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Le roman d'un mois d'été

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CHAPITRE XIV

Effets d'une intervention.

Au reste, Julien ne tient pas à lui courir après. Que lui dirait-il?

Il ne sait que se dire à lui-même.

Comme tout est compliqué! Il croyait que son aventure avec la marquise allait suivre bien doucement son cours. Pourquoi Lorgis vient-il se jeter à la traverse?

Il n'est pas seulement ennuyé d'être en désaccord avec le marchand de petits pois. Il est effrayé de faire de la peine à ce jeune Henri qui a fait sa conquête, dès le jour où ils se sont rencontrés.

Et il va peut-être rompre avec ces deux hommes... Pour qui? Pour une femme qu'il aime, qu'il adore, mais aussi avec qui il se sent beaucoup moins de liens... Il pense bien qu'à la rigueur, il sacrifierait le petit dragon, très gentil, très sympathique, mais qui, en somme, n'a fait qu'une brève apparition dans sa vie. Mais Lorgis? Il s'en rend compte maintenant: jamais, depuis qu'il est arrivé à l'âge d'homme, il n'a connu un ami qui vaille celui-là. Il se sent vraiment heureux quand il est avec lui; il s'amuse passionnément! Certes, Antoinette est venue embellir sa vie, l'anoblir, l'orner de gloire. Mais comme, cette vie, Lorgis la rend singulièrement plus animée, plus vibrante, plus variée!

Ainsi, la veille même, ils étaient allés s'asseoir tous les deux dans une auberge, où passaient des rouliers; et Lorgis avait une façon de regarder les gens, qui les mettait en lumière. Vraiment, quand on était avec lui, il semblait qu'on eût des yeux plus vifs et plus pénétrants. Son regard dirigeait votre regard où il fallait. Lorgis, par sa seule présence, augmentait votre curiosité et votre clairvoyance. Des fois, sans rien dire, il vous parlait et vous instruisait...

Julien, maintenant, a bien cette impression que Lorgis se détachera de lui s'il n'écoute pas les conseils de tout à l'heure... Il faut donc choisir...

Entre cette soumission heureuse et tranquille que représente pour lui son amitié avec Lorgis, et la gloire, pleine de périls, d'exercer sa domination sur cette belle Antoinette, il y a de quoi hésiter.

Qui sait? Peut-être Julien eût-il sacrifié son amour naissant, s'il avait eu un jugement plus personnel... Mais c'était un homme du monde, qui adoptait les cours en usage pour les différentes joies de la vie, que le monde a estimées et classées. En regard de la conquête d'une aussi belle femme, quel petit trésor que le pur trésor d'une amitié d'homme!

Même les périls, les incertitudes de cette conquête en font un événement plus glorieux. Entre le placement rémunérateur et de tout repos que représente l'amitié de Lorgis, et la belle spéculation d'une aventure amoureuse, toutes les traditions mondaines et françaises défendent à ce jeune homme de balancer.

Julien balance cependant...

Il se figure qu'il est indécis... S'il voyait clair en lui, il saurait très bien qu'il n'a jamais de décision à prendre, et qu'il attend tout des événements. Ce qu'il appelle de l'indécision, c'est plutôt l'ignorance de la route où le destin va le pousser. Est-il capable d'aller trouver Antoinette et de lui dire: Voilà ce que j'ai résolu?

Tout ce qu'il fera, c'est de lui parler... peut-être... si l'occasion l'y amène... de lui rapporter ce qu'a dit Lorgis... Et ce qu'il dira lui-même dépendra du visage qu'elle aura.

Julien, jusqu'au retour d'Antoinette, erre sous les arbres du parc. Plus il y songe, plus il lui semble difficile d'abandonner cette entreprise si bien commencée. C'est tellement contraire à la nature humaine de renoncer à ce qu'on n'a pas encore eu...

On sacrifie un avantage acquis, une maîtresse déjà conquise... Mais une femme à conquérir? Il est d'ailleurs très difficile, pour un homme faible, de dire: «Je ne ferai pas cela,» parce que, tant que l'action n'est pas commise, le sacrifice n'est pas définitif, et l'action à commettre est toujours là comme une tentation impérieuse. On n'a pas la ressource de se dire: «Le sort en est jeté, n'y pensons plus.» On y revient toujours.

... «Oui, pense Julien. Mais est-ce que je l'aime vraiment?» Un doute, tout à coup, surgit en lui. «Si je m'étais trompé, si je ne l'aimais pas!»

«Mais je lui ai dit que je l'aimais. Je suis engagé. Si je l'aime, je puis me sacrifier. Si je ne l'aime pas, je ne puis la sacrifier. Je lui ai trop dit que je l'aimais. Ce serait infâme de la détromper. Si je ne l'aime pas, je dois continuer toute ma vie ce pieux mensonge.»

Il se voit, feignant de l'aimer, la pressant dans ses bras, la câlinant avec tant d'ardeur qu'elle croira toujours que c'est sincère, et ce rêve de dévouement pour cette pauvre femme, si jolie, ne lui est en aucune façon désagréable.

Ce même soir, après dîner, afin de pouvoir causer avec Antoinette, Julien espérait avec impatience la formation du bridge quotidien. Mais, par considération pour le diplomate, on attendait toujours, pour s'installer autour de la table, qu'il fût remonté dans sa chambre... On n'attendait généralement pas longtemps. Depuis quelques instants, assis sur un fauteuil d'osier, on remarquait qu'il tenait toute droite sa tête un peu rafistolée, qu'ornait une moustache fine. Aucune animation ne retenait plus ses paupières tombantes. Il souriait encore, bien que sa verve, dans ses yeux, ne fût plus qu'en veilleuse. Il écoutait les gens avec politesse, mais son visage rigide dissimulait par instant un bâillement comprimé, dont le vent retenu filait doucement dans la rainure de ses lèvres entr'ouvertes.

Puis on voyait errer sur son visage un sourire vague et continu. A ce moment, on sentait qu'il fallait se détourner de lui, lui laisser sa liberté, pour que, s'étant levé de sa chaise, il pût aller, à pas de flâneur, sur la terrasse, et disparaître ensuite jusqu'au lendemain, en effectuant ainsi une sortie à l'anglaise dont tous les assistants, du coin de l'œil, avaient épié chaque temps et chaque mouvement.

—Au travail! disait alors un des amateurs de bridge, le plus souvent Lorgis, qui brillait beaucoup à ce jeu. Le marquis avait aussi de remarquables qualités instinctives. Mais il était maudit par ses partenaires, parce qu'il parlait tout le temps d'autre chose, sans pour cela cesser de suivre la partie. Quant à Jehon, le grand artiste, il jouait majestueusement et mal. Son partenaire ne pouvait s'empêcher de constater, presque chaque fois, qu'une ou deux levées avaient été perdues, et que si on avait joué autrement... Jehon en souffrait, et, pendant le quart d'heure qui suivait la partie, il était obligé de se remémorer toute sa carrière pleine de gloire, sa rosette d'officier, sa médaille d'honneur...

On ne se gênait pas, par exemple, pour accabler de reproches Miss Herford, la jeune Anglaise, qui riait d'autant plus qu'elle était plus attrapée.

Le bridge et le bézigue une fois en pleine action, Antoinette et Julien purent gagner la terrasse.

—Il a été question de vous cet après-midi, lui dit-il.

—De moi?

—Notre ami Lorgis a remarqué l'impression que vous aviez faite sur moi.

C'était la première fois qu'il lui parlait ainsi d'elle en la désignant, et situait enfin dans la vie la personne idéale dont il avait été tant question entre eux. Encore une transition longtemps cherchée, et c'était Lorgis qui la lui fournissait maintenant! De sorte que le début même de cet entretien, destiné en principe à les séparer, les rapprochait l'un de l'autre.

Sur un ton assez enjoué, il lui dit les craintes de Lorgis, en laissant entendre que les appréhensions de leur ami étaient beaucoup plus audacieuses que ses espérances à lui, Julien. Il sut très bien transposer les paroles de Lorgis, de façon qu'Antoinette n'eût pas à en être offensée, mais de façon aussi à enlever, par la même occasion, sans en avoir l'air, quelques-uns des voiles de respect dont il l'avait toujours entourée. Tout ceci fut exécuté avec beaucoup de tact. D'ailleurs, cette heure du soir était toujours la bonne heure pour Julien.

—Il ne m'a pas laissé le loisir de lui répondre, continua-t-il. Et d'ailleurs, qu'aurais-je pu lui dire? Je n'aurais jamais osé lui révéler ce qui était en moi, et que je n'ai jamais pu faire connaître à personne. Lorgis est un homme plein d'intelligence. Il peut tout comprendre. Mais peut-il tout concevoir? Il n'a jamais éprouvé certainement pour personne les sentiments qui me pénètrent. Et ce sont des sentiments que l'on n'imagine pas quand on ne les a pas connus. Moi-même, jusqu'à ces temps-ci, je ne pouvais croire à leur existence...

... Il parlait, il parlait. Et Antoinette, noyée d'ombre, ne répondait rien. Il en était lui-même embarrassé pour elle... Le meilleur parti était de lui prendre la main, d'y déposer un baiser furtif, et de se sauver comme un voleur. Il s'en alla rapidement dans le parc, et remonta, peu après, dans sa chambre: de cette façon, il n'avait pas à revoir tout de suite le marchand de petits pois, qui aurait peut-être pu lui demander des nouvelles. A vrai dire, les conséquences de la conversation de l'après-midi avaient été un peu différentes de ce qu'attendait Lorgis, et même de ce qu'attendait Julien, à qui la seule présence d'Antoinette avait fourni des raisons puissantes, et vieilles comme le monde, de poursuivre l'éternelle aventure.

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