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Le roman d'un mois d'été

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CHAPITRE III

La marquise.

Le lendemain, Julien était prêt à onze heures du matin. Il avait chez lui tout ce qu'il fallait pour s'habiller convenablement. Justement on venait de lui apporter une jaquette neuve.

—Quelle cravate? avait demandé Mme Duble.

—N'importe laquelle.

Mais il repoussa celle que Mme Duble lui tendit, et, pendant un bon quart d'heure, réfléchit, hésita devant le tiroir aux cravates. Finalement, il se décida pour un vert sombre...

Mme Duble l'habilla comme on arme une jeune fille pour le bal.

Il se trouva un peu bête d'être tout prêt une bonne heure avant le moment de s'en aller. Il n'avait aucune course à faire. Il ne voulait pas se promener, car le sol de la rue était gras.

Il marchait donc à petits pas, dans sa chambre, un peu gêné, contre son habitude, dans ses vêtements.

Ne sachant que faire, il s'assit devant son bureau; ce qui fit croître en lui son impression de désœuvrement. Il jeta un coup d'œil sur un tas de papiers d'affaires, mais c'était un dossier poudreux et salissant...

A qui écrire? Il adressa une commande à une maison d'hydrothérapie pour un appareil dont il ajournait l'achat depuis deux ans. Puis il envoya un chèque à son médecin, pour une petite note d'honoraires. Tout cela ne lui prit qu'un quart d'heure à peine. Ses parents, il leur avait écrit la veille. Et que leur dire? Il ne pouvait pas leur raconter ce qui l'occupait, et qu'il allait voir une dame blonde que l'on disait fort jolie.

Et puis, s'il disait à ses parents qu'il déjeunait chez un marquis, ils feraient des histoires à n'en plus finir. Ils montreraient la lettre à toute la famille, et cette ostentation semblerait ridicule à bien des gens.

De guerre lasse, il demanda à Madame Duble son livre de comptes, et, simplement pour passer le temps, il l'examina avec une minutie inaccoutumée; ce qui sembla froisser sa gouvernante. Julien s'en aperçut, et, très ennuyé, s'efforça d'être le plus aimable possible, afin d'effacer chez elle cette impression fâcheuse.

Le marquis lui avait dit midi et demi. Pour ne pas arriver trop tôt, il fallait partir à midi trente-cinq. Il redoutait beaucoup son arrivée dans ce pays nouveau, son entrée dans le vestibule, puis la pénétration pénible dans un salon inconnu, au milieu d'invités... Tout ce cérémonial lui fut épargné. Quand son fiacre le déposa devant l'hôtel du marquis, il vit une foule sur le trottoir. Le marquis de Drouhin était sur le siège d'une automobile arrêtée, dont le moteur tournait avec un bruit formidable.

—Bonjour! bonjour!... Très gentil d'être venu! lui cria son hôte. Vous voyez, c'est une voiture nouvelle qu'on vient de m'amener. Mais je n'aime pas son bruit. Ne trouvez-vous pas?

Julien fit une moue de pure complaisance.

—Il faudra prendre la voiture, dit le marquis à son chauffeur, et la conduire chez M. Pellin. M. Pellin, ajouta-t-il pour Julien, c'est l'ingénieur de la fabrique. Je tiens à ce qu'il entende lui-même le bruit de ce tacot-là.

—Vous savez, monsieur, dit le chauffeur, ce n'est rien de ça. C'est plutôt que la voiture est un peu neuve.

Il ajouta quelques explications que Julien entendit confusément: des organes essentiels n'étaient pas encore rodés, une pièce ne tournait pas rond...

—Il vaut mieux que M. Pellin voie ça, et surtout qu'il l'entende, insista le marquis. Est-ce que vous vous y connaissez en automobile? demanda-t-il à Julien, en l'entraînant vers la maison.

—... Oui, oui...

—Moi non plus, dit le marquis. C'est une grande lacune chez moi. Je puis dire, sans me vanter, que je comprends à peu près tout, sauf la mécanique. Ainsi, savez-vous combien il m'a fallu de leçons pour apprendre l'anglais? Cinq. Pour la musique, c'est à peu près la même chose. Je joue n'importe quel air que j'ai entendu une fois. Il n'y a que les histoires de moteur que je n'ai jamais pu me fourrer dans la tête. Seulement, n'est-ce pas, j'entends toujours si un bruit est bon ou s'il est mauvais. Vous allez monter avec moi dans ma chambre. Je n'ai pas encore fait ma toilette ce matin, et je suis sûr qu'il y a des gens d'arrivés. Nous n'avons pas besoin de nous presser, car nous attendons un de mes amis qui est toujours en retard. Et, avec cela, il a si mauvais caractère qu'on n'ose jamais se mettre à table sans lui...

Il avait fait monter Julien, une fois le perron franchi, par un petit escalier tournant qui menait droit à un cabinet de toilette plein d'appareils à douches très compliqués.

«Bon! se dit Julien. Moi qui ai commandé le mien ce matin, par désœuvrement, après avoir attendu deux ans! J'aurais dû attendre encore deux heures de plus, et demander où s'achètent ces appareils qui me paraissent beaucoup mieux.»

Cependant, le marquis se déshabillait.

—J'ai été voir, dit-il, une faucheuse électrique américaine...

Il se mit à la décrire, mais Julien ne l'écoutait pas: il se demandait si le marquis allait se déshabiller complètement devant lui. Il le vit ôter tranquillement son gilet de dessous, ses chaussettes, son caleçon, et apparaître bientôt tout nu, bien replet et rose. Cependant, il continuait à décrire la faucheuse électrique, et Julien l'écoutait, en le fixant bien dans les yeux, pour ne pas paraître gêné, et aussi pour ne pas regarder plus bas.

S'étant bien arrosé et bouchonné, le marquis passa dans la chambre à côté pour se rhabiller...

—Descendez toujours au salon, dit-il à Julien en ouvrant une porte. Vous serez gentil de dire à la marquise que je serai prêt dans un instant. Tenez, descendez cet escalier, vous trouverez une porte; vous n'aurez qu'à la pousser, elle donne sur le salon.

Julien suivit ses prescriptions. Il poussa la porte indiquée, et se trouva brusquement dans une grande pièce claire, au milieu d'une dizaine d'inconnus... Il aperçut tout près de lui, trop près, la marquise, qui était la seule femme présente...

Son entrée s'était faite sans solennité pour une première entrevue. Il se présentait tout de go, avec trop peu de recul. Il salua la maîtresse de maison, et dit, en se reprenant: «Mons... Le marquis m'a prié de vous dire qu'il allait descendre...» Puis il se présenta:

—Julien Colbet...

—Mon mari m'a beaucoup parlé de vous, dit la marquise.

Elle déclina les noms et qualités des personnes qui se trouvaient là, pendant que Julien la regardait et se disait: «Mais elle n'est pas si bien que ça! Est-elle même jolie?»

C'était une grande femme blonde, très mince. Elle portait une sorte de robe-peignoir en dentelle, qui tombait d'une seule pièce. Il semblait qu'elle n'eût ni seins ni derrière, ni rien de ce qui constitue un corps de femme. Mais son visage était fort doux, très blond et un peu languissant. Elle parlait lentement, comme une personne qui ne fait aucun effort de séduction, et qui tient simplement le charme de sa voix et de sa figure à la disposition des invités.

—Allons, je suis tranquille, se dit Julien. Et j'aime mieux ça. Je croyais que ma vie allait être bouleversée. Je reste libre, et je vais regarder tous ces gens.

Il ne regarda pas grand monde ce jour-là. Il y avait trop d'invités. Et le destin ne s'était pas préoccupé, dans ce choix qu'il soumettait à Julien, de diversifier tous ces individus par des différences violentes. On voyait passer trois ou quatre messieurs blonds qui se ressemblaient, deux barbes noires à peu près identiques. Seul, un petit homme grisonnant, à la moustache raide et au menton hostile, se détacha cette fois du groupe de ces inconnus. C'était le quinquagénaire caustique, et il fit un peu peur à Julien. Pendant le déjeuner, sa moquerie s'exerça sur le marquis. Ils se rendaient le service de se taquiner, d'attiser mutuellement leur verve.

Julien avait été placé à la gauche de la marquise. Qu'est-ce qu'il allait pouvoir lui dire? Arriverait-il à trouver les douze paroles espacées qui le conduiraient à la fin du repas? Ou bien fallait-il tout sortir en une fois, lui en servir une bonne tartine, et passer ensuite la main à l'autre voisin, qui, somme toute, avait des devoirs égaux.

Mais que lui dire? Il avait bien un récit de voyage en Auvergne, avec deux ou trois scènes de paysans qui avaient déjà fait leur effet dans d'autres milieux. Mais il n'osa pas le risquer. Il se borna donc pour le moment à écouter les personnes que la marquise écoutait, de façon à pouvoir échanger avec elle des commentaires et des signes d'intelligence. Puis on parla d'aviation. La marquise demanda à Julien s'il avait vu voler Wilbur Wright. Il n'avait pu aller au Mans...

—J'y suis allée, dit la marquise, et j'en ai rapporté une très vive impression.

Quel bonheur! elle allait raconter quelque chose! Et il ne se rendit pas compte de ce qu'elle disait, tant il mettait de préoccupation à l'écouter. Il lui fut facile, le récit terminé, de trouver quelque chose à dire sur les miracles modernes, sur ces problèmes si longtemps cherchés, et qui sont résolus tout à coup, presque en même temps. Tous deux tombèrent d'accord sur ce point que l'on vivait dans une féerie véritable, et que le plus beau, c'est que très peu de personnes avaient l'air de s'en douter.

Il raconta un voyage qu'un de ses amis avait fait en dirigeable. Puis ils parlèrent de l'auto. Elle préférait les autos découvertes, ce qui était d'une véritable chauffeuse. Elle revenait d'une tournée de quinze jours dans le Finistère...

En somme, ils se parlaient très aisément, très abondamment, sans compter, et sans réserver quelque chose pour un autre repas. A tel point que la marquise négligea complètement son voisin de droite, un vieillard chenu, mangeur minutieux. Elle s'en aperçut tout à coup, fit un signe d'intelligence à Julien, et dit au vieillard:

—Nous parlions des pardons de Bretagne...

Julien se sentit flatté. La différence était nette. Avec le voisin, c'était la conversation de commande, obligatoire, tandis qu'avec lui, c'était la causerie heureuse et spontanée.

Au fumoir, la marquise accompagna ces messieurs. Elle n'aimait pas fumer, mais elle prit une cigarette pour mettre ses invités à l'aise.

C'est à ce moment que se fit la première rencontre de Julien et du quinquagénaire caustique. Il s'appelait le baron Thonel. Il était administrateur de mines, et très calé. Mais, avec sa mâchoire nerveuse, il tirait sur les longs cigares du marquis comme sur un fumeron à deux sous. Pour cette première entrevue avec Julien, il fit trêve à sa causticité un peu fatigante, même pour lui.

—C'est la première fois que je vous vois ici! dit-il à Julien.

—Oui, dit Julien. J'ai fait la connaissance du marquis il y a deux jours.

—Oh! ce bon Hubert! dit le baron. Je l'embête! Je l'embête! Mais comment trouvez-vous la marquise?

Julien eut un tremblement charmé.

—C'est la plus jolie femme de Paris, dit le baron. Nous en parlions l'autre soir, et quelqu'un lui opposait Mme Kerlon. Mais il n'y a aucun rapport. Celle-là a une allure que l'autre n'aura jamais. C'est ça qu'il faut considérer chez une femme. Je sais bien qu'en ces matières il ne faut pas consulter le suffrage universel, mais son impression personnelle. Cependant, c'est un fait bien caractéristique que cet accord général sur la beauté de notre amie.

Personne n'avait une esthétique plus docile que notre ami Julien. Il partagea immédiatement l'opinion du baron, sanctionnée par tant d'autres approbations. Il n'hésita pas à trouver la marquise très belle, et quand il rentra chez lui, il sentait bien qu'il l'aimait.

—Ah! madame Duble! dit-il à sa bonne. Ah! chère madame Duble!

Pourquoi cet élan de tendresse vers sa vieille gouvernante?

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