Le roman d'un mois d'été
CHAPITRE XIII
La galerie intervient.
Le marquis, la marquise, madame Lorgis et madame Jehon étaient partis, après le déjeuner, pour faire une grande promenade en auto. Le diplomate avait entraîné Jehon à la pêche à la ligne.
Il y avait, à trois kilomètres du parc, une petite rivière qui, disait le diplomate, devait être «poissonneuse en diable». Il prétendait être un fanatique de la pêche et un connaisseur.
—Il a l'air d'un pêcheur assez compétent, dit Julien à Lorgis.
—Il n'est compétent en rien, dit Lorgis.
—Vous dites cela, constata Julien, avec une espèce de joie sauvage.
—C'est possible, dit Lorgis en souriant, mais que voulez-vous? Ce genre de type-là, c'est celui que j'exècre le plus... Compétent, le diplomate? C'est un de ces individus à qui la compétence sera toujours interdite, parce qu'ils ont un besoin constant de briller, dans n'importe quel ordre d'idées, et que jamais un gaillard comme ça n'aimera connaître les choses pour le plaisir de savoir. Ainsi, je préfère cent fois le marquis, si hurluberlu qu'il soit. Au moins, lui, il s'intéresse vraiment à ce qui l'occupe... Pas longtemps, mais il s'y intéresse. Tandis que ce monsieur Dessiré, le diplomate... Vous savez qu'il n'est même pas diplomate? Il a passé jadis un vague examen des Affaires Étrangères; il est parvenu, grâce à mille protections, au grade de troisième secrétaire. Il a considéré, avec juste raison, qu'il ne pouvait pas aller plus loin, et a demandé sa mise en disponibilité. Et c'est la faveur, on peut le dire, qu'on lui a accordée avec le plus d'empressement... Regardez-le s'en aller à la pêche. Il a appris d'un pêcheur deux ou trois termes spéciaux, le nom de quelques appâts... Et il ne va au bord de la rivière que pour avoir l'occasion de sortir ses petites connaissances.
... Il emmène avec lui l'auditeur qu'il lui faut, cette poire majestueuse de Jehon à qui il en impose surtout par sa sévérité, par sa raillerie systématique. Moi, j'ai horreur de ça... Oh! je ne défends à personne de s'égayer sur le compte de son prochain. Vous pouvez constater que je ne m'en prive pas, du moment qu'il y a de quoi... Mais, nom d'une brique! il faut qu'il y ait de quoi.
... J'ai connu au Havre un parent à moi, un vieux monsieur de la marine, pas bête du tout, et très moqueur. Or, il prétendait ne se moquer que des gens ridicules. Il disait: «On me traite de rosse, mais il faut reconnaître que dans mes rosseries il y a toujours un grain de justice. Je ne veux rien savoir de la rosserie à blanc. Pour moi la blague, c'est une façon comme une autre de dire la vérité.»
Julien écoutait parler le marchand de petits pois, et se sentait content, et un peu orgueilleux d'être son compagnon, et de causer avec lui si librement. Il ne pensait que rarement à ses trente millions, et s'il y pensait quelquefois, il se disait que l'amitié de Lorgis était d'autant plus précieuse qu'elle était certainement désintéressée.
Il sentait bien qu'il n'exploiterait jamais ce millionnaire, sa situation personnelle étant assez indépendante pour l'en dispenser, et Lorgis le savait aussi. Julien pouvait donc s'abandonner aux charmes de cette liaison. La sincérité de ses sentiments ne serait jamais suspectée.
Ce matin-là, ils étaient arrivés jusqu'à une sorte de terrasse que bordait un petit mur, et qui donnait sur une plaine démesurée.
Ils prirent place sur un banc, mais Lorgis, à peine assis, se leva tout de suite:
—Non, dit-il, ne restons pas là. Cette immensité de ciel m'étourdit. Mes idées se dispersent; ainsi que l'on dit dans un poème allemand dont j'ai oublié l'auteur, elles deviennent toutes petites, toutes petites, et disparaissent comme le tout petit point noir d'un oiseau lointain. Allons-nous-en. Ici, je ne pourrais que rêver et dormir. Tenez, il y a un petit banc là-bas, qui me paraît tout à fait confortable... Oui, d'ailleurs, j'ai quelque chose à vous dire.
Julien, étonné, le regarda.
—J'ai quelque chose à vous dire, monsieur Julien Colbet, dit Lorgis en cachant sa gêne sous un peu d'emphase. Je recule cette explication depuis quelque temps parce qu'elle m'embête un peu. C'est peut-être pour cela que je me suis étendu avec tant de complaisance sur le cas de ce diplomate imbécile...
Ils étaient arrivés à ce petit banc. Julien, impatient et un peu troublé, s'y assit. Lorgis prit davantage son temps, s'assit à son tour, sourit d'un air gêné...
—Il faudra pourtant que je vous le dise! Allons!... Je vais vous communiquer mes inquiétudes au sujet... de ce qui se passe... entre vous et notre cousine Antoinette... Ne sursautez pas! Ne me répondez pas! Je vous demande instamment d'attendre que j'aie terminé, complètement terminé, pour me dire... ce que vous aurez à me dire. Si vous me répondez tout de suite, avec des réponses sincères ou de commande, l'entretien déviera. J'en garderai mieux le fil si je suis seul à parler... Je commence par vous faire cette déclaration, que je déteste me fourrer dans la vie des gens et attenter ainsi à leur liberté. J'ai vu si souvent des personnes se mêler des affaires d'autrui, en se payant de bonnes raisons pour justifier ce qui, de leur part, n'était que de la curiosité! Moi, j'ai horreur de ça... Je me suis bien interrogé avant de vous parler... Je ne tenais pas du tout à avoir avec vous cette explication! D'abord il y a de fortes chances pour qu'elle soit inutile, et qu'elle n'arrête rien. Mais tout de même, j'ai le devoir de tenter l'exceptionnel... Car je veux avoir fait l'impossible pour empêcher qu'Antoinette devienne votre maîtresse... Ne me répondez pas, je vous en prie! Vous parlerez tout à l'heure...
... Je tiens aussi à vous déclarer que je me fiche complètement que Hubert soit ou non cocu. Si je n'écoutais que mon bon cœur, je souhaiterais même ardemment qu'il le fût, parce que je voudrais voir comment il prendrait la chose, et que je me demande avec une très vive curiosité si cet événement serait capable de retenir son attention pendant vingt-quatre heures.
... Au point de vue de la justice immanente, personne mieux que lui n'aurait mérité cette infortune. Il a épousé, il y a sept ans, cette admirable femme dont il ne s'occupe jamais. Il n'est pour elle ni un mari ni un compagnon. Il n'a pour elle qu'une galanterie impeccable, quand les hasards de la vie la font se trouver sur son chemin. Jusqu'à présent, la Providence a préservé Hubert d'un sort fâcheux. Il est, avec moi, un des rares maris non trompés que je connaisse. Mais, moi, c'est que je veille au grain!
Il faut vous dire que j'ai fait mon stage avant mon mariage. J'ai adoré ma première maîtresse, et j'ai été trompé à dix-neuf ans. Précocité. J'ai été très malheureux, très lâche, très faible. La dame a fini par me quitter. J'ai trouvé une autre personne qui m'a consolé, puis trompé à son tour. Non seulement j'avais contre moi une fatale clairvoyance, mais j'inspirais à mes maîtresses une telle confiance qu'elles n'arrivaient pas à me mentir, et qu'elles finissaient toujours par me prendre comme confident. A ce jeu, je n'ai acquis aucune résignation: au contraire, plus ça se répétait, plus ça m'était désagréable. Mais j'y ai gagné tout de même une expérience sérieuse. Si bien que lorsque j'ai épousé ma délicieuse Annette, d'avance je répondais de sa conduite. Je m'occupe d'elle. Je la distrais. Je lui ai fait des enfants, et je l'ai vivement intéressée à leur éducation. C'est un procédé un peu vieux, mais qui n'en est pas plus mauvais. Elle s'occupe beaucoup de ses gosses. De cette façon, les enfants ne sont peut-être pas infailliblement bien élevés, mais la conduite de la mère a des chances d'être irréprochable.
... Je mérite donc hardiment mon sort de mari indemne. Quant à Hubert, je le répète, c'est un miracle s'il ne lui est rien arrivé jusqu'à présent. Et, si ennuyeux que ce soit pour la galerie, je veux faire tous mes efforts pour que ce miracle subsiste. Antoinette est une femme pour qui j'ai beaucoup d'admiration, une amitié profonde, et, comme tout le monde ici, un peu d'amour... Elle a de la religion, et le maximum de vertu... Mais elle est très belle. Son mari ne lui assure aucune protection morale. Et, dans ces conditions, ses excellents principes ne serviraient qu'à donner plus de solennité à sa chute...
... Vous m'êtes très sympathique... Mais je fais des vœux ardents pour que vous ne réussissiez pas dans votre entreprise... Attendez... Vous aurez la parole tout à l'heure... Or, voulais-je vous dire, je ne vois qu'un moyen, pour que vous n'arriviez pas à vos fins. C'est que, de vous-même, vous renonciez à vos projets. Si bête que ce soit de vous demander cela, je veux vous l'avoir demandé. Ça me gâte la vie de penser que cette chose gênante puisse arriver dans la famille de Drouhin, si mal incarnée par Hubert. Ça m'embêterait surtout à cause de ce brave petit homme d'Henri, qui est le vrai représentant des Drouhin, qui s'apercevrait de tout, et qui serait, c'est triste à dire, le vrai cocu de l'affaire... Maintenant, mon vieux, c'est à vous de parler, mais, je vous en prie, ne me dites rien, car vous n'avez absolument rien de sincère à me dire. Et des règles de gentilhommerie, de galanterie, dont nous nous fichons l'un et l'autre, mais auxquelles nous ne pouvons nous soustraire, des convenances impérieuses vous interdisent d'être sincère avec moi... Non, non, je sais... «La sympathie que vous a inspirée la marquise est pleine de respect... Et jamais, au grand jamais, vous n'oseriez...» C'est entendu, je considère que vous m'avez dit tout cela. J'aime autant ne pas le réentendre... Pensez seulement à ce que je vous ai dit, moi... Votre cœur n'est peut-être pas encore engagé. Si tentante que soit une pareille aventure, évitez-la. Ne soyez pas l'occasion élégante et sinistre que la Providence a épargnée jusqu'ici à cette maison. Ne dites pas: «Autant moi qu'un autre.» Il est possible que ce ne soit jamais un autre. Et d'ailleurs, je préfère que ce soit un autre que vous, un autre que je ne connais pas, plutôt que vous que j'estime. Je n'emploie pas de termes plus affectueux, pour ne pas avoir l'air de vouloir vous gagner à ma cause... Au revoir, mon vieux. N'en parlons plus. Non! non! Je vous ai dit que je savais tout ça...
Et, repoussant Julien, qui essayait de dire quelque chose, il ne savait quoi, pour ne pas rester silencieux, le marchand de petits pois lui serra la main rapidement, et s'en alla en toute hâte, en hélant, faute de mieux, ce falot de Jacques de Delle, qui apparaissait au bout de l'allée.