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Le spectre de M. Imberger

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LES PLUMES DU PAON

—L'affaire d'Arthur Harris est une des plus drôles que j'aie jamais vues,—nous raconta l'illustre détective londonien Barnay.—La police, tout d'abord, s'est laissée mettre dedans comme tout le monde, mais ça n'a pas profité au jeune Harris.

Il était acteur de son métier, mais n'avait aucun talent et aucune chance, si bien qu'après quelques mois de cours de déclamation, où il n'avait acquis que des prétentions, il avait, sans succès, essayé du théâtre, puis du music-hall, et enfin en était réduit à faire le pître dans des bastringues de dernier ordre pour ne pas mourir de faim.

Cette misérable existence lui pesait d'autant plus que sa pauvreté extrême contrariait ses amours. Il avait, en effet, une jeune amie aussi vertueuse que belle, qui s'appelait Edith et était institutrice. N'ayant pas le sou, les deux jeunes gens ne pouvaient se marier et pouvaient craindre de rester fiancés toute leur vie, ce qui les désespérait.

Un jour enfin, Arthur Harris ayant lu dans les journaux qu'un impresario américain avait offert à un assassin célèbre des appointements de 2.500 francs par semaine au cas où, acquitté, il consentirait à se montrer sur son théâtre, eut une idée qu'il trouva géniale.

—Chère Edith, dit-il à son amie, le dimanche suivant, seul jour où il leur était possible de passer quelques moments ensemble, j'ai trouvé le moyen de faire fortune et de donner à ma personnalité l'éclat que l'injustice du sort lui refuse. Il faut d'une façon ou d'une autre porter son nom aux oreilles du public. A notre époque, la réclame est tout: sans elle, le génie périt, étouffé sous l'éteignoir de l'indifférence; j'ai découvert le seul moyen d'obtenir gratuitement une formidable publicité... Allons prendre une tasse de thé, je vous passerai mon plan...


Le semaine suivante, tous les journaux de Londres commencèrent à s'occuper d'une affaire qui parut tout de suite sensationnelle: une jeune institutrice, miss Edith Evans, âgée de vingt-trois ans, avait disparu inexplicablement trois jours avant, c'est-à-dire un vendredi. Elle était sortie, les enfants ayant congé à cause d'une fête familiale, et elle n'était pas revenue. Le seul indice était qu'avant de partir, elle avait dit à la femme de chambre qu'elle pensait rencontrer son fiancé.

Le lendemain, on avait le nom et l'adresse du fiancé: Arthur Harris, et on esquissait sa biographie en ajoutant que la police le recherchait pour des renseignements, mais qu'il n'avait pas paru depuis le matin du vendredi à son restaurant habituel, non plus que dans son petit concert où on était tout étonné de son absence.

Et le jour suivant le «Beau Crime», le crime sensationnel, éclatait à la première page de tous les journaux. On avait fait une enquête au domicile d'Arthur Harris et elle avait amené d'affreuses découvertes.

Les voisins avaient été catégoriques: le jeune acteur était rentré chez lui ce vendredi tragique vers 4 heures en compagnie d'une jeune femme dont le signalement répondait exactement à celui d'Edith. Ils s'étaient enfermés et quelques minutes après on avait tout à coup entendu des cris et des plaintes, mais les voisins, accoutumés aux hurlements d'Arthur lorsqu'il apprenait ses rôles, ne s'en étaient pas émus. Le jeune homme était descendu vers 7 heures et était peu après remonté avec un bidon d'alcool à brûler. Dans la nuit, vers 2 heures du matin il était descendu (la voisine d'en dessous, qui ne dormait pas ayant mal aux dents, avait reconnu sa démarche qu'aucun autre pas n'accompagnait, elle en était sûre). Depuis lors, nul n'avait eu la moindre nouvelle d'Arthur Harris non plus que de la jeune personne qui était montée chez lui.

Les magistrats avaient fait forcer la porte du logement fatal et les découvertes les plus sinistres avaient été faites: taches de sang sur le parquet et qui transparaissaient malgré un récent lavage, corde suspendue au plafond, baquet, couperet, coutelas et la scie à main récurés tout fraîchement et surtout, dans le poêle de fonte, des fragments à demi carbonisés d'ossements. Le crime était patent. Harris avait attiré chez lui sa victime et l'avait assassinée pour un motif encore inconnu, mais sans doute passionnel. Il l'avait ensuite coupée en morceaux dans l'espoir de dissimuler les preuves de son forfait. L'alcool à brûler avait servi à brûler une partie du cadavre dont l'assassin indubitablement avait emporté le reste dans sa valise qu'on ne retrouvait pas.

L'émotion causée par ce qu'on appela «l'Affaire de l'Institutrice coupée en morceaux» fut considérable. La férocité du crime, la figure sympathique de la victime et l'énigme offerte par la fuite du meurtrier qu'on recherchait en vain, firent une cause célèbre qui passionna Londres, l'Angleterre et le monde entier. Les plus habiles policiers lancés à la recherche d'Arthur Harris, les enquêtes les plus actives menées dans les gares et les consultations demandées aux maîtres de l'instruction criminelle, ne rapportaient aucun indice. Le signalement de l'acteur fut expédié dans toutes les directions et son portrait reproduit par tous les journaux. Arthur Harris alors, et pendant plusieurs jours, occupa, on peut le dire, le monde civilisé, il fut adopté comme sujet d'actualité et sa célébrité—comme criminel, il est vrai—fut universelle.


Un matin, on apprit que Harris était arrêté. Ce jeune homme au lieu de s'enfuir pour un lointain pays comme l'opinion générale le pensait et comme il l'aurait peut-être fait pour corser l'aventure, s'il avait eu assez d'argent pour cela s'était tout simplement retiré dans une auberge des bords de la Tamise et, sous un faux nom, passait ses journées à pêcher à la ligne. Un de ses voisins occasionnels, mis en défiance par certaines demi-confidences échappées à l'acteur sous l'influence, semblait-il, d'une demi-ivresse, avait prévenu la police régionale, laquelle, ravie d'une telle chance, s'était aussitôt emparée du criminel que la foule, rassemblée et mise au courant par le policier amateur avait à moitié assommé tout d'abord.

Harris, en très mauvais état, avait été ramené à Londres, soigné et interrogé avec les égards dus à un assassin de son importance. Mais alors le mystère si effrayant qui passionnait le monde s'était en un instant crevé comme une bulle de savon. Le jeune homme, lorsqu'on lui formula l'accusation portée contre lui et qu'il ne semblait pas avoir encore comprise, avait montré une figure stupéfaite sous les noirs qui la marbraient et expliqué qu'il n'y avait pas eu le moindre crime, attendu qu'Edith s'était retirée en province pour soigner une vieille tante qui se mourait et que lui Harris, en son absence, et vu la poursuite de créanciers acharnés, avait réalisé un petit emprunt et fui, sans rien dire à personne, se reposer au bord de l'eau. Il n'avait depuis lors pas lu un seul journal ni avisé qui que ce soit de sa retraite.

On lui parla des indices recueillis par l'enquête. Il expliqua que les cris entendus provenaient d'une leçon de déclamation donnée par lui à Edith, que celle-ci était descendue avec lui dans la nuit, à l'heure d'aller prendre son train, que la corde pendue au plafond avait servi non à suspendre un cadavre mais à faire des exercices de gymnastique, que l'achat de l'alcool avait été nécessité par la cuisson du dîner et que les os dans le poêle étaient ceux d'un lapin. Quant au sang par terre il provenait d'une coupure qu'il montra à son doigt. Le tout fut reconnu exact. Edith, du fond de sa province, répondit qu'elle se portait très bien et que si elle était partie sans prévenir c'était pour échapper aux assiduités gênantes d'un oncle des enfants qu'elle instruisait!...

Voilà l'histoire! Harris, vous le comprenez, avait tout imaginé pour se rendre célèbre et il avait réussi à mettre tout le monde dedans et moi tout le premier, qui avais été chargé par la police de sûreté de diriger l'enquête. Le plus drôle, du reste, c'est que le jeune homme, comme bénéfices, ne récolta que la terrible rossée que la foule lui infligea quand on l'arrêta et les quelques jours de prison qu'il fit. Il fut mis en liberté au milieu du mépris public et sa gloire prit fin en même temps que sa captivité. «Vous êtes innocent, vous n'avez aucun intérêt», lui dit avec dégoût un impresario auquel il avait demandé un emploi, en se targuant de son renom, et il dut quitter Londres pour n'y pas mourir de faim et se réfugier en province, auprès de la fidèle Edith, dans la maison laissée par la vieille tante.

Je me fis, du reste, un plaisir de lui envoyer comme souvenir, pour lui rappeler l'enquête inutile qu'il m'avait fait faire, une traduction de la fable de votre grand La Fontaine, vous savez, le geai qui prend les plumes du paon...

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