Le spectre de M. Imberger
UNE RÉPUTATION
—Monsieur, c'est un monsieur qui vient de la part d'une société philanthropique de Paris.
—Eh bien! faites-le entrer, dit M. Blestat. Il replia son journal, secoua dans le feu la cendre de son cigare et se renversa dans son fauteuil.
Introduit par le domestique, parut un personnage long et blême, râpé et grisonnant.
—Monsieur, j'ai bien l'honneur, dit-il avec aisance en prenant un siège que lui indiquait M. Blestat. Charmante habitation que vous avez là, monsieur; une des plus belles de la ville; votre jardin doit en été être un paradis, un vrai paradis; votre salon, que je viens de traverser...
—Auriez-vous la bonté de m'apprendre le motif de votre visite, interrompit M. Blestat.
—Merci de me le rappeler. Voici: vous êtes bien, n'est-ce pas, M. Théodore Blestat, négociant, veuf, âgé de cinquante-cinq ans, père d'un jeune homme de vingt-huit ans, M. Philippe... Non, ne vous impatientez pas, vous allez me comprendre. La société philanthropique, n'en parlons plus, n'est-ce pas. C'était pour être reçu... Il s'agit d'autre chose. Donnez-moi cinq minutes, vous verrez, vous verrez! Votre fils, mon cher monsieur, est fiancé à Mlle Claire Verralive. Le dîner de fiançailles a eu lieu hier. Le mariage aura lieu prochainement. Belle alliance, très belle alliance. Jeune fille ravissante, de la fortune, des relations et surtout quelle respectabilité! M. Verralive, le père, est un homme d'un autre âge. Il est pur, rigide, intègre, intransigeant. Sa vie est un cristal, son nom sert d'exemple...
M. Blestat s'impatientait.
—Je connais aussi bien que personne les mérites et la juste réputation de M. Verralive...
—Alors, mon cher monsieur, que penserait-il de votre frère Auguste?
M. Blestat sursauta et devint livide.
—Mon cher monsieur, rien qu'à vous voir en ce moment-ci on n'a plus de doutes, observa le visiteur avec satisfaction. Causons tranquillement, reprit-il après une pause.
«La démarche que je fais ici peut paraître un peu délicate, mais mon but c'est d'éviter, dans votre intérêt, les histoires fâcheuses. Je ne demande qu'à traiter à l'amiable, et, remarquez-le, je ne suis qu'un intermédiaire... Les gens qui m'envoient—ils n'habitent pas cette ville, ils habitent Paris—eh bien! les gens qui m'envoient ont connu votre frère. Ils savent... Oui, oui, tout... Ses histoires à Nantes, ses histoires à Paris, et puis, à Bordeaux, la grande histoire: le faux, l'escroquerie, le procès, la condamnation... C'est vieux tout ça, vingt ans... Après ce temps-là, on peut croire que tout ça est oublié, surtout quand on a changé de ville comme vous l'avez fait en quittant Nantes pour venir ici... Et puis il est mort là-bas, ce pauvre Auguste, pas encore libéré... Oui, on pourrait croire tout ça oublié... Qu'est-ce que vous voulez, mon cher monsieur, il y a des gens qui s'en souviennent et qui choisissent ce moment-ci pour m'envoyer vous dire: «M. Blestat, est-ce que M. Verralive sait que votre frère a été au bagne? Le lui avez-vous dit? C'est le premier point. Maintenant, si M. Verralive savait ça, laisserait-il sa fille épouser votre fils?... Voilà le second point.» Mon cher monsieur, je vous le dis tout de suite, rien n'est plus injuste que ces scandales si longtemps cachés qui ressortent pour éclabousser des innocents. Bien entendu, vous êtes l'honnêteté même, une vie parfaite, rien à vous reprocher. Votre fils est un jeune homme hors ligne. Il ne s'agit pas de ça. Nous sommes entre gens d'affaires. Vous avez saisi ce que je vous demande... Et tenez, ne prenez pas la peine de me répondre. La vérité est écrite sur votre figure: il n'y a qu'à vous regarder. Alors troisième et dernière question: combien offrez-vous pour qu'on se taise?... Dites votre chiffre, je dirai le mien, c'est-à-dire celui qu'on m'a chargé de vous dire, puisque je ne suis qu'un intermédiaire...
Il y eut un très long silence.
—Qui êtes-vous? demanda M. Blestat, d'une voix sourde.
—J'ai été témoin, au procès de ce pauvre Auguste. J'ai même failli... Bref, nous étions des amis. Il m'avait parlé de vous trois ou quatre fois... A tort ou à raison il trouvait que vous l'aviez lâché et il vous en voulait... Et ma foi, je vous dis franchement que j'en ai pris mauvaise opinion de vous... C'est entendu, on est honorable, on ne veut pas être compromis, mais un frère c'est un frère, que diable!... Oui, je sais bien, vous aviez un fils à qui vous vouliez cacher... et ce pauvre Auguste n'avait pas de mesure... Qu'est-ce que vous voulez, c'était un fantaisiste, comme moi... Vous, vous êtes un régulier, tant mieux pour vous, mon cher monsieur... Bref, j'ai repensé à vous ces derniers mois... Je me trouvais dans une très mauvaise passe... A tout hasard j'ai cherché et j'ai appris que vous étiez gros négociant par ici. Des amis m'ont conseillé, on a formé entre nous comme une petite société pour exploiter l'idée. Ils m'ont trouvé de l'argent. Je suis venu ici. J'ai fait ma petite enquête... Justement je tombais bien. J'ai attendu que le moment soit tout à fait favorable à cause du mariage... et me voilà... Alors puisque je vois que vous ne voulez pas dire votre prix, je vais vous dire le nôtre: Cent mille! C'est un chiffre rond, sans importance pour vous... Je dis bien sans importance... Vous êtes très riche... Non, je vous en prie, ne discutons pas, mon cher monsieur, réfléchissez. Je reviendrai vous voir demain. Vous me direz oui ou non. Si c'est non, j'irai raconter la petite histoire de ce pauvre Auguste à M. Verralive... il me donnera bien quelque chose pour ma peine... et puis je la raconterai aussi un peu en ville... Si c'est oui, et je pense bien que ce sera oui parce que vous aimez votre fils et que vous tenez à la considération du monde, eh bien! si c'est oui, je touche et je reprends le train. Tout le monde est content. Le mariage se fait et vous n'entendez plus jamais parler de moi... Mon cher monsieur, je vous en donne ma parole d'honneur, acheva-t-il avec un grand sérieux.
Il salua avec aisance et s'en alla sans attendre la réponse. Son pas, au dehors, cria sur le gravier et la grille du jardin retentit en se refermant derrière lui. M. Blestat restait assis dans son fauteuil, son cigare éteint aux doigts. Il était atterré. Mieux encore que son impudent visiteur il savait l'effet que produirait une telle révélation et la déconsidération, injuste sans doute, mais inévitable, qui en rejaillirait sur lui. Il pensait à ses amis et à ses ennemis, à la société prude, stricte et riche de cette ville de province où tout le monde se connaissait, où il tenait une place importante et qui était son univers. Il pensait à M. Verralive, chef incontesté de cette société et dont il était si fier d'avoir obtenu l'alliance. Il pensait à son fils Philippe, qui adorait Claire Verralive... L'ombre du forçat, parmi tout cela, se dressait menaçante, évoquée par la canaille qui venait de sortir et dont le chantage, s'il lui cédait, sans aucun doute, se renouvellerait à l'infini.
M. Blestat réfléchit longuement, et à plusieurs reprises changea de décision avant d'en arrêter une définitivement. Il se leva, prit son pardessus et son chapeau, mais au moment de sortir hésita encore, il souffrait cruellement. Enfin il partit à grands pas.
Un quart d'heure plus tard il était en présence de M. Verralive, et celui-ci, qui avait une imposante prestance, de longs cheveux gris et un noble visage à l'immuable sourire, grave et paisible à la fois, l'écoutait appuyé à la cheminée de son cabinet de travail.
M. Blestat était venu pour dire la vérité: il le fit. Il révéla brièvement l'histoire de son frère, ses folies, ses malheurs, ses fautes, sa condamnation, se mort au bagne. Puis il dit la visite qu'il venait de recevoir et la tentative de chantage. Il parlait d'une voix blanche, et la honte l'étranglait. Après quelques considérations d'ordre général sur l'injustice d'étendre à une famille entière l'opprobre d'un de ses membres, il ajouta quelques mots pleins d'émotion sur l'amour mutuel de Philippe et de Claire. Puis il attendit la tête basse, et il souffrait autant qu'à l'époque où son frère avait été condamné.
M. Verralive avait écouté moins souriant qu'à l'ordinaire, mais calme. Il ne prit la parole qu'au bout de quelques minutes interminables. Son visage s'était peu à peu éclairé.
—Pourquoi n'avez-vous pas donné les cent mille francs? demanda-t-il enfin.
—Je vous l'ai dit: parce qu'il aurait continué à me faire chanter, parce que c'eût été une menace constamment suspendue sur moi, sur mon fils; enfin parce que j'ai reconnu que j'avais eu le plus grand tort de vous cacher cet événement.
—Ce n'est pas pour la somme elle-même?
—Non. La somme ne m'importe pas. J'aurais préféré donner trois fois plus pour...
Il n'acheva pas sa phrase: «pour éviter l'humiliation que j'éprouve en ce moment»!
—On voit que vous êtes riche, dit M. Verralive. Mon cher monsieur, vous avez très bien fait de refuser. On ne se laisse pas tondre ainsi. Je ne vous cache pas que cette histoire est très ennuyeuse... Mais je vous estime et j'estime votre fils. Ni vous, ni lui n'êtes coupables. Quand ce maître chanteur reviendra demain, flanquez-le à la porte en le menaçant de la police. S'il ose venir ici, j'en fais mon affaire. Nous ne lui permettrons pas de clabauder dans la ville. Qui le croirait d'ailleurs lorsque moi, Hippolyte Verralive, je démentirai hautement.
M. Blestat renaissait. Une grande reconnaissance le soulevait:
—Merci! du fond du cœur, merci!
—Pas du tout, voyons, pas du tout! dit M. Verralive avec rondeur. N'en parlons plus. Alors le mariage c'est pour le mois prochain. A ce sujet, mon cher ami, j'avais une petite chose à vous dire. Nous sommes entre gens d'affaires, et je m'explique franchement. Il s'agit de la dot de Claire. Par suite de circonstances imprévues, je me trouve un peu gêné dans mes disponibilités. Je ne pourrai pas faire tout ce que j'espérais, mais je ne veux pas que ces enfants pâtissent par ma faute. Alors j'ai compté sur vous, mon cher ami, pour me remplacer. Ce n'est pas bien important pour vous, du moins, simplement cent mille francs... Naturellement cela ne souffre pas de difficultés? acheva-t-il d'un ton net.
—Mais aucune, naturellement aucune, balbutia M. Blestat, réussissant à sourire malgré sa stupeur.