Le spectre de M. Imberger
BERTHE
Il ferma en hâte le magasin et courut dans la rue de Rivoli, vers le boulevard de Sébastopol. Sept heures et demie sonnaient. Elle devait l'attendre.
Avant de tourner le coin de la rue, il s'arrêta une minute, comme d'habitude, devant la glace d'un coiffeur. Il remit droite sa cravate, il constata avec dépit que ses vêtements n'étaient pas plus élégants que la veille et qu'il paraissait toujours à peine dix-sept ans, bien qu'il en eût près de dix-neuf; mais il était assez satisfait de ses yeux bleus et de la mèche lourde qui barrait son front.
—Tu te trouves gentil, tu as bien raison! chuchota à son oreille une voix railleuse.
Il devint pourpre, c'était elle. Elle paraissait vingt-quatre ans. Elle était aussi grande que lui, mince et bien faite dans sa simple robe noire; elle avait, sous son chapeau cloche, une jolie figure pâle, avec des boucles blondes tombant jusqu'à ses yeux cernés et une grande bouche rouge, aux dents éclatantes. Il l'avait connue dans la rue, dix jours auparavant; il savait seulement qu'elle s'appelait Berthe et qu'elle travaillait.
—Bonjour, mon petit Georges, reprit-elle de sa voix basse et un peu voilée.
—Bonjour... Berthe, répondit-il avec un effort et en rougissant encore davantage, car chaque fois qu'il la revoyait, il était, dans les premiers moments, affreusement intimidé.
Elle rit.
—Quel soleil tu piques... Non, ce que tu es gosse!... On voit que c'est la première fois, au moins...
Gêné, sans répondre et plus rouge que jamais, il marchait près d'elle. Ils traversèrent les ponts. Le crépuscule venait, et, dans les petites rues, c'était déjà l'ombre.
—Eh bien, dit enfin Berthe, parle-moi... As-tu perdu ta langue?
—Vous vous moquez de moi, dit-il d'un ton d'enfant boudeur.
—Mais non, grosse bête, je plaisante!
Elle lui prit le bras. Content, il se frotta contre elle avec un air d'extase.
—Comme tu es jolie!... Tu ne sais pas, dans la journée, quand je travaille, je ne peux pas y croire, que le soir je vais te retrouver... Quand je pense que j'aurais pu ne pas te rencontrer... Je sortais de la bijouterie... Tu étais là... Tu avais l'air d'attendre... Tu m'as regardé et tu as ri... On s'est parlé... je ne sais pas comment... Comme c'est drôle les choses...
Il baissa la voix, pâlit et pria:
—Embrasse-moi?
Elle le repoussa doucement.
—Tu es fou... Il y a trop de monde...
Il prit un air fâché.
—Tu ne m'aimes pas... Je le sais bien... Tu me repousses toujours. Et dans un quart d'heure on se quittera... Et comme demain c'est dimanche, on ne se verra pas.
Il voulut dégager son bras, mais elle le retint.
—Si tu ne me plaisais pas, pourquoi donc que je serais là? C'est toujours pas pour ton pognon! dit-elle d'un ton impatienté et canaille, mais aussitôt elle se reprit: c'est vrai, ça, tu es toujours à te plaindre...
—C'est vrai que je suis sans le sou, dit-il d'un air triste. Lorsque j'étais enfant, j'avais de l'argent, mais nous avons été ruinés, quand papa est mort, il y a deux ans. Alors j'ai dû lâcher mes études... devenir employé...
—Ça t'embête, hein?
—Oui, naturellement... Surtout maintenant... Je voudrais être libre pour te voir plus... Je voudrais te faire des cadeaux, t'emmener avec moi, voyager... Mais j'arriverai... tu verras... Je ferai n'importe quoi pour toi!... n'importe quoi!
Elle le regarda de côté.
—C'est vrai, ce que tu dis là?
—Oui, c'est vrai! Je m'ennuie trop! Je t'aime trop... Je veux... je veux...
—Tu n'aurais pas peur... Tu oserais... marcher? C'est vrai?
—Peur? Ah bien non, par exemple! Peur de quoi? Je ne suis pas un enfant! Je suis décidé... il y a longtemps... Je risquerais n'importe quoi... Tu entends, n'importe quoi!
—Chut! murmura-t-elle. Parle plus bas...
Ils quittèrent la rue populeuse qu'ils remontaient et tournèrent dans les rues désertes qui avoisinent le Panthéon. Il faisait nuit. Soudain, dans l'angle obscur d'une porte condamnée, la jeune femme s'arrêta. Georges la vit, les yeux luisants, la bouche entr'ouverte, une expression de résolution sur sa figure pâle.
—Ecoute, souffla-t-elle. C'est vrai que je peux compter sur toi? C'est bien vrai?
—Oui, dit-il énergiquement.
Elle l'avait pris par le cou, elle rapprochait sa figure de la sienne et le regardait au fond des yeux. Et, soudain, elle s'écrasa contre lui et l'embrassa violemment.
Elle le sentit frémir dans ses bras et il eut un gémissement presque douloureux.
—Viens, chuchota-t-elle.
Elle l'entraîna. Bouleversé, encore tremblant, il ne sut pas dans quelle rue était la porte qu'elle poussa, mais tout à coup il se trouva dans une petite salle de marchand de vins, sombre, étroite, déserte.
Derrière le comptoir, le patron disparaissait à demi, semblant sommeiller; dans un angle, au fond, il y avait un seul client qui, les mains dans ses poches et son chapeau enfoncé sur les yeux, était assis à un guéridon devant une absinthe. Il se leva. Il était jeune, avec des épaules d'athlète, une face sournoise et dure.
—Bonsoir, Berthe! C'est ça, le petit type? demanda-t-il en fixant un regard aigu sur Georges effaré.
—Bonsoir, répondit la jeune femme.
Elle se tourna vers Georges et d'un ton à demi ironique et à demi gêné:
—C'est mon frère.
L'homme eut un rire sarcastique.
—Son frère, parfaitement! On m'appelle M. Maurice! Allons, trois au sucre et un peu tassées, père Victor!
Le patron se réveilla pour servir et puis, discrètement, gagna son arrière-boutique.
—Je ne veux pas... commença Georges qui était blême et tremblant.
—Suce-moi ça! pas de chichis! interrompit péremptoirement M. Maurice... Là, d'un seul coup!... A notre réussite!... Alors, on en a assez du turbin à cinquante balles par mois? On a de l'ambition, on veut être bien fringué, avoir des sous, tâter des petites femmes... C'est parfait! J'aime ça, qu'on ait de la moelle!... Alors, voilà: tu vas me donner la clé qui ouvre la porte de la cour de ta bijouterie. Je sais que tu l'as puisque c'est toi qui boucles le magasin. Je suis au courant! Il y a deux mois que Berthe et moi nous préparons ça... C'est samedi aujourd'hui, ton patron est à la campagne. On ira ce soir... T'auras rien à faire d'autre qu'à me montrer les armoires où c'est du doublé et les armoires où c'est du vrai pour que je fasse pas de mastics. Tu risques rien... Une clé, ça se perd. Et t'auras ta part... Parole d'honneur, t'auras pas à te plaindre...
Georges était debout, livide, atterré. L'horreur et l'absinthe faisaient tourbillonner ses idées. Il regardait M. Maurice et regardait Berthe qui ne le regardait pas.
—Alors... alors c'était pour ça? bégaya-t-il avec une sorte de sanglot.
—Il me semble! siffla M. Maurice avec un rire rauque. Qu'est-ce que ça veut dire, Berthe? Tu lui as donc rien dit? Il a l'air de tomber de la lune!
Elle leva les yeux et regarde Georges.
—Je croyais qu'il marchait, expliqua-t-elle simplement. Je lui en avais assez dit pour qu'il comprenne...
—Je croyais que c'était... Je croyais que c'était... balbutia Georges éperdu.
—Tu croyais que c'était pour ta belle gueule? Tu t'es pas regardé! railla M. Maurice. C'est pas ma sœur. C'est ma femme! T'as compris?... Allons, refile la clé! C'est plus le moment de discuter... T'as plus le choix! T'es au courant. Tu peux manger le morceau. Faut marcher avec nous!
Il fit un pas pour barrer le chemin de la porte. Georges se rejeta en arrière.
—Je ne peux pas! Laissez-moi m'en aller! Je ne dirai rien! Je le jure! Le bijoutier, c'est mon oncle... C'est pour ça qu'il a confiance en moi... Il saurait... Je serais perdu... Je vis avec maman... Elle n'a que moi... Nous sommes pauvres... Je ne veux pas... Je ne veux pas... Je vous en supplie!
—Ferme! C'est plus le moment de dire oui ou non. La clé ou sans ça...
L'homme avançait menaçant, mais la jeune femme, tout à coup, se jeta entre eux.
—Laisse-le, c'est un gosse! Il ne dira rien... Il sait bien que tu le tuerais un jour ou l'autre.
—Vaut mieux que ça soit tout de suite! Eh bien, qu'est-ce qui te prend?
Elle lui avait jeté ses bras autour du corps et le retenait de toutes ses forces.
—File! cria-t-elle, haletante, à Georges. Vite! Sauve-toi!
L'homme, en jurant, lui broyait les poignets pour lui faire lâcher prise. Elle eut un cri de douleur. Il la repoussa enfin et elle s'abattit contre un mur, mais Georges avait eu le temps de se jeter sur la porte et de s'enfuir à toutes jambes.
—Mais, sacré nom, qu'est-ce qui te prend? C'est-y que tu es folle! gronda M. Maurice en revenant vers Berthe qui se relevait.
—Je ne voulais pas que tu te fasses une sale histoire pour une chose qui n'en vaut pas la peine, expliqua-t-elle tranquillement en arrangeant sa robe. C'est un coup raté, c'est un coup raté. Sois tranquille, le gosse dira rien. Il a bien trop eu le trac... Bonsoir, je vais prendre l'air... ajouta-t-elle en gagnant la rue.
M. Maurice resta ahuri.
—Les dames, observa sentencieusement le cabaretier que le tumulte avait attiré, ça a des fois des drôles d'idées...
—Ça, c'est vrai, dit M. Maurice en sortant pour rattraper Berthe. Les meilleures, on sait jamais ce que ça va faire!...