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Le spectre de M. Imberger

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CONTES

MONSIEUR ARTHUR

«M. Arthur, le sensationnel homme-singe des îles de la Sonde»,—comme disait le vieux forain à tête d'apôtre mendiant qui faisait le boniment,—avait obtenu un succès colossal pendant les trois jours de la fête, et toute la petite ville avait défilé pour le voir dans la roulotte installée sur la grande place, au milieu d'autres attractions qu'elle éclipsait.

Pour l'agrément des spectateurs, M. Arthur gambadait, grimaçait hideusement, poussait des cris rauques, se frappait la poitrine de ses longs bras, et puis dansait avec un tambourin, fumait des cigarettes, jonglait et faisait des équilibres avec une grâce et une adresse ravissantes. Son seul défaut était d'être encore un peu sauvage, en sorte qu'il ne fallait pas l'approcher de trop près, expliquait le forain, mais cela lui passerait vite et bientôt il aborderait les grands music-halls, cadre digne de lui. Alors ce ne serait plus dix sous qu'on paierait pour le voir, mais dix francs.

Cependant, ce dimanche soir-là, qui finissait la fête, Arthur paraissait nerveux et préoccupé. Pendant sa dernière exhibition, il avait raté deux fois les couteaux avec lesquels il jonglait, et il avait eu des mouvements d'impatience mal réprimés quand il lui avait fallu danser avec son tambourin. Les derniers spectateurs enfin sortis, il poussa un soupir de soulagement.

—Papa! cria-t-il d'une voix aiguë.

—Crie pas si fort, dit le vieux, qui comptait sa recette, c'est à peine si le monde est dehors. On a fait quatorze francs de plus qu'hier, constata-t-il avec satisfaction, c'est un beurre ce que ça va... Quoi que tu me voulais? ajouta-t-il.

—J'y vas, dit Arthur. J'veux en avoir le cœur net. Pisqu'on s'en va demain, faut que je sache avant...

Le vieux haussa les épaules sans répondre. Arthur, avec une hâte fébrile, ôta l'espèce de calotte en poils fauves qui lui couvrait toute la tête et rejoignait le maquillage brun de ses joues. Plongeant la figure dans un seau, il se lava à grande eau rapidement.

—Veux-tu que je te délace? dit le père.

—Pas la peine, dit Arthur, qui s'essuyait. J'suis bien comme ça.

Il enleva son pagne multicolore et pailleté, et, par-dessus le maillot imitant une peau de bête qui couvrait son corps et ses membres, il passa vite un pantalon et un veston; il chaussa ensuite des pantoufles en tapisserie verte, brodées d'une rose jaune, et se redressa. Il apparut sous la lampe fumeuse, blême et hideux avec sa trop grosse tête tondue de près, aux petits yeux bigles, au nez écrasé, à la bouche immense, fendue jusqu'aux oreilles pointues, avec son corps en boule aux bras trop longs, aux jambes trop courtes. Il se coiffa d'une vieille casquette et fit deux pas.

—File au moins par derrière la roulotte, qu'on te voie pas, grogna le forain.

—Y a plus personne, dit Arthur, et pis j'm'en fous.

Il s'en alla.

—Si c'est pas un malheur, gémit le vieux, et il se mit à plier bagage, car ils devaient partir au petit jour.

Il rangeait encore une demi-heure après, quand rentra Arthur, qui, sans mot dire, jeta sa casquette dans un coin et alla s'asseoir sur un escabeau.

—Eh ben? demanda le père.

—A veut pas, répondit Arthur d'une voix étranglée.

Le vieux releva la tête et le regarda. Sur les joues d'Arthur, il vit des larmes qui coulaient, lavant le maquillage resté dans les creux.

—Quoi qu'elle a dit? demanda-t-il.

—C'est à cause de ma gueule, répondit Arthur avec simplicité. Elle a dit que j'avais une trop sale gueule pour qu'on se marie avec moi. Ça va encore quand j'suis en singe, qu'elle a dit, mais au naturel j'suis trop vilain...

—Tu y as t'y pas dit ce que tu gagnes?

—Elle est au courant. Elle a hésité, qu'elle m'a dit, mais elle a pas pu se décider. Y a pas mèche...

—Y a pas mèche? répéta le vieux indigné, y a pas mèche! A-t-on jamais vu... Ça se dit extra-lucide et ça ne sait même pas tirer le marc de café, ça ne fait pas cent sous par jour, ça n'a rien du tout que sa peau et ça ose refuser quéqu'un d'aussi épatant que toi comme numéro... qué malheur... mais faut te faire une raison, mon petit vieux, t'en trouveras d'autres plus chouettes...

—J'en veux pas, gémit Arthur. J'veux celle-là... C'est celle-là que j'aime...

Il y eut un silence.

—C'est de ta faute, reprit-il en se levant avec colère. Pourquoi que tu m'as défiguré comme t'as fait quand j'étais petit en me fourrant des crochets dans la bouche pour l'agrandir, et pis en m'écrasant le nez, et pis en me faisant coucher dans une caisse pour me rendre bossu, et pis...

Mais le vieux l'interrompit.

—Ça, c'est le comble! gronda-t-il; tu vas t'y maintenant me reprocher d't'avoir mis de l'argent plein les mains? On est forain de père en fils, dans la famille! Papa, qu'était avaleur de sabres, m'a fait homme-serpent, et moi, je t'ai fait homme-singe. C'est t'y de ma faute si t'étais trop déjeté pour que je te fasse acrobate?... T'étais moche déjà en naissant, j'ai fait qu'aider la nature. T'aurais-t'y voulu que j'te fasse ouvrier, hein? ou paysan, à gratter la terre?... Ça t'aurait été, pas vrai, flemme comme t'es?... T'as pas les côtes en long, non, c'est ma tante!...

Mais Arthur avait pris un fragment de glace et, sous la lampe fumeuse, s'examinait.

—C'est vrai que j'suis moche! murmura-t-il enfin.

Il se retourna vers son père.

—T'es un père dénaturé, ajouta-t-il.

Le vieux se redressa, maudissant.

—Un père dénaturé! cria-t-il. Tais-toi, tiens, tu ne sais pas ce que tu dis!... Tu devrais me remercier à genoux de t'avoir fait comme t'es. Combien qu'y en a des pauvres bougres qui voudraient être à ta place? C'est facile, oui, de gagner du pèze sans s'échiner... T'es moche, qu'elle a dit, la grenouille... A-t-on jamais vu?... Mais c'est ta fortune, ta gueule! T'es une curiosité, t'es un phénomène, t'es épatant, mon petit vieux! T'iras à Paris, c'est moi que je te le dis, et pas comme homme-singe, c'est bon pour les villages, ce fourbi-là, comme artisse, t'entends! comme excentrique! parfaitement... J't'inventerai des trucs, j'ai de l'imagination, moi; t'as qu'à travailler un peu, au lieu de pleurer comme un veau pour une à la manque qu'aurait entravé ta carrière... Ta gueule, c'est ta gloire et pis ta fortune, et pis tu seras sur les affiches: «M. Arthur», avec des lettres grandes comme ça, et tu feras de l'or, et t'auras des femmes, et des chouettes, et de tout... Et tu devrais me remercier à genoux d't'avoir fait comme t'es! Quéque tu veux de mieux?

Il lui avait mis la main sur l'épaule, mais M. Arthur le repoussa.

—J'voudrais être comme tout le monde! cria-t-il rageusement.

Et il alla se jeter au fond de la roulotte, sur sa couche.

—Idiot! grogna le vieux en se remettant à ses rangements. C'est jeune, ajouta-t-il avec plus d'indulgence, en entendant M. Arthur qui sanglotait.

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