Le roman d'un mois d'été
CHAPITRE II
Un outsider.
Le marquis de Drouhin avait un vaste château à Sennecey, à quinze kilomètres de Dijon. D'autre part, Julien possédait, dans le même pays, une ferme de quatorze hectares, qui aurait bien complété le domaine de Sennecey. Cela, Julien ne le sut que plus tard, tout à fait incidemment. Non pas, sans doute, que le marquis voulût biaiser, mais il ne trouva pas l'occasion d'en parler par la suite. Ce fut bien par hasard, quelque temps après, qu'en rencontrant Julien, à l'improviste, devant la gare Saint-Lazare, Hubert le retint sur le refuge, auprès des travaux du métro et d'un monticule de sable menaçant, sous une pluie transperçante, et qu'il lui exposa les avantages que les deux trouveraient à la combinaison en question. Ils décidèrent, sans fixer de jour, qu'ils se retrouveraient chez le notaire de Julien. Puis, on ne fit jamais plus allusion à cette affaire.
Au moment de faire pénétrer Julien dans un milieu nouveau où il va sans doute se modifier, se développer, il paraît nécessaire de fixer exactement la «condition» où il se trouve.
De même que les personnes qui ne se sont pas livrées à la pratique du sport ne se rendent pas compte de leurs moyens physiques, de même certains hommes n'ont pas l'occasion de donner, même de connaître eux-mêmes leur mesure, parce qu'ils ne se sont jamais trouvés aux prises avec les difficultés de la vie, parce qu'ils n'ont jamais été «forcés dans leur action», comme on dit pour les chevaux de courses.
Julien, enfant unique, avait passé dans sa famille une enfance monotone et choyée. Son père, un fonctionnaire du ministère des finances, avait perdu toute ambition pour lui et pour les siens, dans l'habitude du fonctionnariat.
En effet, le fonctionnaire mesure d'avance les étapes qu'il a à parcourir. Il sait que rien ne peut raccourcir sensiblement leur durée. Il perd donc la croyance au miracle qui, seul, soutient l'homme impatient et ambitieux.
Julien, assez bon élève du lycée de Nancy, avait eu des intentions de préparer tantôt Polytechnique, tantôt Normale-Lettres, suivant qu'une bonne place en calcul ou en version latine orientait ses aspirations vers l'une ou l'autre de ces deux écoles. A dix-sept ans, il avait écrit une pièce de vers, et à la suite de l'approbation enthousiaste de son voisin de classe, il avait conçu, pendant quatre mois, des rêves de gloire littéraire. Puis, un jour, il s'était risqué à montrer son poème à son professeur qui l'avait assez dédaigneusement critiqué. Il fut, pendant une semaine, très frappé par cet incident. Il hésitait entre deux partis: mépriser le jugement du professeur ou renoncer à la littérature. Il finit par donner tort à son maître. Mais il renonça tout de même à écrire.
Il vint faire son droit à Paris. Il espérait vaguement mener au Quartier une vie pittoresque, car on disait que la folle existence des étudiants de jadis allait recommencer. On allait jusqu'à parler de bérets, de différentes couleurs, qu'arboraient les diverses facultés.
Julien, qui avait un jugement un peu paresseux, mais assez juste, devinait que ces folies-là n'étaient pas sérieuses. Ses bruyants compagnons lui paraissaient trop conscients, trop raisonnablement décidés à faire la fête. L'orgie à laquelle ils devaient se livrer lui semblait trop concertée et méthodique.
D'autre part, Julien n'était guère fait pour le plaisir en bande. Il avait un petit quant à soi, un amour-propre, pas très vigilant, mais qui, de temps en temps, faisait qu'il se regardait comme un être exceptionnel.
Il ne jouissait pas naïvement des choses, il fallait que son plaisir fût un peu spécial, afin d'en tirer quelque orgueil.
Il ne mena au Quartier ni l'existence du travailleur, ni celle de l'étudiant fêtard; il travailla d'une façon médiocre et s'amusa sans aucun excès. Son passe-temps le plus agréable était d'aller aux courses. Mais il se mit dans des embarras d'argent continuels, qui, d'ailleurs, constituèrent sa principale distraction. Sa vie était jalonnée d'emprunts à faire ou à rembourser, de notes à payer...
Il avait vingt-huit ans quand une de ses tantes mourut, en lui léguant d'importantes propriétés immobilières qui lui assurèrent un revenu de dix-huit mille francs environ. A partir de ce moment, il cessa de jouer aux courses. Il avait fait souvent un poker avec des amis, au temps de ses ennuis d'argent. Quand il perdait, il geignait douloureusement. Il avait la réputation de «faire de la musique.» Il souffrait d'ailleurs de paraître aussi intéressé. Quand il se trouva à la tête d'une petite fortune, il se promit de n'en rien dire à ses amis, et de jouer, maintenant qu'il avait de quoi, avec un «estomac» qui les étonnerait. Mais il vit bientôt que la perte lui était aussi, et même plus sensible, depuis qu'il avait pris l'habitude de payer comptant. Alors il décida de renoncer au poker, où pourtant son désœuvrement le ramenait quelquefois.
Quelle opinion avait-on de Julien dans son entourage? Assez médiocre. D'après ce qui a été dit, on a pu voir qu'il avait été très peu cultivé par la vie, qu'il n'avait pas eu l'occasion de se développer, qu'il n'était pas «en condition», comme disent les sportsmen. Or, l'opinion publique, quand elle juge les gens, ne s'inquiète pas de la «condition» où ils se trouvent. Elle les suppose toujours en forme parfaite et les apprécie d'après leurs états de service, leurs performances. Les performances de Julien étaient assez faibles. Aussi le traitait-on avec un peu d'indifférence, comme un sujet sans valeur qui ne faisait ni honneur ni honte à sa génération.
A l'inverse, on accorde une «bonne presse» à des gens que, simplement, la chance a favorisés, qui ont profité d'un formidable vent dans le dos ou d'une descente. Le public qui les juge d'ailleurs ne les admire ou ne les dénigre, que par un besoin d'enthousiasme ou de critique.
Le physique de Julien ne plaidait ni contre lui ni trop en sa faveur. De taille moyenne, de visage régulier, avec ses fines moustaches châtain clair, il aurait l'air parfaitement insignifiant tant que sa vie resterait obscure. Mais aussitôt que quelque prouesse l'aurait mis en lumière, rien ne devait empêcher qu'on le trouvât beau garçon.
Le jour, enfin tout proche, où il entrerait dans le monde, c'est-à-dire dans la lice, il était évident que personne ne ferait, dès l'abord, attention à cet «outsider». On sait qu'on appelle ainsi, en terme de courses, un concurrent à qui ses états de services ne donnent pas une chance régulière, et dont le succès constituerait une surprise. D'ailleurs l'outsider, lui-même, ne se rendait pas compte de ses chances. Et c'était simplement par une attente bien humaine du nouveau et de l'imprévu qu'il sentait vaguement que sa vie allait changer.
... Julien, cependant, s'était occupé de prendre des informations sur le marquis de Drouhin. Mais il ne faisait pas partie du même monde, et la première personne à qui il s'adressa, l'aîné des Harvey, qui était à la Bourse, ne connaissait pas le nom en question. Un ingénieur, assez haut fonctionnaire de la traction à la Compagnie du Nord, leva les yeux de côté, chercha quelques instants dans ses souvenirs, et n'émit que cette réflexion d'ordre général: «Vous savez, ce monsieur peut très bien s'intituler marquis, sans être vraiment marquis. De nos jours, les titres sont à qui veut les prendre.»
Julien se dit: «Au fond, je ne risque rien d'aller chez ces gens-là. Une fois chez eux, je me rendrai bien compte.» Le mardi soir, il rencontra, aux Folies-Bergère, un camarade de régiment, un monsieur qui était dans l'automobile, garage ou assurance. Julien lui dit, dans la conversation, qu'il déjeunait chez le marquis de Drouhin.
—Fichtre! dit l'autre. Vous vous mettez bien!
—Vous le connaissez? demanda Julien.
—Si je le connais! Ce sont des gens tout ce qu'il y a de plus «hurf».
—Bonne noblesse? demanda négligemment Julien.
—Premier choix. Ce ne sont pas des aventuriers.
—En effet, dit Julien, ce monsieur m'avait fait bonne impression...
—Et qu'est-ce que vous direz de sa femme? Justement elle est venue l'autre matin à l'Auto-Hall. Son mari faisait le prix pour une voiture. C'est une femme dans les vingt-cinq à trente ans, blonde, fort élégante, enfin à la hauteur.
Il ajouta, non sans brutalité, qu'il aimerait mille fois mieux passer la nuit avec cette dame toute nue qu'avec Julien tout habillé, et releva cette plaisanterie un peu «usagée» en disant affectueusement à Julien: «Mon vieux, vous ne vous formaliserez pas de cette préférence.»
Julien sourit avec complaisance, puis il quitta son ami à première occasion, afin d'être seul, tout seul, avec son rêve et la dame blonde.
Comment était-elle? Faudrait-il lui apporter des fleurs? Il ne le pensait pas. Et, en tout cas, s'il lui en apportait, il fallait qu'elle y vît seulement l'hommage d'un monsieur poli, et pas du tout la moindre intention.
Il était probable qu'elle était très adulée. Julien ne lui ferait pas la cour... Si c'était vraiment une jolie femme, tant mieux. Il aimait bien regarder les jolies femmes. Mais quelle satisfaction pour un jeune homme de son âge de se sentir sûr de soi, en dehors de leurs atteintes!
Certes, de sa maîtresse partie, Julien regrette toutes sortes de petites câlineries, de caresses tendres et machinales. Mais ce n'est pas cela que pourra lui donner la marquise de Drouhin. Admettons, folle hypothèse, qu'il songe à faire la cour à cette dame. Poussons les choses au mieux, admettons qu'il réussisse à se faire aimer d'elle... Ce sera encore des transports, on lui dira qu'on l'aime, que l'on tient à lui. Mais il a eu de cela à satiété; il n'y tient presque plus.
De deux choses l'une: ou le cœur de cette dame est libre, alors, le prendra qui voudra, ou alors elle aime quelqu'un d'autre, et Julien n'est pas homme à venir dissocier un couple bien uni...
Il allait, faisant ainsi des rêves divers, tout le long du chemin. Et quand il arriva chez lui, il avait déjà possédé, refusé et consolé plusieurs fois le cœur de cette marquise qu'il n'avait pas encore aperçue.