← Retour

Le roman d'un mois d'été

16px
100%

CHAPITRE XVIII

Répétition.

Pourtant les événements ne se précipitèrent pas encore. Au contraire, il s'établit entre Antoinette et Julien, d'un accord tacite, une espèce de trêve: il n'y aurait pas entre eux de nouveau rapprochement avant la matinée de verdure. Il ne fallait pas qu'un grand événement, en modifiant leur existence avant le 25 juillet, pût empêcher l'event mondain qui devait s'accomplir à cette date.

Telle jeune femme, qu'un amant, éperdu d'amour, voulait emmener, toute à lui, loin de son mari et de ses enfants, consentit volontiers à bouleverser sa vie et la vie des siens, mais elle ajourna l'échéance et ne voulut partir qu'après le jour où la petite fille d'une de ses amies devait faire sa première communion. Qui dira l'importance de ces petites obligations et à quel point nous sommes mieux rattachés à notre vie quotidienne par des liens ténus que par de fortes amarres?...

Cependant le reste de la troupe d'amateurs était arrivé au château, sous la forme de deux jeunes filles élancées et de leur jeune frère trapu, le tout sous la direction plus nominale qu'effective d'un père colonel en retraite, capable de jouer douze heures par jour au jacquet de la façon la plus assourdissante. Les deux jeunes filles représentaient chacune une bergère dans la comédie dix-huitième, et le jeune homme s'était taillé un grand succès à Tressé dans un rôle de jeune paysan. A peine arrivés, ils demandèrent où était le tennis. On les y conduisit avec un peu de crainte: car on n'y avait pas joué depuis trois ans. Le jeune homme trapu trouva le court très bien placé, mais le sol, en terre battue, fort mal entretenu. Ce fut, pour le marquis, le signal d'une fureur nouvelle. Pendant une semaine, il ne pensa plus qu'au tennis, employa une équipe de jardiniers à niveler et à battre la terre, fit venir par dépêche de Paris un filet neuf et un grand nombre de balles, ainsi que des raquettes de la meilleure marque. Une fois le court en état, la matinée fut employée à des matches de tennis, l'après-midi étant réservé aux répétitions. Tout le monde fuyait la terrasse où un colonel, aux mâchoires remuantes et terrifiantes, allait de long en large, en guettant la venue d'un adversaire au jacquet. Mais il avait lassé tous les joueurs par son endurance et le bruit insoutenable qu'il faisait avec les pions.

Il y avait très longtemps que le petit dragon n'était venu à Bourrènes. Il était désormais brigadier et était parti en expédition pour ramener des chevaux. De retour au quartier, il put s'échapper un après-midi pour venir jusqu'au château. Il parla à Julien avec une certaine réserve. A la répétition, Julien eut deux ou trois fois l'occasion de se rapprocher d'Antoinette. Chaque fois, il ne put s'empêcher de regarder du côté d'Henri et rencontra le regard du jeune homme. Il fut très soulagé quand, vers cinq heures, le dragon retourna à Tours.

Les répétitions avaient lieu dans un grand salon du bas. La scène était limitée par des chaises.

Julien ne s'intéressait pas beaucoup à son rôle, que les acteurs de métier eussent appelé une panne. Quand c'était son tour de répéter, il venait donner sa réplique avec conscience, mais sans ardeur.

Et voilà qu'un jour, Madame Jehon, la chanteuse, qui assistait à la répétition, s'écria, très convaincue:

—Mais il dit fort bien, monsieur Colbet!

A partir de ce moment, une prétention sournoise s'insinua dans l'âme de Julien.

D'autant que l'opinion autorisée de Madame Jehon fut adoptée par la plupart des assistants. Seul, Jacques de Delle restait sur la réserve. Mais c'était peut-être de la jalousie.

Julien commença à regretter de n'avoir pas un rôle plus long. Ou trouvait qu'il avait une belle voix, des gestes pleins d'aisance. On finit par lui dire: «Mais vous avez beaucoup de talent, monsieur Colbet!»

Il prenait cela en riant, et répétait:

«Voyez-vous! Et je ne m'en doutais pas!»

Mais il était content et un peu troublé.

Antoinette, dans son rôle, était vraiment charmante de grâce et de naturel. Seulement parlerait-elle assez fort? «C'est traître, le plein air,» répétait Jacques de Delle. Il fallait s'habituer à hausser la voix. Mais, dès qu'elle parlait plus haut, il lui semblait qu'elle disait faux, et, en tout cas, sans nuances.

Les deux filles du colonel étaient très maniérées. C'était du moins l'avis de Julien, qui gardait pour lui son opinion. Et puis, devant le public, ce serait peut-être très bien. Le jeune homme trapu, «chargeait» terriblement. Mais il avait eu beaucoup de succès à Tressé.

—C'est égal, disait Jacques de Delle à Julien, je trouve qu'il en fait trop. On a ri là-bas, à Tressé, et j'ai peur que maintenant il exagère...

La petite rouquine, la femme de l'organisateur, n'avait pas joué chez les Le Buy. On lui avait confié cette fois un petit rôle de mère. Elle parlait trop vite, et, quelle que fût la personne, dans la pièce, à qui elle devait s'adresser, ne cessait d'attacher sur son mari de craintifs regards.

Quant à Jacques de Delle lui-même, il répétait, comme on dit, dans ses bottes. Pour lui, ça irait tout seul: l'important était de s'occuper des autres. Ce fut seulement quand il y eut une galerie pour venir voir répéter Julien, qu'il se piqua au jeu, et joua avec toutes ses ressources. On lui fit de grands compliments un peu mous, et, dans les groupes, on le trouva affecté.

Somme toute, l'opinion publique, désireuse de battre en brèche la réputation de Jacques de Delle, lui opposait Julien. Et l'on allait jusqu'à trouver un peu injuste la distribution des rôles.

Seul, Lorgis fut d'un avis différent, et le dit à Julien lui-même:

—Je trouve que vous jouez beaucoup plus vrai que Delle. Mais, devant le public, il aura plus de succès que vous; car il sait mieux que vous un certain nombre de choses grossières, qui feront plus d'effet que votre interprétation, moins artificielle.

Julien s'inclina devant ce pronostic: au fond de lui-même, il pensa bien qu'il ne serait pas justifié par l'événement. Et il en voulut un peu à Lorgis. Était-il donc si inexpérimenté? Par contre, il se sentit une certaine sympathie pour Madame Jehon, qu'il trouvait fort judicieuse et très au courant des choses de théâtre. Et il causa plusieurs fois avec intérêt avec cette dame qui lui inspirait moins d'idées charnelles et plutôt une très vive estime. Elle avait travaillé pour son chant avec de bons professeurs de diction; par conséquent, elle devait s'y connaître. Elle n'hésitait pas à donner la palme à Julien.

Cependant le jour de la représentation approchait. Voici qu'on entamait la dernière semaine. La fête était pour le samedi, et l'on était au lundi.

Les invitations étaient lancées depuis longtemps. C'était la marquise qui s'en était occupée. Elle s'était montrée très stricte dans le choix des invités; il ne fallait pas d'encombrement.

Seulement, le lundi matin, le ciel était fort couvert, et la pluie s'annonçait. Quelle malechance! Tout le mois avait été très beau. Et tout à coup on se prit à craindre le mauvais temps, qui découragerait les invités. On en attendait de la Touraine, de Bretagne, de Normandie et des environs de Paris. Les autos pouvaient braver la pluie et la boue, mais bien des passagères hésiteraient sans doute à s'aventurer en robes fragiles et en chapeaux fleuris.

Antoinette s'affola à la pensée des défections possibles. Qu'arriverait-il si l'on jouait devant des chaises vides? Elle envoya alors au petit dragon tout un lot d'invitations de renfort, à charge par lui de les répartir au mieux entre les officiers de la garnison et diverses notabilités de la ville.

—C'est ennuyeux, dit le marquis, nous n'avions pas du tout pensé au mauvais temps...

Puis il ajouta, subitement inspiré:

—Il nous faut un velum!

On protesta. Ça ne serait plus le plein air. Et l'endroit choisi pour y installer la scène et les spectateurs était déjà fortement assombri, sur trois côtés au moins, par de très beaux arbres qui bordaient la pelouse, et qui justifiaient brillamment l'appellation de ce théâtre de verdure...

—Avec un velum, dit Jacques de Delle, ce sera triste, obscur, on ne verra plus rien.

—Je ferai un velum mobile, dit le marquis, qui abandonnait difficilement une idée, du moment qu'elle entraînait des travaux compliqués et coûteux, et qui n'y renonçait jamais, si la réalisation de ces travaux exigeait une espèce de tour de force. On jugeait impossible que ce velum fût prêt en moins d'une semaine. L'après-midi de ce même jour, le marquis partait pour Paris, emmenant avec lui Julien, qui devait le seconder dans ses démarches. Mais, à la gare d'Orsay, Julien le quitta pour des courses personnelles, auxquelles il se croyait obligé, du moment qu'il revenait à Paris.

Chargement de la publicité...