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Le roman d'un mois d'été

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CHAPITRE XVII

Mise au point.

Julien était un peu ennuyé des appréciations sévères du brillant écrivain sur les hôtes de Bourrènes. Alors, quoi? ce n'était pas tout à fait le grand monde? Nicolas trouvait la marquise très bien. Comment aurait-il pu porter sur elle un autre jugement? D'ailleurs, même s'il avait eu quelque chose de défavorable à dire sur le compte d'Antoinette, il se serait peut-être tu par méfiance. Un invité jeune comme Julien... On ne savait pas au juste ce qu'il faisait au château... Et peut-être valait-il mieux ne pas médire devant lui de la châtelaine...

Par exemple, Julien ne pouvait admettre ses appréciations sur Lorgis. Et qu'il n'eût pas senti la valeur de cet homme, voilà qui condamnait son sens critique! Non: Lorgis était un être infiniment précieux! Nicolas devait sentir cela. Il le dénigrait sûrement par jalousie... Tout de même, Julien, un peu influencé, se sentit plus indépendant vis-à-vis du marchand de petits pois. Et la perspective de lui déplaire l'effraya moins. Car cette âme un peu faible avait besoin que l'approbation de l'opinion publique vînt, dans une certaine mesure, sanctionner le choix qu'il avait fait de ses amis.

L'écrivain ne descendit pas de toute la matinée. On ne le vit que lorsque la cloche du déjeuner eût sonné. Il apparut sur la terrasse, dolent et plein de langueur, et se plaignit de n'avoir pas pu dormir. Insomnie d'un effet en tout cas assez curieux, car ses traits charmants en étaient encore tout bouffis.

Combien de temps allait-il rester au château? On se le demandait avec angoisse, sans trop savoir si on désirait le garder le plus longtemps possible, ou bien si l'on souhaitait être bientôt soulagé de sa présence honorifique et un peu fatigante.

Il mit fin à l'anxiété de tous, en priant le maître d'hôtel d'avertir son mécanicien qu'il s'en irait à trois heures. La consternation fut générale. Jacques de Delle espérait tout au moins qu'il lirait sa pièce aux interprètes.

—Mais non, mon cher, vous l'avez jouée, et vous la lirez le mieux du monde...

On sentit qu'il n'y avait rien à dire. Julien, pour sa part, était plutôt content qu'il s'en allât. Car il s'était imaginé qu'Antoinette le regardait avec admiration et il frissonnait à l'idée d'entrer en rivalité avec un si prestigieux jeune homme.

—Au moins, dit madame Lorgis à Harry Nicolas, nous vous aurons pour la représentation?

Il la regarda avec accablement.

—Je crains, dit-il, que ce ne soit la grande impossibilité...

Sa voix prit une inflexion très grave.

—Une amie à moi... une camarade à qui je m'intéresse beaucoup... va subir d'ici une quinzaine de jours l'opération de l'appendicite. Et je serai absolument forcé d'être là.

Ce fut le bienheureux point de départ d'une conversation générale très animée. Tout le monde avait quelque chose à dire sur l'appendicite, chaque convive ayant l'avantage de compter au moins un opéré parmi ses proches. On cita des cas difficiles et des guérisons singulièrement rapides. Madame Jehon, la chanteuse, prétendait qu'on ne souffrait plus... Ça dépend, dit madame Lorgis. Je connais une personne... Quelqu'un, à l'autre bout de la table, racontait qu'en Amérique on opérait d'autorité tous les petits enfants. Trois ou quatre conférences s'organisaient simultanément, et les auditeurs, qui n'écoutaient rien, attendaient fébrilement qu'une chaire fût libre pour s'y précipiter. Le seul Julien regardait Harry Nicolas et pensait que le brillant écrivain devait être un peu froissé de ce que, lui étant présent, l'attention ne se concentrât pas sur une personne.

Le repas était fini depuis longtemps que les convives étaient encore à table, agitant avec passion la question de savoir si les pépins d'orange et l'émail détaché des casseroles peuvent vraiment engendrer cette pernicieuse maladie, et se demandant, après d'autres autorités médicales, comment il se faisait qu'une affection si fréquente n'eût été signalée que depuis si peu de temps... Jehon, le sculpteur, sembla trouver la solution dans un éclair de génie, et avança que peut-être l'appendicite, mal connue, était traitée jadis sous un autre nom...

—Alors, vraiment, vous ne pouvez pas rester? implora Jacques de Delle, quand on passa sur la terrasse, et qu'accompagné du fidèle Julien, il eût réussi à isoler Harry Nicolas.

—Mais non, voyons! J'ai tenu à connaître Bourrènes, où je n'étais pas encore venu. Maintenant, que ces braves gens fassent ce qu'ils veulent avec ma pièce. Je serai ravi qu'elle ait du succès. Et si c'est une tape, je m'y résignerai humblement.

—Il n'y a aucune raison, dit Jacques de Delle, pour que ça n'ait pas un grand succès, étant donnée la façon dont la pièce a été accueillie à Tressé.

—Ça n'est pas la même chose, dit avec compétence Nicolas. Là-bas, nous avions un public de choix, à qui rien n'échappait. Ma pièce a le défaut de n'être pas faite pour tout le monde...

—Nous aurions été tellement heureux de vous avoir, dit Jacques de Delle... Mais je vais chercher le manuscrit... J'ai quelque chose à vous demander pour le rôle de M. Colbet.

Quand il se fut éloigné:

—Ce Delle est un très bon garçon, dit Nicolas à Julien, un peu terrifié de rester son seul interlocuteur. Mais je n'aurais pas été fâché, si cela avait été possible, d'assister à une ou deux répétitions. Entre nous—mais tout à fait entre nous, n'est-ce pas? c'est un si bon garçon!...—il n'a pas très bien saisi le sens de la pièce. Ça n'a pas eu d'importance là-bas, étant donné que le rôle de femme était tenu, et à la perfection, par mon amie...

Et il nomma une actrice assez fameuse...

—Vous ne saviez pas qu'elle était mon amie? Je le dis, parce que notre liaison est très connue. C'est une fille admirablement douée; mais il n'y a aucune fatuité de ma part à constater qu'elle a été absolument transformée par moi. C'est énorme, vous savez, l'influence qu'un écrivain peut avoir sur le talent d'une femme de théâtre. D'ailleurs, bien souvent, ça se perd aussi vite que ça s'acquiert. Nous avons été brouillés trois mois, pendant lesquels la pauvre fille a fait une création: c'est la seule tape qu'elle ait ramassée dans sa vie.

La sévérité de Harry Nicolas avait un caractère universel qui commençait à rassurer un peu Julien.

A trois heures moins le quart, il fallut se diriger discrètement vers la remise, pour voir si l'auto s'apprêtait. Le mécanicien, aidé de Firmin, finissait de remonter un pneu. Une touchante intimité s'était établie entre les deux chauffeurs, qui, la veille encore, s'ignoraient. Le marquis était venu aussi par là. Il remarqua que le vieux mécanicien avait le visage fort coloré, les yeux humides et très attendris sous leurs arcades farouches.

—Dites donc, demanda tout bas Hubert à Firmin, votre camarade a l'air d'avoir bien déjeuné?

—Oui, dit Firmin, il est un peu mûr.

Firmin, moins guindé lui-même qu'à l'ordinaire, parlait un langage moins affecté et plus expressif.

—Hé bien... est-ce qu'il n'y a pas de danger?

—Oh! une fois au volant, dit Firmin... Et puis, le frère a l'habitude de ces états-là. S'il fallait qu'il attende d'être sec pour monter dessus son siège, j'ai peur qu'il ne conduirait pas souvent.

On vit bien d'ailleurs que ce mécanicien n'était pas autrement gêné par cette légère «bitture», car il amena magistralement sa limousine le long d'une allée étroite et sinueuse qui aboutissait au perron.

La mise en auto d'Harry Nicolas se fit avec toute la solennité désirable. Toute la population du château formait la haie sur les marches. Il monta dans la voiture, avec son indolence inimitable, s'étendit gracieusement sur les coussins, et agita comme une fleur languissante sa souple et blanche main.

On le suivit des yeux le plus longtemps possible. Julien se trouvait un peu à part, à côté de Lorgis.

—Hé bien, dit le marchand de petits pois, j'espère que vous n'avez pas perdu votre temps, et que vous avez profité à votre soûl de ce numéro extraordinaire? Comme il est regrettable qu'il ne revienne pas pour la représentation! Car je suis de ceux qui l'ont vu à Tressé. Il y fut admirable! Sa façon de recevoir des compliments de tous les snobs qui étaient là, et qui, par peur de ne pas comprendre les délicatesses de son œuvre, avaient fait un sort à chaque vers! On s'est pâmé jusqu'à la nuit sur sa petite choserie dix-huitième siècle, qui n'était pas plus mauvaise qu'autre chose, mais surtout pas meilleure! Seulement, il n'avait pas manqué de sortir tout le charmant attirail irrésistible: poudre à la frangipane, rocaille, meuble de Boule, camaïeu, habit zinzolin!

—Il n'a pas de talent? demanda timidement Julien

—Mais si! Le bougre a du talent et de l'esprit. Heureusement. Il faut qu'il en ait! S'il était sans valeur, il y a longtemps qu'il serait retombé à terre, comme un ballon d'enfant mal gonflé. Tel qu'il est, il continuera longtemps à planer avec grâce, et à orner nos salons et nos jardins.

Julien regardait Lorgis avec satisfaction. Tout de même, ce second oracle parlait d'une voix plus équitable et plus sage.

Cependant l'oracle se mit à grincer des dents. Il avait aperçu l'homme qui le faisait sortir de sa sagesse.

—Ce diplomate!... Regardez-le! Quelle nullité! Certainement sa valeur sociale est très inférieure à celle de Jacques de Delle. Celui-là au moins a une petite spécialité. On ne peut pas dire qu'il y excelle. Mais enfin, il connaît un peu son métier d'organisateur de comédies. Je l'ai vu répéter et faire répéter. Il a un besoin un peu ridicule d'employer des termes spéciaux, de dire: le plateau, pour dire la scène, et: cour et jardin pour la gauche et la droite, (ou la droite et la gauche, je ne sais pas au juste). De même, il aime à dire: «Appuyez» ou «chargez l'avant-scène» pour «levez» ou «baissez le rideau». Ceci posé, il témoigne de certaines qualités, assez médiocres, mais pas négligeables. Très souvent les gens qui nous semblent ridicules ne le sont que superficiellement. Mais, par malveillance naturelle ou par ennui de réviser notre premier jugement, nous ne voulons pas convenir qu'ils ont en eux quelque chose de bon que nous pourrions utiliser et que nous laissons perdre par un injuste mépris. Si notre malveillance tient à garder une proie, il nous reste ce diplomate, ce railleur de parti-pris, ce soi-disant homme d'esprit, qui juge à tort et à travers et qui vaut certainement beaucoup moins que cet imbécile qui, lui, au moins, sait faire quelque chose...

Harry Nicolas n'avait fait que passer dans la vie de Julien. Il ne s'était pas trouvé en concurrence avec lui; aucun conflit ne les avait opposés l'un à l'autre. Et pourtant ce passage météorique eut une influence notable sur l'existence sentimentale du jeune homme. Le prestige de Nicolas eut beau s'atténuer à ses yeux, il n'en restait pas moins que quelqu'un était venu au château, qui avait jugé tout l'entourage avec plus d'indépendance. Et, d'avoir été à côté de cet homme qui les jugeait, Julien cessait de se trouver, parmi ces gens, dans l'état d'infériorité où il s'était senti jusque-là.

Même la marquise devenait un être moins éloigné et différent de lui, moins immatériel. Et l'idée de sa possession ne fut plus désormais un Graal miraculeux, vers lequel il s'avançait avec effroi; c'était maintenant une entreprise plus humaine, délicate sans doute, mais pratiquement réalisable.

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