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Le spectre de M. Imberger

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LA TACHE

—Regarde sur la route, s'il ne vient personne, ordonna l'aveugle, un homme maigre, sans âge, tout enveloppé dans un caoutchouc couleur de poussière.

Par un trou de la haie où ils étaient cachés, le gamin qui l'accompagnait avança la tête avec prudence.

—Si. Y a une voiture qui vient là-bas.

L'aveugle jura entre ses dents, puis ricana.

—Attendons... J'ai attendu cinq ans, je peux bien attendre cinq minutes... Il baissa la voix. On entendait le roulement de la voiture.

—Alors, la villa est à droite. Je n'aurai qu'à suivre le mur après la haie...

Il fit une pause et reprit, la voix étranglée:

—Elle est là?... tu es sûr?

—Qui ça, elle? grogna le gamin.

—La jeune femme. Elle est chez elle? Tu es sûr?

—Oui, que je vous dis! Je l'ai vue à la fenêtre tout à l'heure.

—Et la servante?

Le gamin haussa les épaules d'un air las.

—Elle est sortie que je vous dis! Elle est allée à la ville et puis le jardinier aussi, et le monsieur y part tous les jours pour Paris à dix heures du matin et y rentre qu'à six heures...

L'homme était pâle. Il aspira l'air profondément.

—Alors elle est seule... Eh bien, vas-y... La voiture est passée. Fais ce que je t'ai dit. Mets-toi dans la porte et j'arrive.

—Et mon pognon? dit le gamin.

L'aveugle, avec impatience, se fouilla:

—Tiens, voilà les vingt francs et tu en auras vingt autres après.

—Et puis vous me donnerez cent sous de plus par semaine. Si vous croyez que c'est rigolo. J'veux bien vous conduire, mais le turbin que je me donne depuis huit jours pour ce truc-là, c'est pas à dire!

—C'est fini... c'est fini maintenant... puisque je l'ai trouvée...

—Vous en êtes-t'y sûr, seulement, que c'est celle que vous cherchez?... Des fois on se trompe...

—Non... non... C'est elle!... Je suis renseigné... Et puis tu l'as vue... Elle est grande, mince, brune, n'est-ce pas?... C'est elle! Allons, va donc!

Le garçon se leva et sortit de la haie. Il était mal mis, efflanqué et blême, avec des yeux fureteurs et avisés. Il paraissait quatorze ans. L'homme enfonçant son chapeau sur ses yeux morts suivit sans bruit, se glissa en tâtonnant le long de la haie.

Au bord de la route, la villa était isolée, blanche sous le soleil d'après-midi.

Le gamin monta le perron et sonna. La porte s'ouvrit; une jeune femme, brune et jolie, vêtue de blanc, parut, dans l'ombre du vestibule.

—C'est encore toi! dit-elle en souriant... Tous les jours alors?... Déjà hier je t'ai donné...

—Justement, larmoya le gamin qui, les épaules rentrées, la mine piteuse, semblait un tout petit garçon. J'suis revenu pour ça... On mange tous les jours pas?... Y a que vous de bon monde par ici... C'est pasque vous êtes si jolie, probable, que vous êtes si bonne...

Elle rit.

—Allons, je vais encore te donner aujourd'hui, mais... Ah, mon Dieu, au secours!

Le long de la maison l'aveugle s'était glissé. Il se jeta sur la porte ouverte, bousculant le garçon et repoussant dans le fond du vestibule la jeune femme qu'il saisit par les poignets, et qui hurla en se débattant.

—Tais-toi! ordonna-t-il, ou je te tue!

Il la tenait comme dans un étau et sa figure convulsée par la rage était si menaçante que la jeune femme cessa de crier et resta haletante, les yeux dilatés par la terreur.

Le gamin avait repoussé la porte et, les mains dans ses poches, contemplait la scène avec intérêt.

L'aveugle, après un silence effrayant, avança son visage vers celle qu'il tenait.

—C'est moi... Tu me reconnais?

Elle se rejeta autant qu'elle put en arrière.

—Je ne vous connais pas! Qui êtes-vous?... Que voulez-vous?... de l'argent?

La peur étranglait sa voix. L'aveugle eut un rire sec.

—Je suis ton mari et tu me reconnais!... Je ne suis pas si défiguré que ça!... Alors tu as cru que c'était possible que je ne revienne jamais?... Cinq ans, hein, cinq ans... Tu avais vingt-trois ans, tu en as vingt-huit... Et-tu es toujours aussi jolie?... Tu dois l'être encore davantage!... Combien as-tu eu d'amants depuis que je me suis cassé la tête pour toi? Hein, quelle délivrance, quand tu as cru que j'étais mort!... Mais voilà, je me suis raté... pas tout à fait... puisque j'ai réussi à m'aveugler... Six mois d'hôpital, d'agonie... Et tu en as profité pour filer... Oui, je sais, je t'avais tiré dessus avant de me manquer, si on peut appeler ça se manquer... Et puis je t'ai cherchée, je t'ai cherchée, je t'ai cherchée...!

La jeune femme, les poignets meurtris par les mains impitoyables qui la tenaient, vacillait d'épouvante comme si elle allait s'évanouir. Il la secoua.

—Qu'est-ce qui te prend? Tu avais plus de nerfs quand tu me rendais fou en me parlant de tes amants et en me disant que tu ne m'aimais pas!... Tu te rappelles, hein, tu te rappelles? Il eut une convulsion de fureur et reprit en phrases entrecoupées:

—Regarde-moi... je suis une loque, un infirme,... un aveugle! Etre aveugle, sais-tu ce que ça veut dire? Et c'est toi, toi! mais je t'ai trouvée! j'ai eu du mal, tu sais! mais la haine, vois-tu, la haine... et puis peut-être que je t'aime encore!... J'ai payé des gens... Par une ancienne bonne j'ai appris qu'on t'avait vue par ici... Et puis le garçon m'a aidé et puis... me voilà!... Je ne te raterai pas aujourd'hui. Tu ne seras plus à personne...

Il grinça des dents; ses mains, le long des bras, remontaient vers le cou...

La jeune femme, dans un sursaut d'horreur, se ressaisit un peu.

—Ce n'est pas moi, bégaya-t-elle d'une voix haletante. Vous vous trompez! Je vous jure que vous vous trompez! Je ne vous ai jamais vu! Je m'appelle Lucie Clarelle. J'ai vingt-quatre ans, je me suis mariée il y a deux ans... C'est une affreuse erreur! Je vous jure que vous vous trompez!

—C'est toi, dit l'aveugle! J'en suis sûr. Je reconnais l'odeur de la peau... ta voix aussi... un peu changée, mais c'est parce que tu as peur...

—Ce n'est pas moi! Depuis cinq ans, vous ne pouvez pas retrouver un parfum, une voix... Ce n'est pas moi! vous allez... vous allez me tuer et celle qui vous a fait souffrir vivra, heureuse, avec son amant! cria-t-elle dans une inspiration soudaine.

L'aveugle eut une sorte de râle sourd. De ses mains furieuses, il palpa le visage et les cheveux de sa prisonnière et pencha vers elle sa face comme pour essayer, dans un effort effrayant, de voir.

—C'est toi, dit-il, c'est toi! J'en suis sûr! Je ne peux pas me tromper! Viens ici, cria-t-il au gamin. Regarde-la! Elle a les yeux bleus?

—Oui, dit le gamin indifférent; mais comme il regardait les yeux de la jeune femme il y lut une telle angoisse et une telle supplication qu'il ne put s'empêcher d'ajouter: «bleus ou verts, c'est entre les deux...»

—C'est elle! cria l'aveugle. J'en suis sûr! approche, toi, dit-il, avec une idée subite, au gamin. Relève sa manche... la manche gauche... Dépêche-toi donc... Déchire-la, idiot, si tu ne peux pas la relever! Regarde au coude, à la saignée. Là, près de mon doigt. Il y a une tache dans la peau, n'est-ce pas? Une tache pâle comme une petite violette? Regarde, je te dis!

Le gamin jeta un coup d'œil et vit la tache violette.

—Eh bien? hurla l'aveugle.

—Eh bien, je regarde, dit le gamin et, entre ses dents, il ajouta: Idiot vous-même.

Il releva ses yeux rusés vers la jeune femme, revit l'imploration éperdue du regard et avec un coup d'œil interrogateur, il frotta, en un geste canaille, son index sur son pouce pour demander de l'argent. Elle acquiesça des yeux.

—Y a rien, prononça tranquillement le gamin. Pas plus de tache que dans mon œil.

—Tu mens! cria l'aveugle.

—J'mens pas! dit le gamin. Y a pas de tache. Si y en avait une, je le dirais. Je m'en fous de tout ça, ajouta-t-il. C'est pas mon blot, pas? ce que j'en dis c'est pour que vous fassiez pas un sale coup pour rien.

Il y eut un silence. La jeune femme était devenue pourpre, puis livide. L'aveugle eut une hésitation effrayante.

—Attention! cria soudain le gamin. V'la quéqu'un qui vient...

L'aveugle lâcha les bras qu'il tenait. Il eut un geste de doute désespéré et se retournant avec rapidité, ouvrit la porte et sortit à tâtons sur la route où il s'éloigna.

Le gamin, avant de le suivre, s'approcha de la jeune femme qui était restée immobile, blême, tremblante.

—Ça vaut trois cents balles, lui dit-il. Je viendrai les chercher demain... Sans ça, je le ramène.

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