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Le roman d'un mois d'été

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CHAPITRE XII

Progrès.

Le récit de cette journée fut fait, dès le lendemain, à la marquise de Drouhin, par Julien lui-même, mais avec des variantes qui relevaient un peu l'aventure, quelques lacunes volontaires, et des interprétations imprévues. Rose Meulier devenait carrément une femme de théâtre. Elle trahissait un amant, un amant étranger, au profit du seul Julien. Si Julien avait fait tous ses efforts pour la renvoyer à Paris, le plus tôt possible, c'était parce qu'il sentait bien que depuis son changement d'existence, son âme d'homme était profondément modifiée, et qu'il lui serait désormais difficile de supporter les êtres avec qui il avait jadis vécu. Il avait voulu faire une dernière expérience. Elle était décisive et navrante.

... Julien, tous ces jours précédents, s'était demandé par quelle transition il arriverait à faire savoir à Antoinette que non seulement il avait besoin d'un appui moral, mais d'une véritable maîtresse... Jamais, pensait-il, je n'arriverai à lui dire cela... Or, cette femme quasi-divine, à qui il n'avait jamais osé déclarer formellement qu'il l'aimait, cet être surnaturel entouré de respect et de ferveur, cette idole intangible trouva moyen de lui faire une scène de jalousie, et de lui reprocher hautement son équipée de Tours. Il s'agissait, disait-il, d'une dernière expérience, d'une sorte d'adieu à une existence misérable... Mais elle ne pouvait comprendre comment un homme, qui se prétendait absorbé par un rêve, conquis par un idéal nouveau, comment un fidèle pouvait déserter l'autel où il se trouvait en extase, pour aller se livrer à de honteux ébats... Et comme Julien protestait, jurait qu'il ne s'agissait là que de gestes sans importance, Antoinette déclarait qu'il n'en était que plus coupable... D'ailleurs, elle ne croyait pas ce qu'il disait. Certainement, il était allé à Tours, parce que cela lui plaisait... Il avait bien tort de s'en défendre. Et pourquoi s'en défendrait-il? Il était maître de sa conduite... Il n'appartenait à personne. Et s'il prétendait ne pas être indépendant, il mentait. Car il fallait toujours en venir là: s'il avait été si occupé d'une pensée unique, il ne se fût jamais échappé vers ces distractions.

... Julien ne protestait que mollement. L'important pour lui était de prolonger la discussion. Il sentait très bien, sans se le formuler avec netteté, que chaque grief invoqué par Antoinette la rapprochait insensiblement de lui. C'était elle désormais qui engageait le fer. Elle se liait et se livrait ainsi peu à peu.

Cet entretien, bien moins amical et bien plus intime que les autres, se passa après le dîner. Antoinette était revenue, l'après-midi, du mariage. Elle était assez fatiguée. Et cependant ils restèrent à causer sur la terrasse beaucoup plus tard que les soirs précédents. Les joueurs de bridge, qui avaient terminé leur partie, interrompirent la conversation. Antoinette se leva pour remonter à sa chambre, et donna à son invité une poignée de mains extraordinairement molle et froide. Est-ce donc de la sorte qu'une dame polie prend congé d'un monsieur qu'elle a fait venir chez elle pour passer quelques semaines? Seule, une maîtresse peut ainsi traiter un amant. Julien regarda Antoinette avec un œil désespéré, cependant qu'un espoir invincible gonflait de félicité son cœur; et ces deux sentiments, le secret et l'exprimé, étaient, chose curieuse, très sincères l'un et l'autre.

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