Le spectre de M. Imberger
UN BON CONSEIL
Après le pont, au croisement des deux routes, devant la maison où il y avait écrit: «Café-Restaurant», M. Bridol arrêta sa voiture—une petite auto qu'il conduisait lui-même—et descendit avec légèreté et élégance.
La maison était neuve et pimpante. Des bosquets ainsi qu'un beau verger y attenaient. M. Bridol lui jeta un regard tendre et, avec un regard plus tendre encore, entra dans la salle du café. Une servante achevait de ranger les tables. Au fond, derrière un comptoir, une jeune femme brune brodait. Elle leva la tête:
M. Bridol, armé de toutes ses grâces, traversa la salle et vint, familièrement, s'accouder au comptoir. Une glace au mur refléta sa cravate bleu de roi, sa chevelure bouclée, sa figure moutonnière, sa moustache en crochets. Il souriait, galant et langoureux, et discourait chaleureusement. Pour une grosse maison de Versailles, il plaçait avec succès du vin dans toute la région. Ici, il essayait aussi de placer son cœur. Depuis des mois, il était amoureux de Mme May, la propriétaire du café. Il était amoureux de sa beauté fraîche et potelée; il était amoureux de sa gaieté malicieuse, bien qu'elle le désespérât, disait-il; il était amoureux de son caractère décidé et pratique; elle dirigeait si bien sa maison depuis six ans qu'elle était veuve, elle en avait fait une si bonne maison qui rapportait tant d'argent. Tâche trop lourde pour une femme, d'ailleurs, et où il faisait l'appui dévoué d'un homme entendu, qui soit du métier et qui, en même temps, puisse tenir son rang. M. Bridol avait la conviction qu'il était désigné pour être cet homme. Malheureusement, il avait jusqu'alors essayé en vain de le faire comprendre à Mme May.
Ce jour-là encore, tirant tous les effets possibles de ses moustaches, de sa chevelure, de ses yeux et de ses dents, il mélangeait ardemment le sentiment et les affaires. Il affirmait alternativement les qualités de ses vins et les qualités de son amour. Mme May, sans s'effaroucher, riait, plaisantait et secouait la tête: elle ne voulait pas se remarier. Il le savait bien! Elle le lui avait dit mille fois.
M. Bridol, stupéfait de cette insensibilité persistante et qu'il n'arrivait pas à s'expliquer, dans la grandeur de sa vanité, toucha alors une autre corde qu'il avait déjà essayé de faire vibrer: n'avait-elle pas peur de vivre seule ainsi? Le soir, quand les servantes et le jardinier étaient partis, ne se trouvait-elle pas inquiète et menacée dans cette maison isolée, où l'on savait qu'il n'y avait pas d'homme?
Elle haussa les épaules. Non, elle n'avait pas peur. Sa maison fermait bien, les portes et les volets étaient solides. D'ailleurs, la contrée était sûre...
Il hocha la tête, soucieux. Il avait vu, sur la route, pas plus tard que tout à l'heure, des figures de bagne qui cherchaient sûrement un coup à faire. Et ce n'était pas la première fois. Il l'avait déjà prévenue. Elle s'exposait au danger...
Elle rit encore, mais sans conviction, lui sembla-t-il. Il répéta:
—Ah! si vous vouliez, si vous vouliez!...
Et, avec un grand soupir pathétique, il lui serra significativement la main et s'en alla.
Il avait une idée nouvelle, une idée magnifique, impressionnante, qui le mènerait au succès. Et il arrêta son plan.
Trois jours après, par une nuit noire et pluvieuse, peu avant minuit, M. Bridol quitta Versailles dans sa voiture. Auprès de lui, sous la capote relevée, un loqueteux était assis, qui, d'un air béat, tirait sur un cigare.
—Vous avez bien compris? demanda M. Bridol. Vous savez bien ce que vous avez à faire?
Le loqueteux avait surtout compris que ce monsieur, qui l'avait ramassé sur la route et lui avait payé, dans un caboulot, un copieux dîner et plusieurs petits verres, lui avait promis cinquante francs pour faire quelque chose. Quoi? C'était, dans son esprit, demeuré vague.
—Si des fois vous recommenciez à m'expliquer, ça serait pas du lusque, déclara-t-il franchement.
—Eh bien! je vais vous amener auprès d'une maison derrière laquelle il y a un jardin. Le mur est bas, vous l'escaladez, vous avancez dans le jardin jusqu'à la maison. Vous en faites le tour comme quelqu'un qui cherche à entrer. Puis vous revenez au fond. Il y a un poulailler. Vous tordrez le cou à deux ou trois poules... Et ayez bien soin de les laisser crier. Faites beaucoup de bruit, qu'on vous entende, et jetez deux ou trois coups de sifflet...
Le loqueteux, qui, de ses ongles sales, grattait sa barbe hirsute, sursauta.
—Si je fais du potin, on sortira et on me tombera dessus. Merci bien.
—Mais non, soyez tranquille. Il n'y a qu'une seule personne, qui n'osera pas bouger. C'est moi qui arriverai au bruit, comme si je passais par hasard avec ma voiture et que je vienne au secours. Alors vous vous sauverez en repassant le mur, et moi, je tirerai des coups de revolver...
—Où ça?
—N'importe où! dans le mur, dans un arbre...
—Pas de mon côté, hein? Ayez l'œil! C'est traître ces outils-là... Et puis?...
—Vous filerez où vous voudrez. N'ayez pas peur, on ne vous poursuivra pas. Du reste, je serai là pour indiquer une fausse direction et, s'il y a enquête, je donnerai un faux signalement. Du reste, je vous répète que ça ne tire pas à conséquence, c'est une blague que je fais à quelqu'un.
—Je trouve pas ça rigolo, murmura le loqueteux. Des trucs comme ça, c'est pas mon genre. Enfin, chacun son goût. Et les cinquante francs?
—En voilà vingt-cinq. Et soyez demain soir à l'endroit où je vous ai rencontré. Vous aurez les vingt-cinq autres, et même cent sous de plus si je suis content de vous.
—On fera son possible.
Ils ne dirent plus rien. M. Bridol était en proie à l'allégresse. Il éprouvait aussi une forte admiration pour lui-même. Ce plan, qui lui avait été inspiré par le vague souvenir d'avoir lu ou entendu raconter quelque chose de semblable, lui apparaissait comme génial. Mme May, réveillée et terrorisée par les bandits, puis sauvée par lui surgissant en héros, ne pouvait manquer d'accéder enfin à ses vœux... Peut-être même, dans l'émoi et la gratitude du premier moment... Il l'imaginait en toilette de nuit, palpitante et tombant dans ses bras...
Mais il arrêta sa voiture. On était arrivé. La pluie avait cessé. Une lueur de lune passait par intervalles. M. Bridol montra le petit mur au loqueteux, qui, pris d'un scrupule, demanda s'il pouvait, en se sauvant, emporter les poules tuées.
M. Bridol dit oui et le vit escalader maladroitement. De l'autre côté, il dégringola sur des châssis vitrés et le vacarme fut grand. M. Bridol l'entendit jurer et se débattre. Aussitôt, certain que Mme May devait être réveillée, il bondit à son tour au sommet du mur et sauta dans le jardin. Les chiens du voisinage aboyaient de toutes leurs forces. Le loqueteux, épouvanté, repassait le mur en grande hâte. M. Bridol brandissait son revolver pour tirer, quand, au premier étage de la maison, une fenêtre s'ouvrit brusquement. Un coup de feu raya l'ombre. Le plomb fit tomber un plâtras non loin de M. Bridol.
—Je te vois, canaille! cria une voix forte. N'essaye pas de te sauver ou je te flanque mon second coup! Les mains en l'air et avance le long de l'allée jusqu'à la maison. Obéis ou tu es mort!
Terrifié, la sueur au front, les jambes flageolantes, M. Bridol obéit et, tout en avançant, d'une voix étranglée, il lançait des explications:
—Je suis Bridol! Ne tirez pas! Je suis Bridol, le placier en vins... Mme May sait bien...
Il y eut un petit cri de surprise, puis un chuchotement à la fenêtre, et, une minute après, devant M. Bridol que la crainte paralysait, la porte de la maison s'ouvrit. Un gaillard de haute taille, à demi vêtu et le fusil à la main, s'y tenait.
Derrière son épaule apparaissait Mme May. charmante et ébouriffée, une lanterne à la main.
—C'est bien M. Bridol, dit-elle.
—Qu'est-ce qui s'est passé? Qu'est-ce que vous faites ici? demanda l'homme au fusil.
M. Bridol, dont la consternation était indicible, eût bien voulu lui poser la même question, mais il n'estima pas que sa situation le lui permettait. Il raconta qu'il regagnait Versailles dans sa voiture lorsqu'il avait vu de loin des malfaiteurs se faire la courte échelle pour s'introduire dans le jardin. Alors, n'écoutant que son courage, il s'était précipité à leur suite pour défendre Mme May.
L'autre lui tendit la main.
—Ça, c'est d'un homme qui n'a pas peur! Et je vous en remercie, parce qu'enfin j'aurais pu ne pas être là...
—C'est mon cousin, le garde-chasse, expliqua Mme May, un peu rougissante. Vous comprenez, monsieur Bridol, je lui ai demandé de venir loger ici, quand il est libre, tant vous m'avez fait peur avec toutes vos histoires de voleurs. Je vois que vous avez eu bien raison!...