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Le spectre de M. Imberger

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LE SIMULATEUR

L'homme, serrant encore le couteau, demeurait debout, hagard, au milieu de la sordide chambre d'hôtel, avec, à ses pieds, la fille étendue morte, dans la mare sombre qui s'épanchait de sa gorge ouverte.

Elle l'avait racolé au coin du boulevard Sébastopol. Comme c'était samedi et qu'il avait bu quatre apéritifs au lieu de dîner, il l'avait suivie, parce qu'il s'imaginait qu'elle ressemblait à une Toulonnaise qu'il avait aimée jadis avant d'être expédié aux colonies pour faire campagne.

La fille l'avait entraîné dans cet hôtel infect, et puis il ne savait plus au juste. Il lui semblait qu'elle lui avait demandé plus d'argent que le prix convenu dans la rue. Ils s'étaient disputés. La fille, poussée de force vers le lit, avait crié, griffé, mordu et sorti finalement un couteau qu'elle portait dans sa poche... et lui, affolé d'alcool et de colère, avait arraché le couteau et frappé aveuglément... Elle s'était écroulée, et maintenant dégrisé, il regardait par terre le misérable cadavre à la face livide parmi les cheveux poissés de sang, aux yeux tout pleins encore de peur et de rage.

Il sentait comme un manteau d'horreur et d'épouvante tomber sur lui. Mille pensées affreuses tourbillonnaient dans sa tête; les assises, le bagne, peut-être l'échafaud. Il y avait un quart d'heure, il était Jean Billy, ancien sergent colonial, buveur et mauvaise tête, c'est entendu, mais honnête homme et gagnant bien sa vie... et maintenant, maintenant... Il voulait réfléchir, prendre une décision, trouver une voie de salut, mais en vain, ses idées fuyaient, son cerveau lui semblait vaciller. «Je deviens fou», se dit-il. Il tressaillit. Fou! Les fous sont irresponsables...

Mais des pas couraient dans l'escalier, des coups ébranlaient la vieille porte. Du sang, à travers le plancher, avait filtré, faisant une sinistre rosace au milieu du plafond d'en dessous, et l'on montait: l'hôtelier, son garçon, deux agents appelés.

La porte enfoncée, ils trouvèrent la fille égorgée au milieu du parquet et, sur le lit, assis les jambes pendantes, avec un sourire vague et stupide sur sa face sans expression, un homme paraissant tout à fait inconscient, qui jouait avec un couteau sanglant et qui ne leva même pas la tête lorsqu'ils le saisirent.

Et ce fut un gâteux qui parut devant le juge d'instruction. Un être retombé à l'état animal, qui ne savait plus parler, comprendre ni se souvenir, qui bavait, gloussait vaguement, souriait d'un éternel sourire dément et qu'il fallait nourrir, laver, habiller, changer et nettoyer comme un enfant au maillot.

La lutte fut effroyable entre, d'un côté, Jean Billy, enfermé dans son gâtisme comme en un lieu d'asile et, de l'autre côté, la police, les magistrats, les médecins légistes, coalisés pour surprendre la simulation, pour lui tendre le piège où il se trahirait, pour l'arracher à la maison de santé afin de pouvoir l'offrir aux travaux forcés ou à la mort. Mais le gâteux resta gâteux et ne se vendit point. Toutes les expériences classiques échouèrent. Les épreuves des réflexes, la lumière passée devant les yeux et les chocs sur les jambes croisées ratèrent complètement. Cependant Jean Billy dormait. Il dormait comme un homme qui jouit de sa raison, avec un sommeil traversé de cauchemars affreux, d'épouvantes et d'angoisses, et les médecins aliénistes qui l'étudiaient savaient qu'un gâteux ne dort pas ainsi et avaient espoir de triompher un jour de celui que le célèbre professeur Cave appelait le plus admirable simulateur qu'il eût jamais vu.

Ce jour d'ailleurs ne vint pas, car, malgré les efforts redoublés des savants acharnés à la lutte, Jean Billy tint la partie jusqu'au bout et ne se laissa pas surprendre.

Il constituait un problème passionnant. Contre lui, il y avait son sommeil, preuve suffisante, déclarait l'aliéniste Cave, puisqu'elle était la seule qui échappât à l'étonnante force du sujet, attendu qu'aucun homme ne peut, à un certain degré de lassitude, s'empêcher de dormir. Pour lui, il y avait l'incroyable difficulté du rôle qu'il jouait sans défaillance depuis des mois et qui semblait au delà des forces humaines, la perfection avec laquelle il était gâteux, ses antécédents d'alcoolique, enfin son séjour prolongé en des colonies malsaines et une vague hérédité qu'on lui découvrit, un de ses oncles ayant été interné jadis pour délire de la persécution. Il y avait aussi le talent et l'autorité du grand avocat Cabrolle, qui, dès le premier jour, s'était intéressé à son cas et s'était institué son défenseur.

Et ce fut devant les assises que fut renvoyé Jean Billy, car le juge d'instruction n'était sûr de rien et préférait laisser au jury le soin de se prononcer sur un problème aussi obscur.

Le duel fut formidable entre l'accusation et la défense. La culpabilité de l'accusé ne faisait pas de doute, puisqu'il avait été pris sur le fait; tout le mystère reposait sur sa responsabilité, et il était lui-même son meilleur avocat. On avait dû l'apporter au banc des accusés, car il ne marchait plus du tout, et, entre les municipaux, il restait affaissé comme un tas insensible et inconscient de vêtements et de chair. Il ne répondit pas un seul mot aux questions du président; on dut le tenir sous les bras pour le mettre debout et quand on le lâcha, il retomba comme une loque.

Mais le docteur Cave se dressa devant lui au banc des témoins et vint affirmer solennellement qu'il était responsable et jouait la comédie du gâtisme pour se sauver du bagne ou de l'échafaud. Il invoqua son expérience personnelle et sa conscience de médecin intègre. Il fut pathétique et logique, détaillant lumineusement les indices qu'il avait recueillis pour établir sa conviction, et exposant surtout énergiquement cette fameuse preuve du sommeil, de ce sommeil révélateur de l'assassin qui renversait à lui seul le formidable effort qu'il faisait depuis des mois pour simuler le gâtisme. «Effort si stupéfiant, termina Cave, que bien peu de volontés en seraient capables, et que je considère Jean Billy comme un des hommes les plus remarquables que j'aie jamais étudiés...»

Cette déposition impressionna très vivement le jury; mais, au même instant, au banc des accusés, l'homme remarquable dut être emmené, car il était de toute nécessité de le changer et de nettoyer sa place.

Le discours de l'avocat général fut académique et véhément, mais il se contenta, au fond, de répéter tous les arguments des médecins aliénistes et de s'appuyer sur l'autorité indiscutable du célèbre professeur Cave.

L'illustre avocat Cabrolle se leva à son tour. Il était calme, presque souriant, comme si sa tâche lui semblait trop facile et, dès les premiers mots, sa parole persuasive et formidable ébranla les vitres et le cœur des jurés. Il reprit un à un les arguments de l'accusation pour les anéantir comme en se jouant. Il se demanda quel pouvait bien être le mobile du crime commis, si la folie n'était pas là pour l'expliquer. Il évoqua les erreurs judiciaires et les innocents condamnés à la suite des témoignages de médecins légistes que d'autres médecins légistes contredisaient ensuite. Il rappela diverses affaires célèbres où la science officielle s'était manifestement fourvoyée. Il demanda, en homme d'honneur, au professeur Cave, si jamais il n'avait fait un faux diagnostic durant tout le cours de sa carrière, et s'il pouvait jurer que tous les fous se comportaient strictement de la même façon pendant la veille et pendant le sommeil. Il adjura enfin les douze honnêtes gens qui étaient devant lui de prendre en pitié—non en justice—l'infortuné malade qui était en leur présence et que, depuis onze mois, une instruction impitoyable torturait, alors que son état réclamait des soins éclairés, et il termina en sommant les jurés de regarder cette loque humaine et de prononcer, en leur âme et conscience, si c'était vraiment là «l'homme remarquable» qu'on venait de leur signaler et qui, depuis si longtemps, seul contre tous, accomplissait ce tour de force surhumain de jouer la folie sans avoir jamais eu une seconde de défaillance dans la perfection de ce rôle impossible.

Pendant ce temps, l'accusé bavait lentement sur lui-même.

On l'emporta pour la délibération du jury. On le rapporta pour entendre l'arrêt, et les poignes solides des municipaux le maintinrent debout pendant que, dans le silence, tombaient les paroles du président. Il était acquitté, irresponsable. Tous les regards étaient fixés sur lui. On le vit d'abord fléchir un peu, puis ses yeux se dilatèrent, une vie intense, un flot de sang et de joie délirante envahit cette face éteinte et stupide depuis tant de mois, et l'homme bondit, transfiguré:

—Sacré nom de Dieu! hurla-t-il. Je savais bien que je les fouterais dedans!

Et comme il était alors devenu réellement fou furieux en entendant l'arrêt, il ne fallut pas moins de six hommes pour le ligoter et l'emporter vers le cabanon qu'il ne quitta plus.

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