Le roman d'un mois d'été
CHAPITRE IV
Deuxième entrevue.
Antoinette! elle s'appelait Antoinette!
Pour que Julien fût tout à fait pris, il manquait encore quelque chose; il fallait que la marquise fît un pas en avant, un tout petit pas. Julien se croyait fier. Il était, plus exactement, paresseux, mettons un peu lâche. Il avait peur des rebuffades, et n'aimait pas se donner du mal.
Sans qu'il s'informât davantage, des détails sur le marquis et la marquise de Drouhin lui étaient arrivés de tous côtés. Les deux jours qui suivirent le déjeuner chez Antoinette, Julien, par un phénomène bien connu, entendit prononcer plusieurs fois le nom de ses nouvelles connaissances, ce nom qu'il ignorait totalement une semaine avant. Mais il pensa qu'on l'avait peut-être prononcé déjà devant lui, sans qu'il le piquât au passage.
Il n'entendit rien de défavorable sur la réputation de la marquise de Drouhin. Et il cherchait encore à s'expliquer l'impression brutale qu'Antoinette avait produite sur cet ami, qui avait rencontré la jeune femme à l'Auto-Hall. Allons! ce camarade de régiment était un grossier compagnon qui ne pouvait parler d'une femme d'une façon convenable. Julien, lui, ne pensait à rien d'autre qu'à des entretiens délicieux avec cette longue et mince et délicate Antoinette. Il n'imaginait aucun rapprochement physique, et il lui semblait même impossible que jamais, dans une conversation avec elle, il pût être amené à effleurer certains sujets.
Julien, jeune homme intelligent, était d'une nature confiante, et se trouvait bien de sa naïveté. Son premier mouvement fut toujours de faire crédit à de nouvelles connaissances. Dans les affaires, il ne pouvait jamais imaginer que ce monsieur de bonnes manières pût jamais révéler une âpreté cupide. De même une dame élégante et fine n'avait pas de pensées indécentes. Il savait très bien que sa confiance pouvait lui attirer des déconvenues. Mais il avait cette vague impression qu'il valait mieux pour lui être crédule que méfiant, et qu'il n'aurait dans la vie pas plus de chances de se tromper que n'en ont certains malins, toujours disposés à prêter à leur prochain des sentiments intéressés et des idées perverses à leur prochaine.
Au déjeuner du marquis, Antoinette avait disparu assez rapidement, sans prendre congé des invités. Le marquis, quand Julien s'en alla, lui fit promettre de revenir bientôt, mais sans indiquer de jour. Et Julien connaissait déjà assez son hôte pour savoir qu'il n'y avait pas à être fixé sur ses intentions, pas plus que le marquis ne les connaissait lui-même. Le «à tout de suite» pouvait signifier demain, ou: dans deux ans.
Julien n'avait pas songé à demander quel jour il pourrait rendre visite à la marquise. D'ailleurs, même s'il y eût songé, il n'eût sans doute pas osé... étant donnée l'intimité profonde et compromettante qui existait déjà, dans son esprit, entre lui et Antoinette.
Pendant trois ou quatre jours, il n'entendit parler de personne. Aussi l'absence faisait-elle son œuvre. L'image de cette dame blonde toute en dentelles, immatérielle, presque divine, grandissait dans son souvenir, le remplissait tout entier. En même temps, un besoin de présence féminine le poussa à visiter chaque jour une des trois ou quatre personnes obligeantes qui composaient son harem disséminé et économique. Il se montra avec elles plus tendre et plus loquace, plein de pitié pour leur intelligence secondaire qui ne comprenait pas Wilbur Wright. Mais elles étaient du sexe à qui il devait Antoinette, et il fallait les aimer pour cela. Le soir, il dînait tout seul au restaurant, et la musique des tziganes le jetait dans une telle émotion qu'il se cachait la tête dans ses mains, comme un homme qui réfléchit, afin de pouvoir pleurer tout à son aise. Il pleurait délicieusement.
Il ne souffrait pas d'être séparé d'Antoinette. Peut-être se sentait-il plus tranquille, à l'aimer ainsi tout seul. Il n'avait pas besoin de se gêner avec lui-même, et de brider sa passion.
Aussi fut-il obligé de se faire une raison, quand il reçut une invitation à goûter de la marquise, qui l'attendait avec quelques amis et amies dans un hôtel anglais à la mode.
Il allait être forcé d'agir, de surveiller ses regards et ses paroles...
Le beau temps de son amour solitaire était passé.
Julien, on l'a vu, n'était pas tout à fait un jeune homme inexpérimenté, et peu fait aux usages du monde. A vrai dire, il n'avait pas fréquenté une société aussi élégante que celle d'Antoinette; mais il avait vécu à Paris, et dans une bourgeoisie d'un niveau social assez élevé. Il aurait tout au moins de la méfiance et de la prudence, quand il irait dans le grand monde. Il n'y serait pas gauche, mais timide et réservé.
Il avait déjà été plusieurs fois dans les thés à la mode, mais il ne connaissait pas l'hôtel anglais où l'avait convié la marquise de Drouhin. Il se présenta dans un vestibule élégant, sobre, tout en acajou. Il feignait de ne pas regarder autour de lui, en donnant son pardessus d'été au vestiaire, d'un geste distrait et le plus machinal possible. Il promena sur l'assemblée un regard flegmatique, aperçut la marquise installée dans un coin de salon avec quelques dames et se dirigea vers elle sans trop de hâte. Il avait eu un moment d'hésitation avant de retrouver Antoinette, toute différente cette fois. Ses formes apparaissaient dans sa robe souple, une robe couleur de sable clair. Elle portait un chapeau démesuré, une sorte de construction aérienne qui ressemblait à la fois à une pagode et à un jardin suspendu. Elle eut pour Julien un sourire tout à fait aimable, qui ne le satisfit pas. C'était trop et trop peu. Il aurait souhaité plus de sentiment caché. Ce fut sa première déception. Il ne se rendait pas compte qu'il ne s'était pas fait chez Madame de Drouhin un travail parallèle à celui qui s'était effectué dans son propre esprit.
Quand il s'était trouvé pour la première fois en présence d'Antoinette, une sorte de réclame préparatoire avait attiré son attention sur la marquise, tandis que lui, Julien Colbet, n'était qu'un inconnu pour elle. Il avait sans doute produit une impression favorable. Mais l'attention de la jeune femme n'avait pas été attirée suffisamment sur cet aimable voisin de table pour qu'elle se fût rendu compte qu'il lui avait plu. Il y avait donc un «handicap» dans cette passion naissante. Il était parti avec beaucoup d'avance sur elle, et il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'elle ne l'eût pas encore rejoint. Mais comme il ne voyait pas clairement ces raisons, il fut très déçu.
D'autre part, la conversation ne fut pas accueillante. Il y fut question d'un divorce prochain entre personnes qu'il ne connaissait pas. Il attendit que ce sujet fût épuisé, comme on attend, au coin d'une rue, le passage d'une file de voitures. Il garda seulement par politesse un air intéressé. Puis on parla d'une pièce récente qu'il n'avait justement pas vue. Le seul personnage masculin qui, avec Julien, assistait à ce goûter, prit la parole. C'était un bon causeur amateur de force moyenne, un homme blond, au regard fin. Il était professeur quelque part, et se lançait depuis peu dans ce milieu mondain. Il arrivait là, toujours assez documenté sur quelques sujets actuels, et muni de deux ou trois paradoxes pas trop redoutables. Comme il en imposait aux dames, et qu'elles ne voulaient pas risquer en sa présence des opinions qu'elles n'étaient pas sûres de pouvoir défendre assez brillamment, on ne le contredisait pas, on le laissait sortir tout ce qu'il avait à dire. Puis on se hâtait de passer à un autre sujet. Ou bien une personne, en se levant, entraînait la dislocation de tout le groupe. C'est ce qui arriva ce jour-là. Antoinette, avec des simulacres de tentatives pour retenir ses invités, leur tendait néanmoins une main condescendante. Julien, qui avait tout son temps à lui, se crut obligé de faire l'homme pressé, et se retrouva, l'instant d'après, très désemparé, dans l'avenue des Champs-Élysées. Puis il se dit que la marquise allait sortir derrière lui, que peut-être elle l'apercevrait de sa voiture, et qu'elle verrait qu'il n'avait aucune espèce de but. Alors il se mit à marcher très vite et disparut dans une rue latérale.
Allons! il fallait encore une fois renoncer à cette aventure... Et c'était bien mieux ainsi. Il n'était pas fait pour ce monde-là. Il détestait ces bavardages insignifiants de jolies oiselles, et ces pédants pour dames, qui venaient pontifier au milieu d'elles. Il chanta encore un hymne, gonflé d'un enthousiasme factice, à la froide liberté. Puis il alla dîner au restaurant, chercha en vain à organiser un poker, ne trouva même pas ce soir-là un camarade avec qui passer la soirée, et promena désespérément dans un music-hall son âme vraiment trop libre et trop délestée.