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Le roman d'un mois d'été

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CHAPITRE XXI

Point de vue nouveau.

Si fervent, si démesuré que soit l'enthousiasme d'un public idolâtre, il est fatalement arrêté dans son cours par la voix sèche, impérative de l'Indicateur des Chemins de fer. Le train de Saint-Pierre était à cinq heures quarante-sept... A la rigueur, on aurait pu agir sur le chef de gare, facteur et distributeur de billets de la petite station de Grevecey, et retenir sur sa voie unique un timide «train léger». Mais à Saint-Pierre, où la petite ligne rejoignait la grande, passaient à une heure inexorable les puissants rapides des Aubrays, de Poitiers ou de Nantes... En très peu de temps, la majeure partie des invités s'envola. Jehon, Madame Jehon, le diplomate, Madame Lorgis couraient après les fuyards pour les amener au buffet, où un lunch magnifique était préparé; ce fut peine perdue. Presque toutes les victuailles restèrent pour compte, et pendant les quatre jours qui suivirent, les paysans des villages voisins mangèrent dans leurs chaumières des sandwichs au foie gras et des croustades de homards, arrosées de champagne doux ou extra-dry.

Les filles du colonel, qui n'étaient pas du deuxième acte, étaient rhabillées depuis longtemps, ainsi que la petite rouquine. Le jeune homme trapu, qui avait fait rire un peu moins qu'à Tressé, avait, lui aussi, remis ses habits de ville, et noyait sa rancœur dans les coupes du buffet. Mais Jacques de Delle ne pouvait se séparer de son costume d'officier Louis XV. Il se mêlait aux spectateurs restants, et allait, de groupe en groupe, faisant sa petite quête de louanges.

Julien était encore dans le pavillon, ainsi que la marquise. Julien s'était déshabillé et rhabillé sans se presser. Il avait vu beaucoup de monde s'en aller, et souhaitait qu'il en demeurât le moins possible au moment où il effectuerait sa rentrée dans la vie réelle.

Quand il jugea le moment venu, il s'apprêta à sortir de la petite chambre qui lui servait de loge. Mais au lieu d'ouvrir la porte qui donnait sur un vestibule, il se trompa, et se trouva brusquement en présence d'Antoinette, que, dans une vision rapide, mais éternelle, il aperçut vêtue d'une chemise et de longs bas lilas que des jarretelles rattachaient à un corset de même couleur. Elle passa en toute hâte un peignoir, avec un petit cri de pudeur instinctive et purement physique. Car, d'avoir paru devant de si nombreux spectateurs, elle était devenue moins farouche. Et surtout elle pensait trop à autre chose, à son succès dont la rumeur retentissait en elle et l'occupait tout entière.

Elle venait d'envoyer précipitamment sa femme de chambre au marquis, pour qu'il retînt à toutes forces à dîner et à coucher certains amis qu'elle avait vus à peine, et de qui, sans doute, elle voulait encore entendre des commentaires sur l'événement du jour.

Julien, qui n'avait pas encore apporté ses compliments, parla à son tour. Il dit son émotion constante, et la joie qu'il avait ressentie à entendre acclamer la marquise. Et vraiment, ce disant, si sa mémoire le trahissait un peu, il était d'une sincérité absolue. Il retrouvait un à un, ardents et intenses, tous les sentiments qu'il aurait dû éprouver. Il les retrouvait en présence de cette Antoinette si délicieuse, si désirable aussi désormais.

Car cette vision de tout à l'heure, un peu de peau nue entre cette chemise et ces bas, avait troublé Julien d'une façon étrange. Il avait vu apparaître en Antoinette un être de chair qu'il n'avait jamais imaginé. Et maintenant il ne pensait plus qu'à cela.

—Je vous aime, lui dit-il. Il y a si longtemps que je me contiens... Mais je vous aime trop...

Elle l'écoutait; elle avait été depuis une heure si fêtée, si entourée d'hommages que l'amour suppliant de Julien ne lui semblait qu'une plus tendre louange. Mais elle fut très remuée par la passion si profonde qu'elle sentit tout à coup en lui, et qui semblait s'y être trouvée depuis toujours... A ce moment, une porte craqua. Et, bien qu'il n'eût pas fait un geste vers elle, et qu'ils fussent bien convenablement restés debout et assez loin l'un de l'autre, ils frissonnèrent comme des gens surpris, et se composèrent un visage un peu trop froid. Mais la femme de chambre qui entra ne remarquait pas ces nuances.

Julien quitta le pavillon, si littéralement enivré qu'il rejoignit sans s'en douter le restant de l'assistance. On commentait encore le succès d'Antoinette. Il vit tout à coup devant lui Lorgis, qui lui parlait depuis quelques instants déjà, et qu'il approuvait de la tête, sans l'écouter et sans même le voir... Quand il se ressaisit, il entendit que Lorgis disait:

—Ils en sont, pour le moment, aux réserves. Antoinette ne sait pas exactement ce qu'on dit d'elle. On l'a trouvée gentille, mais un peu maladroite. On estime qu'elle a joué finement, mais d'une façon monotone. On la compare à l'actrice qui avait créé le rôle à Tressé, et qui avait donné du personnage une idée plus nette et plus variée. Ce qui n'a pas empêché la plupart de ces gens d'affirmer bien haut à Antoinette qu'elle avait éclipsé la première interprète. Et, pendant ce temps, Antoinette s'exalte sur son triomphe. Elle ne connaît pas les restrictions. On ne lui apporte que des éloges triés et expurgés. Dire que c'est presque toujours ainsi! Et même ceux qui ne jouent pas la comédie, mais que l'on juge tout de même, ceux que l'on applaudit dans la vie, ne connaissent jamais que le bien que l'on dit d'eux. Alors, quand ils ont vent d'une critique, ils croient qu'on leur a menti en les complimentant. C'est que le monde juge plus exactement et plus posément qu'il n'en a l'air. Seulement il ne donne pas aux intéressés le texte intégral des jugements qu'il a rendus sur eux...

Cependant on arrivait très doucement à l'heure du dîner, qui fut plus somptueux que de coutume. On avait retenu une dizaine de personnes. Antoinette fit son apparition dans une toilette inédite que Julien ne put détailler. Mais il cherchait désormais à deviner, à travers ses robes, la forme de son corps. Le dîner fut éclatant de lumière. L'électricité s'était mise de la fête, et la machine installée par le marquis fonctionna cette fois-là sans interruption: c'était un jour de miracle. Les musiciens avaient été retenus au château. Ils ne rentreraient à Paris que par un train de nuit. Ils formaient un très bon orchestre, et Julien, extasié, ses yeux vers sa chère Antoinette, passa deux heures exaltées, dans l'harmonie et dans la lumière.

Il ne vit pas Henri, le jeune dragon, qui l'observait avec inquiétude. Il ne remarqua pas que ce même Henri, après le dîner, causait longuement avec Lorgis sur la terrasse. Lui, Julien, s'était assis dans un coin, il écoutait madame Jehon chanter. Elle s'était fait entendre deux ou trois fois au cours de la semaine. Or, Julien n'y connaissait rien en musique; il ignorait si les gens savaient ou non chanter, et même s'ils avaient de belles voix; les soirs précédents, pour payer madame Jehon des compliments qu'elle lui faisait l'après-midi, il lui avait apporté au hasard des épithètes qui lui semblaient à lui impropres et excessives, et qu'elle avait néanmoins encaissées. Ce soir-là, les accents de la chanteuse remuèrent profondément son cœur d'amoureux. Et, quand elle eut terminé son morceau, il se précipita vers elle et lui exprima, les larmes aux yeux, toute l'émotion qui l'avait transporté.

—Ce que vous me dites là m'est très sensible, lui répondit-elle, surtout venant de vous, qui avez, vous m'entendez, un tempérament d'artiste tout à fait exceptionnel. Et vous aurez de grands succès, ajouta-t-elle, d'un ton menaçant, de très grands succès!

Mais pour le moment, il n'en souhaitait qu'un. Il regarda Antoinette et se désespéra de la trouver si loin de lui, si occupée d'autre chose. Et comme il était de plus en plus exalté, il sortit sur la terrasse, pour s'exposer, par besoin de fraîcheur autant que par romantisme, au vent de la nuit.

Dehors, il fut appréhendé par Lorgis, qui le prit doucement par le bras. Ce n'était pas le Lorgis tranquille et philosophe des heures ordinaires. Il paraissait affairé et soucieux.

—Écoutez, lui dit-il, et pardonnez-moi de revenir sur un sujet que nous avions tacitement décidé d'abandonner; pour ma part, en tout cas, j'avais bien pris la résolution de ne vous en reparler jamais... Mais je viens de reconduire Henri jusqu'à l'auto qui le ramène à Tours: il est absolument affolé. Il est persuadé que vous aimez Antoinette. Il ne savait que faire... s'il devait aller vous en parler... Mais il a craint une explication difficile et violente. C'est un petit garçon plein de courage, mais aussi plein de sagesse, et qui a horreur des bêtises où un coup de tête pourrait l'entraîner. Et puis, il aime trop la quiétude de son père pour risquer de la troubler par un scandale... Alors, mon vieux, c'est moi qui veux vous parler à sa place. Cette fois non plus, je ne vous demande pas de réponse. Vous êtes averti. Faites attention. J'aime bien tous ces gens-là, et je vous aime bien aussi. Je tiens au repos de toute cette maison... D'une façon générale, j'ai une confiance illimitée dans la sagesse pour refréner les désordres que les passions viennent apporter dans notre petite vie tranquille. Voilà. Vous êtes au courant. Faites attention... Un peu de réflexion... Bonsoir, mon vieux.

Ce petit discours, qui émut Julien, eût pu, la veille encore, influer sur ses projets, non pas les arrêter sans doute, mais les retarder, les entraver pendant quelque temps. Mais depuis la vision du pavillon, un autre individu, en ce jeune homme, s'était révélé, et s'était mis sur les rangs pour conquérir la marquise. Et celui-là était moins délicat, moins compliqué, et beaucoup plus résolu. Et à celui-là, personne, même Julien, ne ferait lâcher prise...

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