← Retour

Le roman d'un mois d'été

16px
100%

CHAPITRE VIII

Travail d'approche.

Cependant ils étaient arrivés dans une sorte de hall attenant à la salle à manger. C'est là que l'on prenait le café. Un bridge était déjà installé, qui réunissait le marquis, le marchand de petits pois, le sculpteur, et la jeune institutrice, qu'on avait dressée à cet exercice. On profitait, pour s'asseoir autour de la petite table carrée, du moment où le vieux Parisien, fatigué par son travail stomacal, était monté dormir dans sa chambre. Une autre petite table, vouée au bézigue chinois, groupait Mme Jehon, la chanteuse, Mme Lorgis et Jacques de Delle, l'organisateur de comédie. La petite rouquine docile, sa femme et son élève, suivait son jeu avec émotion.

La marquise était toute seule, penchée sur son ouvrage, quand Julien rentra avec le vicomte.

—Hé bien, Henri! Vous avez fait voir la maison?... Je suis sûre qu'il ne vous a rien fait voir du tout, et qu'il est allé avec vous bavarder dans un coin. Et maintenant il est temps qu'il aille dormir...

—Mais non, fit Henri, un peu gêné.

—Il s'est levé ce matin à quatre heures, dit Antoinette à Julien. Ils ont fait des manœuvres toute la matinée. Et il est venu à midi en auto... Allez vous coucher, Henri.

—Vous permettez? dit Henri à Julien.

Et il s'éloigna avec satisfaction.

—Il vient ici presque tous les jours, dit Antoinette. C'est un très dur métier...

Elle se tut. Et Julien ne trouvait rien à dire. Il était venu cependant pour la conquérir. Mais ce que lui avait dit Henri l'avait un peu glacé. Elle était si sérieuse que cela? Conquête impossible? Ou conquête très difficile? Julien se trouvait envahi par une grande lâcheté... D'autre part, s'il était venu à la campagne, c'était pour s'occuper.

Il eut alors l'impression d'être en grande détresse parmi tous ces étrangers.

—Vous travaillez beaucoup, je vois? dit-il à la marquise.

Elle se mit à rire. Sans doute, elle avait senti qu'il disait cela pour dire quelque chose.

—Je travaille le moins que je peux. Il n'y a rien qui m'ennuie comme ces petits travaux-là. Je fais des ronds au crochet. Il en faut quatre cents pour faire un couvre-lit, et j'en ai fait une trentaine en deux étés. Vous voyez que c'est de la prévoyance, et que mon couvre-lit me servira pour mes vieux jours.

... Mais, ajouta-t-elle, si ce n'est pas amusant à faire, c'est encore moins amusant à regarder.

—... Je ne veux pas vous empêcher... dit Julien.

—Laissez donc... Laissez-moi croire que je quitte mon ouvrage par politesse... Et allons un peu nous promener...

Ce fut évidemment pour Julien une des heures les plus pénibles de sa vie. Il souffrit cruellement de ne rien pouvoir dire à cette dame. Et pourtant la conversation entre eux, lors de leur première entrevue, avait été aisée, presque heureuse. Mais on ne pouvait pas éternellement parler d'aviation, sous prétexte que ça leur avait bien réussi la première fois. Et d'ailleurs, même sur ce sujet favorable, Julien n'aurait peut-être rien imaginé de nouveau.

Il essaya les châteaux de Touraine, parla de Chaumont, de Chambord, de Chenonceaux. Mais il ne trouvait rien que de banales épithètes. Il n'arrivait pas à sortir, à propos de cette excursion classique, la moindre impression neuve et ingénieuse. Une comparaison entre l'auto et la voiture à cheval ne fut pas plus féconde... On ne pouvait encore gloser sur les hôtes du château, que Julien connaissait à peine... Il fut sur le point de faire l'éloge de Henri, le beau-fils de la marquise. Mais il ne savait pas au juste quels étaient les sentiments d'Antoinette, et il préféra remettre à plus ample informé ce thème d'entretien.

Le soulagement de Julien fut grand, quand, au détour d'une allée, il aperçut brusquement le château. Il n'osa pas revenir de ce côté-là, marqua un temps d'arrêt, de façon à laisser à la marquise l'initiative du retour.

—Bertrand, dit la marquise à un valet de chambre, quand ils arrivèrent dans la cour du château, conduisez monsieur Colbet à sa chambre. A tout à l'heure, monsieur Colbet.

Julien, tout en suivant le valet de chambre, dressait son rapide et désastreux bilan de sa première rencontre avec Antoinette...

—Voilà. C'est réglé. Je ne trouve rien à lui dire, du moment que je ne peux pas lui faire la cour. Pour l'intéresser, il faudrait lui faire deviner que je l'aime. Or, est-ce que je l'aime?... J'étais avec elle tout seul. Je pouvais lui parler. Et je n'en ai pas profité. Et même, est-ce que je tenais à en profiter?

Il ne faisait pas entrer en ligne de compte un élément important: il s'était levé de très bonne heure, et sa journée avait été, somme toute, fatigante. Sa faiblesse d'imagination n'avait sans doute pas d'autre cause.

La chambre de Julien attenait à un cabinet de toilette, où se trouvait une grande armoire. Le valet de chambre lui demanda s'il fallait défaire la malle. Il se souvint qu'elle n'était pas tout à fait pleine, et qu'il s'était promis de la défaire lui-même. Mais il était dans une minute de fatigue, où il ne tenait pas à son prestige. Il laissa le domestique ranger ses vêtements et son linge dans l'armoire du cabinet, se laissa tomber sur un fauteuil de sa chambre, et s'endormit profondément, après un vague regard à un portrait de général qui se trouvait au-dessus du lit.

Quand il se réveilla, le domestique était parti, et il eut un moment de désarroi, jusqu'à ce qu'il eût retrouvé le chemin de la réalité, et donné un nom à l'endroit où il était. Il se sentait mal à son aise, et ennuyé. Il était peut-être très tard... Et quel vêtement mettre pour le dîner? Il aurait pu, sans doute, s'en informer auprès du domestique. Il ouvrit la porte de sa chambre, et vit un grand couloir désert... Était-il seul dans le château? Il vint se rasseoir sur le fauteuil, et découragé, regarda sa chambre.

C'était bien le type de la chambre d'ami. Tentures de cretonne claire, lit également en cretonne. Le sucrier était à son poste, ainsi que la carafe d'eau. La pendule était démodée. C'était une belle pendule en retraite. Elle n'ornait plus les appartements de réception. Elle n'avait droit qu'aux honneurs secondaires des chambres d'amis. Plus tard, quand elle serait devenue ancienne, et quand l'approbation d'une autre époque serait venue confirmer le goût de son époque natale, elle serait de nouveau remise à la place la plus glorieuse. Des chenets en cuivre jaune accomplissaient un stage du même genre.

Julien constata avec satisfaction qu'il y avait des lampes électriques, mais il vit aussi sur la cheminée des bougies de renfort, et se rappela qu'à table, le marquis avait dit qu'il fabriquait lui-même son électricité au château. Il tourna un bouton. Rien ne s'alluma. Mais la lumière ne marchait peut-être qu'à partir d'une certaine heure.

En passant dans le cabinet de toilette, il vit que Bertrand y avait déposé un pot d'eau chaude: ce qui l'obligea à faire une toilette au moins sommaire. Mais il ne savait toujours pas si l'on dînait ou non en smoking. On frappa à la porte. C'était le salut, l'apparition d'une voile à l'horizon de l'île...

—Avez-vous bien dormi? lui demanda Henri.

Julien n'aimait jamais avouer qu'il avait dormi. Il concéda avec peine qu'il avait sommeillé un peu...

—Vous vous habillez pour le dîner?

—Oui... justement... Et je me demandais quel costume...?

—Veston, veston. L'année dernière encore, on s'habillait. Mais maintenant, c'est fini. On se croyait obligé de faire des dîners énormes. On mangeait trop, et on dormait mal... Mais je vous laisse... Je vous retrouverai en bas. J'étais venu voir où vous en étiez...

Quand Julien descendit, il vit trois ou quatre des hôtes du château, qui se promenaient devant le perron. Il eut alors l'impression bien nette du désœuvrement somptueux de tous ces gens. Sur des tables et des chaises de jardin, des livres brochés traînaient. Les habitants de cette belle résidence lisaient avec rage, se réfugiaient avidement dans d'autres vies imaginaires. Des journaux du jour gisaient sur le sol. Une corbeille à ouvrage oubliée laissait voir une grosse pelote de laine, que piquait une épingle d'écaille... Pour le moment, on était un peu rasséréné, parce que l'heure du dîner approchait. On allait enfin pouvoir s'occuper, grâce à ces vieilles, traditionnelles et vraiment précieuses fonctions de la nutrition.

Julien aperçut le marchand de petits pois qui se promenait avec Henri. Celui-ci s'éloigna pour aller donner des ordres au mécanicien, qui devait le ramener le soir, à Tours. Lorgis, à qui Henri avait sans doute parlé du nouvel arrivant, vint à lui, comme un homme prévenu, et déjà présenté.

—Ce pauvre Henri est obligé de nous quitter à neuf heures et demie pour rentrer au quartier.

—C'est un bien agréable garçon, dit Julien, qui sortait volontiers une opinion, dès qu'il la croyait destinée à faire naître un écho approbateur.

—Il est charmant, dit Lorgis. Je le dis avec une certaine fierté. Car c'est moi qui l'ai façonné un peu, et qui l'ai amené à prendre conscience de ce qu'il est vraiment. Je vois avec plaisir que vous l'avez bien jugé. C'est qu'il y a tant de gens qui ne l'ont pas compris, et qui l'ont considéré trop vite comme un petit garçon mal élevé. Mettons qu'il soit mal élevé. On est allé jusqu'à dire—pas devant moi—que c'était un petit voyou. Un brave petit voyou en tout cas, beaucoup plus honnête que des gens plus corrects d'apparence, et beaucoup plus gentilhomme que bien des gentilshommes de ma connaissance. La vérité est que c'est un petit bougre très indépendant, qui n'a voulu accepter aucune consigne. Mais ça ne l'empêche pas d'avoir naturellement les sentiments d'un chic type. Ça existe, vous savez. Il a l'esprit actif, toujours en éveil, de son papa. Cependant il a moins de courants d'air dans la tête. Le marquis est un brave homme, c'est entendu. Mais il manque trop de fixité. Il est constamment sorti. Chaque idée qui passe l'agrippe au passage. Je pense toujours, en le voyant, à cette figure de quadrille, la boulangère, où les cavaliers font cinq ou six tours de valse, et changent de danseuse. Hubert danse perpétuellement la boulangère avec les idées. C'est d'ailleurs ce qu'on appelle un brave homme, car il ne trahira jamais ses amis. Mais il les oubliera, et, comme résultat, ce sera le même prix.

Julien regardait son interlocuteur, le marchand de petits pois. C'était un petit homme à binocle et à moustache mince. Cet archi-millionnaire ressemblait à un modeste principal-clerc, à qui ses moyens pécuniaires limités ne permettent pas l'achat d'une étude. Il fallait vraiment savoir que ce n'était pas un esprit ordinaire pour remarquer quelque flamme dans ses yeux. Il lui manquait, pour les gens superficiels, de ne s'être pas fait un visage de penseur: une noble tête imberbe, dégagée de tout poil embarrassant, afin qu'elle puisse se lancer, telle une planète, dans l'éther et dans l'infini.

Julien n'avait aucune peine à croire Lorgis, quand celui-ci prétendait avoir façonné le jeune dragon. Car il retrouvait, en écoutant parler le maître, toute la tournure d'esprit du disciple, sa façon de juger les gens, avec des formules évidemment éprouvées déjà et fixées, mais auxquelles une hésitation habile donnait le charme frais d'une de ces trouvailles que la conversation fait naître.

—Bifurquons sans en avoir l'air, dit Lorgis, car je vois Jehon et le Parisien spirituel qui viennent de ce côté. Ils font leur promenade de coucher de soleil. Ils échangent de belles idées, en se disant que ce ne sera pas long, et que la cloche du dîner les délivrera l'un de l'autre. Jehon se dit: «Tenons-nous bien. Nous sommes avec un homme d'esprit. Pas d'emballement naïf.» Et pendant ce temps-là, l'homme d'esprit se surveille, car il ne veut pas, aux yeux de l'éminent artiste, passer pour un plaisantin. Alors il s'épuise à décrire le coucher du soleil... Jehon cherche éperdument un mot d'esprit, pour montrer qu'il en trouve à l'occasion. Mais où je l'aime surtout, c'est quand il se promène tout seul dans les allées... Il ne pense à rien: il ne fait que ruminer les épithètes glorieuses qu'on lui sert dans les journaux. Il se répète qu'il est un «probe» artiste, et regarde le vide avec des yeux grands ouverts... Attention! voici, sur le perron, l'apparition lamentable de Jacques de Delle! Il est triste de ne pas s'être habillé pour le dîner. Tout s'en va, tout se perd. Et il languit, parce qu'il est venu pour organiser... Organiser quoi? Une matinée de verdure, parbleu!... Et la troupe d'amateurs ne rapplique pas! Vous ne connaissiez pas Jacques de Delle? C'est un numéro. Garçon très sot, très vide et très roublard. De la roublardise futile, une habileté qui tourne à blanc. Pendant trois ans, il a fait une cour, instinctivement très adroite, à Hubert. Pourquoi? Pour organiser chez lui cet été une matinée de verdure... Glorieux résultat! Le lascar a pourtant réussi un mariage fructueux. La petite bestiole rouquine qui l'accompagne a voulu l'avoir: elle l'a; et elle ne le quitte pas. Chose curieuse, étonnante, déconcertante, ce Delle falot, souriant et neutre d'aspect, est un lubrique que l'on ignore. Il rôde le matin dans les chambres, et chauffe gaillardement les bonnes. J'ai été stupéfait, quand j'ai appris que la virilité pouvait tourmenter un être pareil. Je croyais que l'organisateur de spectacles mondains devait être insexué. Mes notions de physiologie étaient en défaut... Il me dégoûte un peu depuis que je sais ça. Je ne dis pas que j'aime les cyniques, et je préfère, certes, que les gens sensuels, devant le monde, ne fassent pas voir leurs instincts. Mais, au moins, qu'ils les cachent bien, car si ça vient à se savoir, leur discrétion, élégante et honorable, nous fait l'effet, et malgré nous, d'une hypocrisie un peu ignoble.

A ce moment, la cloche du dîner, une cloche au son clair, se mit à sonner lentement.

—Voilà ce qu'on attendait! dit Lorgis. Le dîner! Chacun l'écoute, ce bruit enchanteur, avec l'air de ne pas l'entendre, tout en continuant à causer avec sa voisine. Il n'y a de malheureux que les goinfres trop pressés, qui ont goûté stupidement, sans avoir la patience d'attendre, et d'aborder le grand repas avec leur plein appétit!

Ils revinrent à pas lents devant le perron, où les dames étaient déjà toutes arrivées. Elles s'étaient très bien accommodées de la nouvelle prescription de costume sans-gêne. Elles en profitaient pour sortir des peignoirs somptueux, décolletés, aux manches larges, et qui n'étaient, somme toute, que des robes de soirée moins ajustées, et plus lascives.

Julien était placé, cette fois, à côté d'Antoinette. Il était de bonne humeur. Il avait une faim joyeuse. Pour éviter le faux jour, on avait fermé les volets de la salle à manger. L'électricité ne marchait pas. Mais on avait pris de sages précautions, et des candélabres, surchargés de bougies, baignaient la salle d'une lumière douce et éclatante à la fois. Après le potage, Julien profitant de ce qu'Antoinette ne le regardait pas, avala d'un trait un verre de bourgogne puissant, en laissant au fond, selon les traités de bienséance, la stricte petite flaque réglementaire. Un domestique, vraiment bien stylé, lui remplit son verre à nouveau, et Julien put en boire, posément et décemment, la moitié. Le repas fut de plus en plus agréable. Julien mangea bien, en adressant de temps à autre à sa voisine des sourires de sympathie, qui ne voulaient rien dire, mais qui les rapprochaient beaucoup plus, elle et lui, que leurs stériles entretiens de l'après-midi. Il était content. Il se laissait vivre. Il n'écoutait que vaguement ce qu'on disait autour de lui, juste assez pour «être là», si on lui adressait la parole.

Après le dîner, à la faveur d'une nouvelle disparition du diplomate, pas très solide de l'estomac ce jour-là, un nouveau bridge se reconstitua. Le pauvre petit dragon avait pris congé, pour rejoindre sa chambrée à Tours. Madame Jehon s'était mise au piano. Elle avait chanté en s'accompagnant elle-même. Et cette musique acheva d'enivrer Julien... On avait ouvert les grandes portes-fenêtres. La nuit était caressante et toute ardente d'étoiles. La marquise et Julien allèrent s'asseoir, sans se donner le mot, sur le perron.

Julien, qui ne savait plus exactement ce qu'il disait, et croyait parler au hasard, fut merveilleusement servi par son instinct. Il raconta simplement combien il avait été malheureux l'après-midi de ne savoir que dire, et de ne pas retrouver cette communion d'idées miraculeuse où il s'était trouvé avec la marquise, à leur première entrevue. Puis il raconta toute sa vie, et, sans mentir, découvrit dans son passé des malheurs, des déceptions, des douleurs délicates, auxquelles il n'avait jamais pensé jusque-là. Sous les beaux veux d'Antoinette, il revécut sa vie ancienne avec un cœur plus tendre. Sa grandeur d'âme, sa miséricorde, dans toute son aventure avec sa dernière petite maîtresse, prirent tout à coup une beauté qu'il n'avait jamais soupçonnée. Bien entendu, il ne prononça pas un mot qui pût ressembler à une déclaration. Mais le malheureux qui vient chercher protection auprès d'un dieu n'a pas besoin de lui dire qu'il l'adore. Sa prière, sa misère parlent pour lui. Antoinette sentit, beaucoup mieux que s'il le lui avait dit expressément, qu'elle était pour Julien l'être tutélaire. C'était le seul langage que pût écouter jusqu'au bout cette femme merveilleusement honnête. Rien ne pouvait lui faire oublier ses devoirs, si ce n'était un autre devoir. Et elle se sentit émue d'une grande pitié pour cette douleur d'homme, que la musique, un bon dîner, un chaleureux bourgogne avaient rendue si éloquente.

Chargement de la publicité...