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Le roman d'un mois d'été

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CHAPITRE VII

Dénombrement.

La conversation reprit, très tumultueuse, et Julien, à la faveur de ce vacarme, passa inaperçu, et put regarder paisiblement les personnes qui l'entouraient. Il se mit à compter les convives et il lui fallut refaire l'opération trois fois, car il ne se rappelait jamais s'il avait commencé à partir de la marquise exclusivement ou inclusivement. Quand il fut sûr de son chiffre: douze, il put se livrer à l'examen détaillé de chaque personne.

A ce moment, son voisin de gauche, un petit jeune homme blond, de vingt ans à peine, remarqua son regard scrutateur. Il lui vint en aide, et lui nomma un à un tous les assistants.

—En face de la marquise, cette jolie brune, c'est sa cousine, Anne de Restel. Elle a marché résolument à la mésalliance en épousant Lorgis, le fabricant de moutarde et de légumes conservés. C'est ce petit homme à binocle qui a l'air d'un pion. On l'appelle ici le marchand de petits pois. Son père, qui a fait la maison, lui a légué six à huit millions. Le marchand de petits pois n'a eu qu'à laisser reproduire naturellement ses millions, comme des toutous dans la rue: ce qui fait qu'il en a près de trente à l'heure actuelle. Il s'occupe très bien de sa maison. Et avec ça, c'est l'homme le plus fin et le plus cultivé de toute la bande. Il dégotte mal, mais c'est un monsieur...

... A côté de lui, c'est Mme Jehon, la femme du sculpteur. Elle a une voix magnifique. Vous vous en foutez. Et moi aussi. Mais nous n'y couperons pas chaque soir de: «Divinités du Styx!» ou quelque chose dans le même ton. Son mari, la belle barbe grise à côté de ma voisine, c'est le sculpteur en question. On lui doit une dizaine de monuments commémoratifs. On a dit très longtemps qu'il avait du talent: c'est possible qu'il en ait tout de même. Mais pour tout ce qui n'est pas sa sculpture, c'est un «outil» de première série. En ce moment, il ne parle pas. Il est comme un boa engourdi. S'il se réveille dans trois ou quatre jours, vous verrez ce qu'il va vous sortir. De l'autre côté de la marquise, c'est Jacques de Delle, l'organisateur des comédies de salon, des garden-parties et autres mornes réjouissances. Il paraît vingt-deux ans. Il en a quarante-six. Il a exactement l'importance d'une crécelle ou d'un grelot, à votre choix. Il est presque aussi insignifiant que sa femme, vous voyez, la pauvre rouquine maigre à côté du marchand de petits pois. C'est la fille d'un fabricant de sommiers; elle est très riche; il l'a épousée il y a deux ans; il lui fait maintenant jouer la comédie; elle n'a pas le moindre don. De l'autre côté de la marquise, c'est Georges Dessiré, un secrétaire d'ambassade, le type du vieux Parisien. Je ne vous en dis pas plus long. Vous l'entendrez à l'œuvre. C'est l'homme qui proteste contre l'envahissement du bridge, en disant que c'est la mort de la conversation. Et comme il représente ici la «conversation», je n'ai pas hésité. J'ai appris le bridge. La jeune femme qui est à ma gauche est l'institutrice des petites de Restel. C'est une Anglaise de bonne famille et très gentille. Vous ne la jugerez pas aujourd'hui. Elle a très mal aux dents... Voilà, vous connaissez tout le monde. Il ne reste plus à vous présenter que le guide du musée. J'ai vingt ans. Je suis arrivé d'Angleterre il y a trois mois. Et je suis le fils du premier lit de votre hôte, le marquis de Drouhin.

Comme Julien le regardait, un peu étonné, le jeune homme se mit à rire.

—Je parie que mon père ne vous avait pas dit qu'il avait un fils, et que la marquise était sa seconde femme. Oh! ce n'est pas qu'il ait voulu vous le cacher le moins du monde! Ce n'est pas un homme à rien taire de sa vie. Non! Il n'en a pas trouvé l'occasion, voilà tout! Si la conversation était tombée sur l'Angleterre, par exemple, ou sur les universités, il vous aurait signalé incidemment qu'il avait un fils à Oxford.

Il disait cela gaîment, sans aucune amertume; il avait, quand il regardait le marquis, un sourire, qui n'était pas dénué de tendresse...

—Vous verrez. On ne s'ennuie pas ici plus qu'ailleurs. Ce n'est pas tout à fait au complet. Nous attendons deux couples que papa tient à faire venir, parce qu'ils sont de son monde, et qu'il veut les épater en leur montrant des artistes. Le sculpteur, lui, est de fondation. Quand il a eu la médaille d'honneur, papa en a été heureux et fier, comme lorsqu'il remporte le premier prix pour une bande de bœufs, au concours agricole.

Julien écoutait le jeune homme, qui l'amusait et l'effrayait un peu. Il l'écoutait en riant avec prudence. Et, de temps en temps, il jetait un regard à la marquise. Il la trouva plus belle qu'à Paris, plus libre, plus animée, plus brillante. Et il regarda aussi madame Lorgis, qui était en face d'elle. C'était une jolie femme brune, au teint mat, au visage sympathique et paisible. Le regard de Julien allait de l'une à l'autre. Il écoutait mal ce qu'on disait autour de lui, un peu étourdi par ce milieu nouveau, pendant qu'on lui servait rapidement tous les plats qu'il avait manqués.

Le fils du marquis s'était tourné du côté de la jeune Anglaise. Il essayait, par des plaisanteries, de la distraire de son mal de dents. Julien pensa à tout ce que lui avait raconté ce jeune homme. Il était à la fois content de le trouver là, et un peu ennuyé de se dire qu'il n'était plus isolé dans ses pensées; ce jeune compagnon, sans nul doute, voudrait avoir ses impressions, et Julien sentait qu'il les lui livrerait immanquablement, car il paraissait si expansif, si allant, qu'il était difficile de rester avec lui sur la réserve.

—Comment trouvez-vous cette petite Anglaise? dit le jeune homme, en se levant de table. C'est tout à fait un chopin pour un invité tel que vous. Moi, je ne peux pas la chauffer, parce que je suis chez moi. D'ailleurs, j'ai ma petite amie, à Tours, une petite Bordelaise dont j'ai une peur affreuse. Je suis avec elle depuis deux ans. Elle est venue avec moi en Angleterre...

Le fils du marquis était aussi bavard que son père. Mais son bavardage plaisait davantage à Julien. Il sentait le jeune homme plus près de lui, moins distrait que le marquis, et moins égoïste.

—Madame Lorgis est une femme admirable, dit le jeune homme. Moi, je suis de ceux qui la préfèrent à la femme du patron. Antoinette n'est pas du tout mon type. Et j'ajouterai que c'est heureux. Car, avec ma perversité naturelle, j'aurais été tenté de tomber amoureux de ma marâtre. Et j'en aurais beaucoup souffert, étant très vertueux, malgré la liberté de mes propos. Nous sommes très bons camarades, elle et moi, avec un peu de méfiance, si vous voulez, de manque d'abandon. Il faut vous dire qu'on se voit pas mal, tous les étés, mais qu'on se connaît très peu. Depuis que je ne suis plus un gosse, je n'ai pas causé avec elle pendant un quart d'heure de suite... Vous, je crois qu'elle vous plaît. Vous la regardiez pas mal à table, et avec l'assurance d'un monsieur pas très sûr de lui. Regardez-la donc; ça ne présente aucun inconvénient; vous n'irez pas très loin avec elle. Elle est tout de suite très aimable, mais elle n'est jamais plus aimable que ça. C'est le type de la femme sérieuse. Et j'en suis bien content pour le patron, car avec sa façon de semer les gens, d'oublier qu'ils existent, s'il avait eu affaire à une autre personne, il était tout désigné pour les plus fâcheuses aventures... Je vais dire à ces dames que je vous fais visiter le château. Ce qui nous permettra de couper au café. L'heure du café est ici la plus sinistre, étant donné le choix d'embêteurs que papa a su rassembler autour de lui. Il n'y a que le marchand de petit pois qui soit agréable... mais vraiment agréable. Seulement, il faut l'avoir tout seul. Avec les autres, il ne desserre pas les dents... Une seule recommandation: dites que vous ne savez pas jouer au billard, car papa est un vieil amateur de ce noble jeu. Il jouerait avec vous matin et soir, toutes affaires cessantes...

Il avait emmené Julien dans une grande cour ouverte sur un côté. Ils allèrent jusqu'aux écuries.

—Voilà, dit le jeune homme, où j'ai passé toute mon enfance. Je m'asseyais auprès du coffre, et j'enfonçais mes bras nus dans l'avoine froide. J'adorais cette odeur de grain et de crottin de luxe. Au moment du déjeuner ou du dîner, on criait: Henri! du côté des écuries. On était toujours sûr de me trouver par ici... Maintenant, je commence à me blaser un peu sur les chevaux. Il faut vous dire que, tel que vous me voyez, je suis dragon. Je fais mes deux ans à Tours, et j'ai beau connaître très bien le colonel et les officiers, je ne suis pas encore mon maître au régiment. Comme fils du marquis de Drouhin, je suis guetté par les soldats égalitaires. Ils sont une dizaine là-bas à compter mes jours de permission. Seulement, comme je suis bon garçon, je commence à les «avoir» un peu et, d'ici quelque temps, quand j'aurai fait faire à chacun d'eux trois ou quatre promenades en auto, ils me laisseront à peu près tranquille. Je pourrai demander une permission de huit jours; on ne pipera pas à l'escadron...

... Ils étaient assis, Julien et lui, sur des bottes de paille. Henri, tout en parlant, jouait avec des brins. Julien était pris par le charme de cette intimité subite. C'est une impression que son nouvel ami dut éprouver en même temps que lui, car ils restèrent rêveurs l'un et l'autre, et la conversation s'arrêta. Henri se leva au bout d'un instant, et se mit à arpenter le sol dallé...

—Ah! nos écuries ne sont plus aujourd'hui ce qu'elles étaient jadis. Tous les box étaient occupés, et il y en a vingt-huit. Maintenant, nous n'avons plus que neuf chevaux, et les box vacants servent de débarras. C'est un véritable musée de vieux harnais. Papa n'a pas attelé à quatre depuis deux ans. Les chevaux de selle sont promenés chaque matin par les hommes d'écurie. Papa ne veut pas vendre, parce qu'il est l'homme de cheval traditionnel. Mais au fond, il n'a plus aucun goût à ça. Et il fait semblant de croire, de temps en temps, qu'un de ses chevaux a quelque vice pour avoir un prétexte de s'en débarrasser...

Henri s'aperçut tout à coup qu'il accaparait son hôte, et qu'il fallait sans doute le ramener au salon. Cette remarque, pleine de sollicitude, coïncida avec un désir de faire sa sieste, qui lui était venu depuis quelques instants...

—Je ne vous ai pas vanté, comme j'aurais dû le faire, l'architecture du château. Il est de l'époque Louis XIII, comme je suppose que vous l'avez remarqué. Si vous ne l'avez pas remarqué, je ne vous en veux pas. Ce qui est, à coup sûr, plus intéressant pour vous, c'est qu'il a été fortement restauré intérieurement. On n'a guère conservé que les murs; tout ce qui est habitation est complètement moderne. On a dû vous «désigner» comme on dit au régiment, la petite chambre du deuxième, qui donne sur la grande allée. C'est la chambre des invités nouveau-nés. Ils ont droit, la première année, à cette vue magnifique, dont ils sont dispensés dès leur second séjour...

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