Le roman d'un mois d'été
CHAPITRE IX
L'amie et l'ami.
Il n'avait pas dit formellement à Antoinette: «Je vous aime». Mais toute cette conversation équivalait à un aveu. Or, Julien était fait de telle sorte qu'un aveu avait encore plus d'importance pour lui que pour la personne même à qui cet aveu s'adressait. C'était comme la consécration de ses sentiments. A partir de ce soir-là, ce fut, pour lui, officiel: il aimait Antoinette.
Dès lors, le château fut habité. Et le reste du monde devint à peu près inexistant. Le temps eut deux aspects bien distincts: les instants troublés où elle était là, les instants, moins heureux, mais plus tranquilles, où elle était absente.
Julien, pour le moment, était amoureux. Il n'envisageait pas du tout qu'il pût devenir l'amant d'Antoinette. Il y avait en lui, comme en beaucoup d'autres hommes, deux hommes différents: le gourmet qui s'attardait, et le conquérant à l'âme sèche, pressé d'en finir, d'enregistrer une victoire. C'est cet être despotique et avide qui nous pousse à terminer au plus vite la lecture d'un livre qui nous plaît et où il ferait bon cependant s'éterniser.
Julien aurait dû prolonger ce stage passionné auprès d'Antoinette. Mais son despote intérieur le forçait à agir. Il lui soufflait cette raison: la jeune femme attendait peut-être une cour plus agressive, et pouvait s'étonner, se vexer même, de cet amour trop patient.
C'était d'autant plus absurde qu'il ne se sentait aucun désir. Il n'imaginait pas la possession d'Antoinette. Il était même effrayé à l'idée de cette profanation.
D'ailleurs, aucune idée sensuelle ne le tourmentait. Mais c'était un homme de préjugés. Il se figurait qu'il ne pouvait supporter quelques jours de chasteté. Au bout d'un certain temps, il était nécessaire, raisonnable, sage, d'assouvir ses instincts. Il jeta sur l'effectif féminin du château un regard circulaire. L'institutrice anglaise, que lui avait signalée le jeune vicomte, ne pouvait s'enlever du jour au lendemain. C'était une cour à entreprendre. Il n'en était pas question. Il effleura rapidement madame Lorgis, qu'il jugea inaccessible. Et puis, c'était la femme du marchand de petits pois avec qui il était en train d'ébaucher une amitié. Il valait mieux, somme toute, jeter ses regards ailleurs... Il écarta d'un geste la petite rouquine et se trouva en présence de la chanteuse, une forte femme d'une chair un peu pâle, mais dont la quarantaine épanouie était assez attirante. Julien avait un peu plus de trente ans. Et il gardait, de ses rêves d'éphèbe, cette impression qu'il était honorifique de servir de mâle à une dame notablement plus âgée. Il pensait cependant que madame Jehon faisait lit commun avec le probe artiste, et cette idée n'avait rien d'appétissant. Mais la grande raison qui le détourna de la chanteuse fut qu'il ne pouvait lui faire la cour en même temps qu'à Antoinette. C'était difficile et absorbant.
Les bonnes? Faire comme Jacques de Delle, et encourir, si cela s'apprenait, le mépris de Lorgis! Et puis, Antoinette le saurait peut-être aussi... Non, le mieux était d'aller à Tours à la prochaine occasion. Cette promesse vague qu'il se fit lui donna satisfaction.
Pendant quelques jours, Henri, le petit dragon, ne vint pas au château. Il était très pris, au quartier de cavalerie, par ses examens d'élève-brigadier.
Les journées de Julien étaient longues, mais elles passaient tout de même, grâce à ses nouvelles fonctions de soupirant. Il était libre jusqu'à l'heure du déjeuner, car ces dames ne descendaient pas avant midi. Les hommes, vers neuf heures, se retrouvaient dans une petite salle basse, dallée, et ornée de faïences hollandaises. C'est là que l'on servait le thé, du café, du porto, de la viande froide ou du poisson grillé. L'auto partait pour Tours, aux provisions, ou bien conduisait le marquis dans un des villages voisins, toujours pour quelque affaire de la plus haute importance. On emmenait aussi des invités. Mais le nombre des places était limité. Julien cédait toujours la sienne. Il aimait mieux se promener dans le parc avec Lorgis.
Ils allaient d'ordinaire s'asseoir sur un talus, à la lisière du parc. C'était là qu'ils causaient, en attendant le facteur.
Julien n'avait pas de courrier. Mais Lorgis recevait chaque matin trois lettres volumineuses de ses fondés de pouvoir. Il en prenait connaissance rapidement, puis rédigeait des télégrammes que le facteur emportait en repassant par là.
—Vous m'intéressez beaucoup, lui dit un jour Julien, qui l'avait regardé lire ses lettres. Je comprends combien votre finesse, votre hauteur de vues doivent vous servir dans la grande entreprise que vous dirigez...
—Oui, dit Lorgis, ces qualités que vous voulez bien me reconnaître, m'aident en effet puissamment—parce que je les laisse de côté. Et je me suis servi tout bonnement d'autres qualités que m'a léguées mon père, et qui s'appellent de l'ordre et de l'activité. J'ai eu sur les bras une besogne considérable, et facile, la besogne rêvée pour un paresseux de mon genre, qui tient à s'occuper constamment et à ne pas faire d'effort. Du travail, du boulot, comme disent les ouvriers, mais pas de coton. Ça n'est guère devenu délicat que depuis trois ans, quand nous avons commencé à avoir des grèves. A ce moment, et en vertu de belles raisons de solidarité difficiles à discuter pour le paresseux en question, il a fallu faire cause commune avec les patrons, mes collègues. Rien d'aussi pénible pour moi que nos réunions. Je ne suis pas combatif, et il y a des gens qui parlent tant, et qui sont si sûrs d'eux-mêmes, qu'ils finissent parfois par m'impressionner... Et je m'en veux d'avoir un jugement si faible. Vous n'avez pas idée de l'énergie qu'il me faut pour leur dire quelquefois qu'ils ne sont pas dans leur droit autant qu'ils se l'imaginent, pour leur laisser entendre que de l'autre côté, les ouvriers ont peut-être raison autant que nous, et, qu'en tout cas, c'est un peu leur tour d'avoir raison. Alors, n'est-ce pas? les patrons m'ont à l'œil. Je sens très bien qu'ils me considèrent comme un suspect, comme un faux frère, comme un personnage à double face qui ménage le peuple dont il a peur. Quand je veux faire des concessions, ils me sortent l'éternel argument: «Ne jamais céder! Si on fait un pas en avant, on est fichu... Vous leur rendrez un mauvais service en les ménageant; ils deviendront plus exigeants, ils se contenteront plus difficilement de leur sort... Par votre compassion, vous en aurez fait des malheureux.» Vous reconnaissez bien là toutes les maximes de la tyrannie raisonnable, et de la sage barbarie des satisfaits... Évidemment, je serais bien plus tranquille si je voyais les choses d'un peu plus bas, si j'obéissais aveuglément à cette consigne de solidarité qui nous unit, si je n'essayais pas de me mettre à la place des ouvriers qui sont en face de nous. Quand on ne voit qu'un seul côté de la question, on est bien plus à son aise... Mais on ne se refait pas. Je suis l'homme des concessions et des transactions. Ainsi, dans mes affaires, je n'ai jamais de procès. Aussitôt que j'entre en conflit avec quelqu'un, oh! il m'arrive de me mettre en colère, comme tout le monde, de faire l'imbécile et de crier: «Je serai intransigeant! Je le traînerai devant les tribunaux!» Seulement, comme je me suis fait une règle de ne jamais prendre de décision immédiate, le lendemain, je suis calmé. Et je transige.
C'est ainsi qu'ils se parlaient chaque matin de leurs préoccupations, et qu'ils évoquaient de graves questions, paisiblement, sans trop s'émouvoir. C'étaient des entretiens libres et heureux. Quand ils étaient las d'être assis sur l'herbe, ils reprenaient le chemin du château. Et Julien montait dans sa chambre pour mettre un pantalon plus frais, afin de faire honneur à la dame de ses pensées.