Le roman d'un mois d'été
CHAPITRE XIX
Intermède: une nommée Fanny.
Rose Meulier était partie la veille au soir, à Royan, lui apprit le concierge de la rue d'Amsterdam. Julien se rendit immédiatement chez une nommée Fanny, qu'il savait de mœurs plus sédentaires. Fanny était une grande femme blonde, aux yeux assez fins et au visage un peu osseux. Elle avait, aussi plausiblement, trente-trois ou quarante-trois ans. Les détails de son existence n'étaient pas plus faciles à préciser. «Enfin, est-ce une grue?» avait un jour demandé à Julien son ami Harvey. Et Julien avait répondu: «Non, je ne suis pas sûr que ce soit une grue...» Elle habitait un appartement assez confortable et bien tenu. On voyait sur les murs des portraits de gens très convenables.
Julien avait fait sa connaissance un soir, dans un théâtre du boulevard. Elle était sa voisine aux fauteuils d'orchestre. Elle se trouvait en compagnie d'une dame à cheveux blancs, très correcte d'aspect. Par foucade, comme la lumière s'éteignait dans la salle, il appuya son genou contre celui de Fanny, qui répondit à cette pression. Julien n'avait pas espéré une réponse aussi favorable. Il en fut enfiévré. Il ne put écouter la pièce, et jusqu'à la fin de l'acte, se demanda: «Qu'est-ce que c'est que cette femme-là?»
A l'entr'acte, il alla chercher des bonbons, et en offrit à ces dames. Puis, profitant de ce que la dame âgée se tournait d'un autre côté, il demanda à sa voisine: «Où puis-je vous revoir?» Elle finit par répondre: «Je vous dirai.» C'était une femme d'aspect revêche, qui ne paraissait pas commode. Pourtant elle parlait d'un ton très doux, presque obéissant... Pendant l'acte suivant, Julien continua à lui presser le genou, si bien qu'il fut pris d'impatience, et qu'il voulut à toutes forces la voir le soir même. Mais était-ce possible?
Il le lui demanda à voix basse. Elle répondit de même: «Je vais tâcher.» Elle se pencha vers sa voisine âgée, et lui parla pendant quelque temps.
«Hé bien?» demanda Julien, très ému. Elle inclina la tête, en signe d'acquiescement. Il fut tout transporté d'aise. Mais il se demandait toujours: «Qu'est-ce que c'est que cette femme?»
A la sortie, il se tenait devant le théâtre, un peu à l'écart. Il la vit prendre congé de la vieille dame; alors il lui fit un signe pour qu'elle l'aperçût. Ils allèrent ensemble dans un hôtel près de la gare Saint-Lazare. Vers trois heures du matin, il la ramena chez elle, rue d'Amsterdam.
Julien retourna voir Fanny de temps à autre. Il lui apportait des fleurs, des bonbons. Ce fut assez longtemps après leur première rencontre qu'elle lui demanda à emprunter deux cent cinquante francs.
Il lui avait prêté à diverses reprises d'autres sommes de cinquante à deux cents francs qu'elle ne lui rendait jamais. Mais ils avaient adopté une fois pour toutes le terme: prêter.
Elle lui dit un jour qu'elle avait un ami, sans autres détails. D'ailleurs il ne songea pas à en demander. Quand Julien allait voir Fanny deux ou trois fois par trimestre, il était poussé chez elle par un sentiment unique, et qui ne laissait pas place à celui de la curiosité. Il la prenait tout de suite dans ses bras. Une fois calmé, il ne ressentait, vis-à-vis de cette personne, aucun besoin d'expansion. Aussi ne l'interrogeait-il jamais. Ils ne se parlaient d'ailleurs presque pas. Ils n'avaient ensemble que les relations les plus intimes.
Quand, ce jour-là, il arriva chez elle, après avoir passé inutilement chez Rose Meulier, il vit que Fanny, contre son habitude, n'était pas seule. Une dame à binocle, entre deux âges, se trouvait là installée. Fanny et elle venaient de goûter. Julien, gêné, s'assit, déclina l'offre d'une tasse de café au lait, puis se leva pour prendre congé. Car il avait très peu de temps à lui. Le marquis et lui, après avoir dîné au quai d'Orsay, devaient repartir le soir même pour Tours.
Fanny le reconduisit jusque dans l'antichambre.
—Est-ce que c'est mon amie qui vous fait sauver? Voulez-vous que je la renvoie?
Elle pria Julien d'entrer dans sa chambre, et alla dire quelques mots à la dame. Ses amies n'étaient décidément pas embarrassantes. Julien entendit celle-là qui partait peu après.
Quand, une demi-heure plus tard, Julien s'en alla à son tour, il demanda à Fanny si elle n'avait besoin de rien.
—Non, non, dit-elle. Je te remercie. Ça va bien.
Julien l'embrassa le plus tendrement qu'il put, et la quitta.
—Tout de même, pensait-il, ce n'est pas une grue: elle refuse ce que je lui offre. On ne peut pas dire que ce soit par calcul: elle n'est jamais sûre de me revoir. Je reste quelquefois deux mois sans songer à lui rendre visite...
Est-ce curieux? Je ne sais pas au juste ce qu'est cette Fanny. Elle sait à peine qui je suis. Le hasard nous a fait nous rencontrer à un carrefour de nos deux existences. Nous avons tendu faiblement les bras l'un vers l'autre. Timidement nous nous sommes offerts à l'Inconnu. Ça ne s'est pas accroché; voilà tout...
Il vit avec satisfaction qu'il n'était pas trop tard, et qu'il avait le temps d'aller à pied jusqu'au quai d'Orsay.
Le marquis était attablé à la gare, en compagnie d'un contre-maître et de deux ouvriers d'une maison de constructions mécaniques. Le reste de l'équipe arriverait le lendemain avec les matériaux nécessaires.
—Le temps s'est remis carrément au beau, dit Julien.
—Oh! ce n'est pas sûr! dit le marquis qui, pour rien au monde, n'aurait voulu renoncer à son velum, désormais la grande affaire de sa vie.