Le roman d'un mois d'été
CHAPITRE XX
La matinée de verdure.
Antoinette, le lendemain, ne demanda pas à Julien ce qu'il avait fait à Paris. Il appréhendait un peu une petite scène semblable à celle qui avait suivi son voyage à Tours. Mais la marquise était vraiment trop occupée par la matinée de verdure. Elle se reprochait d'avoir consenti à jouer dans la pièce: car elle avait déjà tant de soucis comme maîtresse de maison, sans y joindre encore ses préoccupations d'actrice!
Au fond, elle craignait de n'avoir pas de succès. Les hôtes du château qui la voyaient répéter tous les jours, ne la soutenaient pas assez de leurs encouragements. Au contraire, madame Jehon, très fière d'avoir découvert Julien, ne cessait de prodiguer au jeune homme des approbations enthousiastes et l'applaudissait violemment chaque fois qu'il sortait de scène.
Julien se demandait si la marquise ne lui en voulait pas un peu. Il pensait qu'il agissait sans discrétion en accaparant ainsi le succès. Il s'en ouvrit à madame Jehon, comme elle le complimentait.
—Je suis content de m'acquitter convenablement de ce que j'ai à faire, dit-il avec une modestie qu'il croyait sincère. Mais ce que je souhaite, avant tout, c'est que la marquise ait le grand succès qu'elle mérite. Son rôle est beaucoup plus important que le mien. Et j'ajoute que ça lui fera beaucoup plus de plaisir qu'à moi...
—Elle est gracieuse, dit madame Jehon. Mais elle n'a pas d'organe. Et, croyez-moi, l'organe, c'est tout. Vous, vous avez l'organe.
On ne pouvait pas répéter au jardin, bien que le temps fût très beau. Mais vingt ouvriers travaillaient au velum avec acharnement. Ce charmant emplacement du théâtre de verdure avait pris l'aspect d'un chantier, encombré de terre, de sable, de ciment et de poutres de fer. On se demandait avec désespoir si, pour le samedi, tout cela arriverait à être propre. Quelle funeste idée que celle de ce velum!
Tout le monde en était obsédé, sauf le marquis, qui était désormais occupé de bien autre chose. L'ingénieur de la maison de constructions était installé au château, et avait fait la conquête d'Hubert, qui ne rêvait plus que de lui faire construire des ascenseurs, et même une sorte d'aqueduc, parce que tout à coup le système d'adduction d'eau lui avait paru rudimentaire.
La nuit du vendredi au samedi, les ouvriers ne cessèrent de travailler, éclairés par d'énormes phares dont la lumière pénétrait dans les chambres, malgré volets et rideaux. Julien, très agité, dormit mal. Hubert ne se coucha pas, et fit même, pendant plusieurs heures, la partie de jacquet du colonel en retraite, qui ne s'effrayait jamais d'une nuit blanche, car il ne dormait bien qu'en plein salon, avec une grande assistance autour de lui.
On attendait une partie des invités pour déjeuner. Un grand déjeuner froid avait été préparé dans une vaste salle d'un très vieux bâtiment, qui était jadis une sorte de couvent attenant au château. On appelait cette salle le réfectoire des moines. Le marquis avait trois ou quatre fois commencé à raconter devant Julien l'histoire de cette partie de Bourrènes. Mais il n'avait jamais eu le temps d'achever son récit, et Julien ne s'était pas risqué à demander la suite.
On avait fait venir de Tours des voitures de tous modèles pour amener de la gare les invités qui n'arriveraient pas en auto. Vers deux heures, une trentaine d'automobiles (deux cents, dit plus tard la légende,) étaient rangées dans la grande cour. Le chauffeur Firmin, en gentleman, coiffé d'un élégant chapeau de paille et vêtu d'une jaquette gris-clair, recevait les mécaniciens, s'informait de leurs besoins d'huile et d'essence. Dans le petit atelier attenant à la remise, deux ouvriers d'un garage de Tours se tenaient prêts pour les éventuelles réparations. Dans l'autre cour, les cochers du château recevaient les cochers des invités. Cochers et mécaniciens se retrouvaient à un buffet copieusement garni.
A trois heures, un coup de cloche invita l'assistance à se diriger vers la salle de verdure. Jehon, le diplomate, Lorgis, avec la supériorité que leur titre d'invités à demeure leur donnait sur tous les autres, servaient de commissaires sans insignes, et dirigeaient les spectateurs vers la salle de verdure.
Le marquis avait fait venir de Paris trente musiciens. Grâce aux invitations supplémentaires, toutes les places se trouvaient occupées. Il fallut même encore ajouter un grand nombre de bancs.
Jacques de Delle avait tenu à installer entre deux montants une espèce de rideau. Ce rideau s'écartant légèrement, Julien, déjà habillé, put apercevoir toute l'assistance... Les voix et les couleurs se mêlaient dans un tumulte étourdissant et somptueux. «Il y a là les plus grands noms de France,» murmura le diplomate, qui, profitant de son privilège d'hôte du château, avait pénétré sur la scène.
—Ainsi donc, pensait Julien, c'est moi qui vais jouer devant ces gens-là! Et ils vont me faire un succès!...
Écho de cette voix intérieure, la voix du diplomate répéta:
—Vous allez avoir un triomphe. Je vous ai applaudi hier; vous étiez charmant.
Il n'y avait jamais eu de conversation très suivie entre Julien et le diplomate. Du moment que ce dernier semblait faire des avances, c'était bon signe. Il était assez dans son caractère de soutenir ceux qui réussissent.
Julien entendait encore les applaudissements de la veille, après la répétition en costumes. Sous la conduite de Madame Jehon, coryphée, toute la population habituelle du château avait fait un succès au jeune homme, à la fin de chacune de ses deux scènes.
Il avait mis un costume de chevalier, qui avait servi au marquis vingt ans auparavant. Le vêtement était encore tout frais, et bien à la taille de Julien.
—Ému? demanda Jehon, le sculpteur.
—Pas du tout. Je croyais, il y a une quinzaine, que ce jour n'arriverait pas, et que s'il arrivait, je n'aurais pas la force de parler... Je ne ressens qu'une assez vive impatience, et je suis un peu énervé que ça ne commence pas tout de suite...
—Place au théâtre! s'écria derrière eux Jacques de Delle.
Il apparaissait dans toute l'importance de ses fonctions. Il était à la fois affairé et sûr de lui, comme un homme qui en a vu bien d'autres, mais qui tient à rester constamment à la hauteur de sa réputation, et à ne rien laisser au hasard.
Il indiqua la sortie à Jehon et au diplomate, d'un air à la fois autoritaire et courtois.
Julien dut s'éloigner aussi, car il n'était pas des deux premières scènes.
Le rideau se leva... Après un court dialogue entre la petite rouquine, qui jouait une vieille comtesse, et une des filles du colonel, paysanne malicieuse, la marquise fit son entrée; et ce fut une longue salve d'applaudissements. Elle fut applaudie encore à deux ou trois reprises, au cours de sa scène, chaque fois d'une façon violente et prolongée.
—Allons! Allons! dit Jacques de Delle, qui attendait son entrée, à côté de Julien. Ils sont bien disposés.
Lui-même eut beaucoup de succès dans la scène suivante, moins que la marquise, sans doute. Mais il n'y avait pas à se plaindre: ça portait.
La marquise était sortie de scène, saluée d'applaudissements interminables. Jacques de Delle en attendit la fin pour placer un court monologue, qui précédait l'entrée de Julien.
Celui-ci ouvrit la porte et s'écria:
Et Jacques de Delle, répondit, achevant le vers:
Puis ce fut à Julien à placer une petite tirade qui avait fait beaucoup d'effet à la dernière répétition.
Elle en fit moins ce jour-là. On entendit comme la veille l'applaudissement résolu de Madame Jehon. Mais l'assemblée ne suivit pas, et même il y eut des défections parmi les gens du château, dont la plupart se rallièrent au silence indifférent de la grande majorité.
Julien était un peu désemparé. Mais il eut le temps de se remettre, car c'était à Jacques de parler pendant quelques instants. Jacques fit deux ou trois effets dans le courant de la scène. Puis Julien prit congé:
Jacques de Delle:
Et Julien, s'inclinant:
Il sortit avec grâce, au milieu d'un silence complet, que l'approbation, découragée sans doute, de la chanteuse n'essaya même pas de troubler.
«C'est curieux! se dit Julien. C'est curieux!»
Il était abasourdi. Il resta dans la coulisse pour suivre la dernière scène du premier acte. Mais il n'écoutait pas. Il entendit cependant les applaudissements qui saluaient chaque tirade de la marquise.
Au baisser du rideau, un enthousiasme sans fin monta entre les grands arbres de la salle de verdure. On finit par détraquer le rideau, à force de le relever.
—Le rideau ne marche plus! Nous sommes bien! s'écriait Jacques de Delle, affolé...
Mais il ne réussissait pas à communiquer son désespoir à la triomphante Antoinette.
On avait défendu l'accès de la scène. Des invités emballés forcèrent les consignes. Et ce fut presque une bataille pour refouler les assaillants.
—Nous avons un changement de décor à faire! gémissait Jacques de Delle. Et il faut que vous-même vous changiez de costume!
—Laissez donc, disait Antoinette, nous perdrons dix minutes, voilà tout.
Et, magnanime, elle faisait signe de laisser approcher quand même le flot des complimenteurs.
Julien restait dans un coin. Il assistait au défilé...
Enfin, une personne s'approcha de lui. C'était Madame Jehon.
—Quel succès! croyez-vous!...
Elle ajouta, d'un ton de gronderie amicale:
—Vous, vous n'avez pas été tout à fait aussi bien que les autres fois!
On finit par balayer la scène. Les ouvriers du velum remirent en état le mécanisme du rideau.
Puis, le deuxième et dernier acte commença. Antoinette, cette fois, était en travesti. Elle était exquise d'élégance et de grâce, et on lui fit un succès monstrueux. Julien rentra en scène. Il y eut, à un semblant de plaisanterie qui se trouvait dans son rôle, deux ou trois petits rires gentils, qui lui firent plaisir; il n'était plus très exigeant. Le reste de sa scène passa sans bruit, et il s'en alla de nouveau dans le silence. Mais il s'en alla l'âme tranquille, heureux d'avoir fini, et fait à l'insuccès.
A la fin du deuxième acte, il n'y avait plus de consigne; la scène fut envahie.
On ne pouvait approcher d'Antoinette, très animée, et qui racontait sa peur, en scène, quand elle avait senti son écharpe en dentelle se prendre dans une porte... Mais personne n'avait remarqué cela, et la pluie d'éloges continuait, intarissable.
Julien aurait bien voulu s'en aller. Il ne pouvait regagner sa loge, que l'on avait aménagée dans un petit pavillon voisin. Un peuple élégant en délire envahissait toutes les dépendances et les chemins.
Julien vit venir à lui Lorgis. Le marchand de petits pois était le seul qui n'eût pas pronostiqué son succès. Julien craignit de le voir triompher, et s'empressa de lui donner gagné...
—C'est bien vous qui aviez raison! lui cria-t-il.
—Hé bien, dit Lorgis, après la répétition d'hier, j'avais changé d'avis et je croyais que ça irait parfaitement pour vous. Mais vous aviez un rôle décidément insignifiant, et vous n'étiez pas connu du public. Il ne faut pas croire que vous ayez été mauvais. Je vous ai trouvé beaucoup d'aisance, et vraiment une diction excellente. Mais, je vous le répète, on ne vous connaissait pas. Moi qui suis un vieil amateur de théâtre, je sais ce que c'est que l'autorité. Antoinette, dit-il en baissant la voix, est la maîtresse de céans. Voilà... Sa diction est moins bonne que la vôtre. Sa voix est faible. Je pensais hier qu'on ne l'entendrait pas. Aujourd'hui, elle n'a pas parlé plus distinctement, elle n'a pas haussé la voix: on l'a entendue cependant, à cause de son autorité. Ce qu'on n'entendait pas, on le comprenait...
La voix de cet homme équitable ne remit pas Julien tout à fait d'aplomb. Il était à un petit instant de sa vie où l'on ne se contente pas des joies du mérite obscur. Seulement, comme c'était un garçon qui n'aimait pas être longtemps ennuyé, il commença tout de suite à se consoler, en prenant la résolution ferme de ne plus jamais jouer la comédie.