'était nécessaire, mais ne pas se quitter aussi méchamment. Il fallait se dire n'importe quoi; il fallait se parler encore... Autrement, c'était pour lui et peut-être pour elle une nuit abominable.

Si la marquise avait été dans sa chambre, et s'il avait jugé impossible de la revoir le même soir, il en eût peut-être pris son parti. Mais c'était la possibilité de cette entrevue qui l'amenait à la considérer comme indispensable... Il se précipita vers l'escalier le plus proche, de façon à gagner le couloir qui conduisait de la chambre de madame Lorgis à celle d'Antoinette. Précisément dans ce couloir donnait une porte de la bibliothèque. A la rigueur, Julien, s'il était rencontré par là, pouvait dire qu'il allait consulter un livre. Ce n'était pas très vraisemblable, mais c'était plausible à la rigueur.

Il arriva jusqu'à la bibliothèque. Le petit escalier par lequel il était monté débouchait presque à côté. Il entra dans la grande pièce haute et sombre, et laissa la porte légèrement entr'ouverte, après s'être assuré qu'au bout du couloir il y avait sous la porte de madame Lorgis une raie de lumière. Par contre, il n'y en avait pas sous la porte de la marquise: par conséquent, Antoinette était encore avec son amie.

Il était effrayé à l'idée du temps qu'il allait passer là. L'attente le rendait fou, et il ne supportait pas les minutes qui semblent des siècles. Le destin eut pitié de lui. Presque tout de suite, la porte de madame Lorgis craqua. Une lumière éclata au bout du couloir. Antoinette et Anne n'avaient pas fini leur conversation. La porte de la bibliothèque, qui s'ouvrait en dedans, s'entrebâillait de telle sorte que Julien pouvait apercevoir les deux jeunes femmes. Il s'impatientait moins. Il avait vu avec satisfaction qu'Antoinette avait un bougeoir à la main: ainsi madame Lorgis ne serait pas tentée de laisser sa porte ouverte jusqu'à ce que son amie eût regagné sa chambre.

Julien était un peu ennuyé à l'idée qu'il allait faire peur à Antoinette, et qu'elle aurait, en le voyant subitement devant elle, un tressaillement désagréable. Mais il n'y avait pas moyen d'éviter ça...

Il vit, avec une émotion oppressante, les deux amies se donner la main. La porte d'Anne se referma, et la marquise, lentement, son bougeoir à la main, s'avança vers l'endroit où Julien était caché...

Il valait mieux se montrer tout de suite, pour qu'elle le vît face à face, et qu'elle le reconnût bien. Il sortit brusquement, pour se montrer plus vite. Elle eut le tressaillement attendu; son visage, cependant, n'exprima aucun effroi. Elle ne l'attendait pas; mais elle n'était pas très surprise de le voir.

—Je n'ai pu me coucher sans vous avoir revue, lui dit-il, à voix très basse...

Elle lui fit signe de se taire.

Il allait rentrer dans la bibliothèque...

—Non, dit-elle, c'est au-dessous de la chambre des Jehon.

Il n'osait lui demander d'aller dans sa chambre, à elle. Et puis le marquis couchait tout à côté.

Ils gagnèrent alors le palier du petit escalier.

Tous ces petits détails d'organisation se donnaient de part et d'autre à voix basse, mais avec un certain ton de tristesse et de gravité, qu'il importait de ne pas perdre pour la suite de l'entretien.

Elle avait soufflé sa bougie, pour éviter que du dehors on vît de la lumière par la fenêtre du petit escalier. Car Lorgis se promenait volontiers la nuit dans le parc, et les chauffeurs rentraient quelquefois assez tard. Ils s'approchèrent de la fenêtre fermée. La nuit n'était pas très claire, mais au bout d'un instant ils se virent tout de même un peu.

Elle était devant lui, toute blanche et toute triste. Julien n'y put tenir, et lui dit d'une voix étranglée:

—Pourquoi m'avez-vous fait de la peine?

Elle fondit gentiment en larmes, si bien qu'il ne put se retenir de pleurer. Ils ne savaient ni l'un ni l'autre exactement pourquoi ils pleuraient. Mais ils avaient été très énervés; ça leur faisait du bien. Et ils s'aimaient tous deux infiniment de pleurer ainsi. C'était un langage sans paroles, un langage animal, qui les unissait bien l'un à l'autre.

Pour la première fois, il approcha ses lèvres du visage d'Antoinette. Il pensa qu'il la mouillait avec son visage tout humide, mais comme elle le mouillait aussi, ça n'avait pas d'importance... Elle lui rendait ses baisers; les bouches rencontrèrent les joues au hasard; puis des baisers s'échangèrent tant et tant, que les lèvres à la fin se rencontrèrent aussi. Mais alors ce fut un peu autre chose. Antoinette eut un sursaut. Était-ce un sanglot encore? Ce sanglot s'achevait comme un frémissement. Julien l'avait serrée dans ses bras. Elle se raidit d'abord, puis, abandonnée, la bouche tremblante, il sembla, quand elle lui rendit son baiser, que tout son souffle s'exhalait.

C'est à juste titre que dans les anciens récits d'amour le baiser sur la bouche était le symbole de la possession. Vraiment, c'est, pour certains êtres, un rapprochement aussi parfait que l'acte définitif: c'est moins complet et moins officiel, voilà tout.

Il est possible que si Antoinette et Julien avaient disposé à ce moment d'une installation plus confortable, ils ne s'en seraient pas tenus au symbole. Quand ils se désunirent après cette étreinte, Antoinette était si lasse qu'elle dut s'asseoir sur une marche de l'escalier, et Julien, qui n'était pas très vaillant non plus, ne fut pas fâché d'être aussi autorisé à s'asseoir.

Ils restèrent l'un près de l'autre sur les marches, ils ne surent jamais pendant combien de temps. Julien avait passé son bras autour de la taille d'Antoinette, et lui posait des baisers recueillis sur les tempes et sur le front. Il commençait à être gêné, et à se demander ce qu'Antoinette attendait de lui. A ce point qu'il aurait presque souhaité entendre un bruit dans la maison, qui les obligeât à se séparer. Alors, machinalement, il tendit l'oreille pour guetter ce bruit... Elle vit son geste, et elle eut peur... Elle se leva.

—Il faut vous en aller, dit-elle.

Il l'attira tendrement à lui, et voulut encore rencontrer ses lèvres, mais elle détourna la tête, et il ne put que la baiser un peu au-dessous de l'oreille. Il n'avait d'ailleurs pas de quoi s'en plaindre, car ce baiser fut d'une douceur infinie, bien que moins émouvant, moins significatif, moins solennel que le précédent.

Puis elle le repoussa légèrement, lui fit un gentil signe de tête et disparut du côté de sa chambre.

Il fallut que Julien descendît avec précaution, et ouvrît aussi doucement que possible la petite porte qui donnait dans le jardin. Dehors, il fut tranquille. Il avait, somme toute, le droit de faire le noctambule. Mais, une fois tranquille, il sentit le besoin de se gâter son bonheur, de se faire des reproches, de se dire qu'il n'aurait pas dû s'en tenir là, qu'Antoinette attendait de lui une preuve d'amour plus complète. Le succès l'inquiétait toujours, et il avait besoin d'un grand effort d'énergie pour faire tête à la bonne fortune.

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