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Le roman d'un mois d'été

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CHAPITRE XVI

Arrivée d'un personnage épisodique.

L'auto infatigable retournait à Tours l'après-midi. Elle emmenait cette fois ces dames, qui avaient des quantités d'achats à faire dans les magasins. Car, dès le lendemain, on se mettrait à fabriquer les costumes de la pièce. On avait déjà reçu de Paris des pièces de satin rose, vert, bleu. C'était, bien entendu, une pièce du dix-huitième. On trouverait certainement à Tours du galon, de la dentelle, et toutes sortes de fournitures, élastiques, boutons, rubans... Les femmes de chambre étaient mobilisées. La lingerie présentait le spectacle animé d'un atelier de couture chez un grand couturier parisien.

Pendant que ces dames, sans prendre le temps de manger leur dessert, partaient tout de suite pour cette expédition un peu frivole, l'élément masculin et sérieux de la population châtelaine en profita pour se livrer, dans la salle de billard, à une poule au bouchon. Le sculpteur Jehon avait eu cette idée. Et, pour une fois qu'une idée lui venait, on pouvait dire qu'elle était magistrale. Ces messieurs furent enthousiasmés par ce jeu bien français, sur lequel ils étaient moins blasés que leurs valets de chambre, qui ne pratiquaient la poule au gibier que l'hiver, chez les différents marchands de vin de l'Étoile ou de la Plaine-Monceau. Le marquis, surtout, était à son affaire. Il jouait d'ailleurs en artiste et en gentilhomme, négligeant à l'occasion le souci de la victoire et l'appât du gain, pour donner à un de ses concurrents un conseil profitable: «En tête à gauche, et sur la rouge à droite, avec très peu de bille.»

Julien se disait qu'Antoinette n'avait pu lui parler avant son départ. Mais au fond, il préférait cela. Les tendres regards qu'ils avaient échangés lui suffisaient pour un soir ou deux. C'était mieux. Il préférait ne pas trop en prendre à la fois, et s'arrêter quelque temps aux étapes.

Pendant la poule, Jacques de Delle ne cessa d'être fébrile, et comme agité de remords.

—Je reste ici, disait-il, je reste ici! Et je devrais préparer ma journée de demain, qui va être horriblement chargée!... A propos, dit-il au marquis, Harry Nicolas dit qu'il arrivera demain, à trois heures. La voiture pourra aller le prendre à Saint-Pierre?

—Demain, ce ne sera pas commode, dit le marquis. Voyons, demain...

—Il me semble difficile, dit Jacques de Delle, de ne pas aller le chercher là-bas, étant donné qu'il vient de Paris exprès. On ne peut pas lui demander de prendre le petit train pour arriver jusqu'à Grevecey.

—Bon, dit le marquis, bon, je vais voir...

Et il laissa Jacques de Delle un peu inquiet.

Ces dames rentrèrent de Tours complètement claquées. Toute l'après-midi, elles avaient retourné de fond en comble des merceries poudreuses, et saccagé la tranquillité de boutiquières vénérables, qui n'avaient pas fait autant d'affaires en vingt-cinq ans. Elles rapportaient des rubans un peu passés, et notamment de vieilles boucles de souliers tout à fait bien. En dépit de leur fatigue, elles montèrent tout de suite à la lingerie, où elles restèrent si tard qu'on se mit à table sans elles. Elles vinrent demander un morceau de rosbeef, du pain, une carafe d'eau, et remontèrent travailler en toute hâte, en emportant avec elles ce repas de midinettes, qu'elles mangèrent avec leurs femmes de chambre; celles-ci consentirent, elles aussi, à dîner sur le pouce, tant elles étaient possédées, comme leurs maîtresses, par la fièvre du chiffon.

La défection de la petite Anglaise désorganisait la partie de bridge. Personne ne s'en plaignit. Car la vogue de la poule au bouchon n'était pas calmée. Ce jeu recommença, inexorable. Mais si loin qu'il conduisît ces messieurs, ils se couchèrent néanmoins avant ces dames, et Julien, avant de se mettre au lit, vit encore des lumières aux fenêtres du vigilant atelier. Il pensa bien que la marquise devait l'oublier un peu.

Mais il n'était pas pressé. Il se reposait encore à l'étape.

Le lendemain matin, Julien fut accaparé par l'organisateur de la matinée de verdure.

—Il s'agit, dit Jacques de Delle, de copier votre rôle sur le manuscrit. On a déjà fait, à la vérité, une copie de ce rôle; mais elle est entre les mains du jeune Thonel.

... Il me revaudra cela, dit, pour la forme, Jacques de Delle, qui n'était pas homme à tirer vengeance de qui que ce fût.

Julien était voué pour la journée à la compagnie de ce bourdonnant personnage. C'était à eux qu'incombait l'honneur d'aller recevoir à la gare l'écrivain Harry Nicolas. Julien était d'ailleurs ému. Il connaissait de nom Nicolas, mais il ne l'avait jamais vu... Il n'osait pas trop interroger Jacques de Delle.

Bien que Julien n'eût jamais produit qu'une pièce de vers à l'âge de dix-sept ans, il considérait que les velléités d'écrire, qui l'avaient tourmenté légèrement à divers moments de sa vie, faisaient un peu de lui le confrère d'Harry Nicolas. Il avait en tout cas l'impression d'être plus près de lui que des gens du monde. Et il pensait que Nicolas sentirait peut-être cette espèce d'affinité, et reconnaîtrait en lui une sorte de congénère intellectuel, avec qui il aurait plaisir à frayer.

Ils ne virent descendre, ce jour-là, qu'un voyageur à la gare de Saint-Pierre. Ce voyageur sortait d'un compartiment de seconde.

—Est-ce lui? demanda Julien à Jacques de Delle.

L'autre le regarda.

—Ce n'est pas lui. Et d'ailleurs, c'est un voyageur de seconde classe.

Cependant, le voyageur s'approchait d'eux. Il était grand, rasé, vêtu d'une façon très correcte.

—Ces messieurs ne viennent-ils pas du château de Bourrènes?

Et, sur la réponse affirmative de Jacques de Delle:

—Je suis, dit l'inconnu, le valet de chambre de M. Nicolas. Monsieur vous prie de l'excuser. Il a dû descendre à Blois, ayant une personne à voir dans un château par là. Mais cette personne l'amènera à Bourrènes sur les cinq heures avec son automobile.

Et, saisissant d'une main un sac de nuit, de l'autre, une très belle valise, le valet de chambre s'apprêta à suivre ces messieurs jusqu'à la voiture.

Julien était un peu ennuyé d'avoir pris le domestique d'Harry Nicolas pour Harry Nicolas lui-même. Il se dit, pour se consoler, que l'incident n'avait pas eu d'autres témoins que Jacques de Delle. Or l'organisateur était tout à fait dépourvu de mémoire pour tout ce qui n'avait pas un lien direct avec l'organisation des comédies mondaines et des matinées de verdure.

La voiture ne s'en alla pas tout de suite. Le mécanicien avait à prendre des bidons d'huile. Puis on s'arrêta à la petite gare de Grevecey pour emporter un pneu d'une marque nouvelle, que le marquis attendait avec impatience.

—Il est un peu extraordinaire, dit à demi-voix Jacques de Delle à Julien. Voyez un peu si nous avions eu Harry Nicolas! Comme ç'aurait été bien de l'entourer de bidons d'huile! Le marquis ne fait pas attention à cela. Il a tort, il a tort. Surtout avec un homme comme Nicolas, à qui ces choses n'échappent guère.

Quel était donc ce Harry Nicolas? Il intriguait fort Julien.

—Sans compter, dit Jacques de Delle, en tirant sa montre, que nous nous attardons, nous nous attardons. Vous allez voir que Nicolas va être là-bas avant nous. Et ça sera déplorable... A quelle heure M. Nicolas a-t-il dit qu'il serait au château?

—A cinq heures, dit le valet de chambre.

Et il ajouta:

—Plutôt avant qu'après.

—Je vous en prie, dit Jacques de Delle au chauffeur Firmin, ne pourrait-on pas rentrer et prendre ce pneu un autre jour?

Mais toute la supériorité, intrinsèque pourrait-on dire, d'un homme sur un autre, les différences de classe balayées, éclata dans le simple regard que le tout-puissant Firmin jeta à ce reflet, à cette apparence d'être, que l'on nommait Jacques de Delle.

Firmin voulut bien ajouter:

—M. le marquis tient à avoir ce pneu aujourd'hui même. Et d'ailleurs, on n'a qu'à regarder ma roue d'arrière à droite. C'est de la chance si nous arrivons sans crever d'ici au château.

Et il dit encore, mais sans s'adresser à Julien ni à Jacques, car il n'avait pas besoin de confident, et, s'il avait à se plaindre, il ne se plaignait qu'à lui-même:

—Avec le métier qu'on fait, des deux fois à Tours dans la journée, c'est vraiment pas de la toile et de la gomme qu'il faudrait autour des jantes, ce serait plutôt de l'acier trempé.

—Enfin, dit Jacques de Delle, quand Firmin se fut éloigné, nous serons là-bas après Nicolas! Y aura-t-il quelqu'un pour le recevoir? Ces messieurs l'auront-ils attendu? Et ces dames seront sans doute dans la lingerie!

Quand ils arrivèrent au château, ils aperçurent à côté de la remise une limousine de spacieuses dimensions.

—Ça y est! dit Jacques. Il est déjà là! Ah! mon Dieu! mon Dieu!

Le fâcheux événement s'était en effet produit: l'écrivain était arrivé avant eux. Mais les conséquences furent moins terribles que ne le craignait Jacques de Delle. Le plaisir d'arriver en auto bien avant des gens qui sont allés vous attendre à la gare n'avait pas dû laisser insensible Harry Nicolas.

Julien vit sur la terrasse, au milieu d'un groupe attentif, le plus beau, le plus élégant, le plus distingué jeune homme qu'il eût jamais aperçu. Pendant tout le temps qu'il resta au château, Julien ne le regarda qu'avec du soleil dans les yeux, impuissant à le décrire, si ce n'est avec des superlatifs extasiés. Harry Nicolas était âgé de vingt-cinq ans à peine; mais aucun prince chenu, aucun général chargé de gloire, n'eut jamais cette autorité tranquille, qui s'alliait à une grâce infinie, à une aisance miraculeuse. Il avait tellement d'autorité, que toute morgue chez lui était inutile; son fin sourire dispensait une bienveillance accablante au plus grand comme au plus petit de ses auditeurs.

On lui avait réservé une chambre historique, qui n'avait été occupée qu'une fois depuis dix ans, par un prince étranger d'une maison régnante. Julien et Jacques de Delle allèrent l'y chercher pour le mener à table. Il causa avec eux comme avec des camarades, leur confia que Bourrènes, dont on lui avait beaucoup parlé, le décevait.

—Non, ce n'est pas ça, non. Ni comme aspect général, ni comme service, ni, je puis vous le dire à vous, ni comme compagnie... La marquise est bien, dit-il avec indulgence... Le marquis ne manque pas d'allure. Mais l'ensemble n'a aucune tenue. Je connais Lorgis, l'épicier-philosophe. Oui, c'est le plus cultivé des marchands de conserves, nous savons cela. Moi, je déteste ce type de millionnaire-purée, qui met un binocle sans être myope, pour affirmer son horreur du monocle et de la pose. Il porte des cols droits et des jaquettes trop courtes, et il veut se donner l'air de le faire exprès. Je vous assure que j'aime mieux un bon parvenu. Au moins, celui-là fait produire du luxe à ses millions. Il est bien entendu, n'est-ce pas? que les gens du monde sont aussi bêtes que les autres. Mais il y a le décor, et j'aime le décor. Le décor, voyez-vous, il n'y a que cela de vrai...

... S'est-on occupé du mécanicien? demanda-t-il à Jacques.

—On doit avoir de quoi le loger.

—Oh! je vous en prie! dit Harry Nicolas. Voulez-vous voir si on s'occupe de lui? C'est le mécanicien de Mme de Herbeu. Vous connaissez les Herbeu?

—Un peu, dit Jacques.

Julien fit un geste évasif.

—Il faut voir cette installation, dit Harry Nicolas. Ça n'a pas les dimensions gigantesques de Bourrènes. Mais c'est autrement compris! Du reste, j'y ai un peu mis la main... Voulez-vous voir, je vous prie, pour ce mécanicien? Je suis tourmenté...

—Je vais y aller, dit Julien.

—Vous êtes trop aimable.

—Oui, pensait Julien, je suis peut-être trop aimable... Il était absolument médusé par ce splendide Nicolas. Il se sentait devant lui plein de soumission, et, cependant ne voulait pas paraître trop complaisant, afin de se maintenir en bonne place dans son estime.

Il alla trouver Firmin, qui était en grande conversation avec son collègue de l'autre automobile, un homme d'un certain âge qui semblait garder, sous ses arcades sourcilières touffues et profondes, toute la compétence en mécanique de la terre. Firmin répondit par quelques paroles brèves que le nécessaire était fait.

—Je venais de la part de M. Nicolas, dit, pour sa justification, Julien...

Mais il dit cela avec beaucoup de dignité, car tout de même, dans une seule journée, la supériorité de Nicolas et encore celle de Firmin, c'était trop...

A table, Harry Nicolas fit peu de frais. Il parla de sa fatigue, d'une névralgie faciale persistante...

—Oh! comme je vous plains! dit Mme Lorgis. Je souffre quelquefois de névralgies, et je sais...

—Moi, madame, je compte les instants où je n'en souffre pas.

La femme de Jacques de Delle, la petite rouquine, qui ne disait jamais rien, crut le terrain assez solide, et lança cette supposition:

—Vous travaillez trop...

Mais le rouge de ses cheveux s'étendit bientôt sur tout son visage, car Harry Nicolas, dont elle n'attendait pas de réponse, s'adressa directement à elle, et lui envoya plus de paroles qu'elle n'en avait reçu depuis le jour de sa naissance...

—Moi, madame, mais je ne fais rien, rien. Il y a six mois que je n'ai pas touché une plume. Je n'appelle pas un travail quelques pages que je dicte tous les huit jours pour un magazine anglais... Trente guinées par semaine, qui sont bonnes à prendre... Mais il n'y a pas un homme qui travaille moins que moi. J'ai deux engagements de pièces à livrer pour la saison d'hiver. Je vais faire mon possible pour ne pas payer le dédit, et pour les faire remettre à l'année d'après...

Cependant Julien voyait arriver la fin du repas, et se demandait avec appréhension si le marquis allait parler de la poule au bouchon. Il en parla! Et, le curieux, c'est que Nicolas n'en parut pas choqué outre mesure. Cela, n'est-ce pas? on ne savait plus... ça devenait de la fantaisie... Les dames en profitèrent pour remonter travailler, et Julien, à son grand étonnement, vit que le brillant écrivain s'oubliait jusqu'à s'amuser presque naïvement au billard. Mais vers dix heures, Nicolas se ressaisit, tendit une main désespérée au marquis, en mit une autre aussi triste sur son front, et dit que décidément il souffrait par trop de sa névralgie, et qu'il s'excusait de se retirer...

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