← Retour

Le roman d'un mois d'été

16px
100%

CHAPITRE XV

Travail latent.

En se réveillant, le lendemain, après une nuit très paisible, Julien se disait: «J'ai quelque chose qui m'ennuie... Qu'est-ce que c'est donc?» Il finit par retrouver le souci perdu...

C'était la nécessité de se retrouver en présence de Lorgis. Que lui dire? Il pensa un moment à faire comme ces soldats «tireurs au flanc», qui se font porter malades les jours de grande revue.

«Si je ne me levais pas?...»

C'était reculer puérilement l'explication: ce n'était pas l'éviter. Il sauta énergiquement à bas de son lit, comme un homme prêt à tous les courages... mais il ne savait toujours pas ce qu'il dirait à Lorgis.

Il s'arrêta à ce parti: ne rien dire du tout. Et il s'y arrêta par raison, non par lâcheté. Il y eut même un certain mérite, car il était encore à un âge où l'on a un besoin continuel d'explications. Ce n'est pas de la franchise, c'est plutôt de la faiblesse: on ne veut pas rester dans l'incertain et dans l'inconnu. On couperait soi-même le fil qui fait tomber sur notre tête l'épée menaçante, afin d'être fixé, et de savoir au juste quand elle tombera.

Julien, pour cette fois, eut l'audace d'attendre les événements. Au fond, ce parti-là n'avait pas de peine à être le plus sage, étant donné que toute autre résolution eût été absurde. Il ne pouvait vraiment raconter à Lorgis sa conversation de la veille avec Antoinette. Il n'était pas censé avoir parlé à la jeune femme, voilà tout. Lorgis, en le quittant, lui avait dit: «Ne me répondez pas! Taisez-vous!» Hé bien! il continuerait à se taire...

Cette attitude, tout de même un peu fatigante pour un jeune homme pas très discret, lui fut facilitée au moins ce jour-là par les événements. Lorgis avait une course à faire à Tours. Il accompagna le marquis en auto. Le sculpteur et le diplomate, qu'une séance de deux heures avait blasés sur les plaisirs de la pêche, avaient trouvé dans un coin du château un très vieil échiquier, dont les pièces étaient presque au complet. La corbeille à ouvrage leur fournit un dé et une bobine de fil pour remplacer le pion et le cavalier qui manquaient. Ces deux hommes d'âge s'installèrent sur la terrasse avec une joie enfantine, qui faisait plaisir à voir.

Julien errait devant le château, assez heureux d'être livré à lui-même, quand il vit venir Jacques de Delle, dans tous ses états.

—Il m'arrive quelque chose de terrible, dit Jacques, le visage désemparé...

«Enfin, pensa Julien, je vais peut-être m'intéresser un peu à ce falot personnage...»

Jacques de Delle lui tendit une dépêche:

—Harry Nicolas arrive demain!

—Harry Nicolas? l'auteur dramatique?

—Oui, mon cher. La pièce que nous allons jouer à la matinée de verdure est de lui. Une pièce inédite... ou à peu près inédite: elle n'a été jouée qu'une fois chez les Le Buy, au château de Tressé. Cette unique représentation peut être considérée comme la répétition générale. La première aura donc lieu ici. Seulement, que va dire Harry Nicolas? Je n'ai pas la distribution complète.

—... La distribution...

—Oui, l'interprétation. La marquise et moi, nous jouons les deux principaux rôles. Georges Thonel, qui devait jouer le second rôle d'homme, ne me donne pas signe de vie. Je lui écris lettre sur lettre à Londres... J'ai envie de le lâcher... Mais... Vous n'avez jamais joué la comédie?

—Jamais... Une seule fois... Mais enfin ça ne compte pas. Je puis dire jamais.

—Sauvez-nous la vie! Jouez le rôle en question! Vous y serez très bien...

—Vous êtes trop aimable. Mais vraiment je serai très maladroit, très mauvais... et j'aime autant pas.

—Essayez... Si ça va mal, vous y renoncerez. Et, en tout cas, vous ne pouvez pas me refuser de prendre le rôle pour un jour ou deux. Harry Nicolas ne fera que passer. Je tiens à lui montrer que mon interprétation est au complet... J'ai tellement insisté pour qu'il me laisse jouer sa pièce ici...

—Puisque ça doit vous rendre service, finit par dire Julien, qui n'avait pas beaucoup de défense, et que d'ailleurs, l'idée de jouer la comédie amusait un peu, malgré tous les périls et tous les effrois qu'il envisageait.

Cependant, l'heure du déjeuner approchait. Et Julien allait revoir Antoinette qu'il avait quittée la veille si brusquement après un entretien si significatif. Quand elle arriva sur la terrasse, elle avait l'air extraordinairement distraite.

Sans regarder Julien, elle lui tendit la main, et tout de suite la retira. Puis elle alla jusqu'à sa cousine Lorgis, à qui elle parla avec animation.

Évidemment cette distraction indiquait le trouble de son âme. Cet air léger décelait une forte préoccupation. Il n'y avait pas à s'y tromper. Julien le pensait bien. Mais il n'était pas tranquille tout de même... Lui qui se demandait fréquemment s'il aimait ou s'il n'aimait pas Antoinette, il aurait dû remarquer sa propre inquiétude, et se dire qu'elle était un des symptômes les plus certains de cette sorte d'idée fixe qu'on appelle l'amour.

Pendant le déjeuner, il essaya de rencontrer le regard d'Antoinette. Mais jamais ce regard n'avait été plus insaisissable. Il allait, tournait, s'élevait, s'abaissait, ne se posait nulle part. Le regard de Julien le chassait, comme on chasse un papillon. A la fin, le papillon demanda grâce. Les yeux d'Antoinette, suppliants, se tournèrent vers ceux de Julien. Ils disaient: «Il y a des gens autour de nous. Je vous en prie...!» Tout de même, comme ils ne disaient pas de choses précises, et comme Julien, irrité et troublé lui-même, sentait le besoin de taquiner cette charmante femme, de la faire souffrir un peu, il prit un visage impassible, c'est-à-dire méchant. Mais, rencontrant à nouveau les yeux d'Antoinette, ils les vit cette fois si tendres, si effrayés, qu'il se sentit heureux et malheureux à en défaillir. Et, pour rassurer sans retard la jeune femme, il la regarda à son tour avec toute la passion que peut contenir un regard. Ce n'était qu'une toute petite partie de ce qu'en contenait son âme. Mais enfin, c'était assez clair pour Antoinette, et même pour la plupart des convives.

Chargement de la publicité...