Le spectre de M. Imberger
L'HÉRITAGE
Mme Lefertin, ce soir-là, cousait dans la salle à manger auprès de la table mise, quand M. Lefertin rentra. Elle le vit si pâle et si agité qu'elle se dressa, laissant tomber son ouvrage.
—Octave, mon Dieu! es-tu malade?
—Personne ne peut nous entendre?
—Non! L'oncle Blaise est dans sa chambre, les enfants dans la leur et la bonne dans la cuisine... Mais qu'y a-t-il?
M. Lefertin se pencha vers elle.
—Il est ruiné, souffla-t-il, tragique.
—Qui ça? Explique-toi: qui est ruiné?
—L'oncle Blaise! Je l'ai appris aujourd'hui, par hasard, au bureau. Son banquier, tu sais bien? cet excellent Deveuse, ce noble vieillard, ce financier éminent, cet ami d'enfance en qui il a toute confiance, qu'il nous vante, qu'il nous prône, qu'il nous a obligés d'inviter à dîner vingt fois et de traiter comme un prince, eh bien! ce phénix a fait de mauvaises affaires, il a joué, il a... est-ce que je sais!... Bref, il vient de lever le pied en laissant un passif formidable, et l'oncle Blaise, qui lui avait confié malgré mes conseils tous ses capitaux, est ruiné à plat. Il lui reste en tout et pour tout sa pension viagère, à peine de quoi manger du pain dans un asile...
—Voyons, tu es bien sûr?...
S'il était sûr!... Il haussa les épaules et, accablé, se laissa tomber sur une chaise.
—Mon Dieu! c'est affreux, dit Mme Lefertin. Alors, mous allons devoir nous réduire! Alors, nous sommes, pour toute notre existence, condamnés à la médiocrité! Alors, les enfants pour qui nous endurons tout, depuis six ans, dans l'espoir de leur assurer cette fortune...
—Il n'y a plus de fortune!
Tous deux échangèrent un regard navré. La catastrophe les atterrait. La seule espérance de leur vie morne s'écroulait; l'héritage de l'oncle Blaise, dont l'attente leur donnait du courage dans les heures difficiles et du prestige aux yeux de leurs relations, n'était plus... Mais ils songèrent au vieillard lui-même, et une semblable fureur les saisit.
—Il n'y a plus de fortune, reprit M. Lefertin d'une voix sifflante, mais il y a toujours l'oncle...
—Il ne sait rien, naturellement, puisque depuis trois jours sa goutte l'empêche de sortir... et comme il n'a pas reçu de lettres. Alors, tu vas le prévenir?
M. Lefertin eut un ricanement.
—Pas du tout! Il apprendra cela demain ou après; probablement, on en parlera dans les journaux, ou bien, peut-être, sera-t-il convoqué... je ne sais pas... En tout cas je veux qu'il soit obligé de nous avertir lui-même. Il sera peut-être un peu moins arrogant et moins hargneux que d'ordinaire. Jusque-là, nous ignorons tout, c'est bien entendu...
—Quand je pense à ce que nous avons supporté depuis qu'il vit avec nous! Quand je pense à ses exigences, à ses grossièretés... Il nous met plus bas que terre! Il nous déshonore aux yeux de nos amis... On a beau dire qu'il est vieux et qu'on le supporte par bonté... Non, il nous en a fait trop! Et c'est la plus belle chambre, et c'est tous les jours une scène pour les menus, et il traite les enfants... j'en ai les larmes aux yeux... Et sous prétexte qu'on ne se gêne pas en famille, il agit ici comme il n'oserait pas le faire dans un hôtel garni! Quant à moi, c'est bien simple, il me parle comme je ne parle pas à ma servante...
—Et les vieux gâteux qu'il appelle ses amis et qu'il nous impose! Et tu te rappelles quand je lui ai demandé de m'avancer cinq cents francs, cette histoire!...
Ils continuèrent à évoquer, avec une exaspération croissante, leurs rancunes. L'oncle Blaise, revêche, autoritaire, égoïste et exigeant, les tyrannisait effectivement depuis six ans. Mais tous deux jusque-là, fascinés par l'héritage, avaient fait de leur mieux pour n'y point prendre garde. Maintenant, ils s'étonnaient eux-mêmes d'avoir tant de griefs; ils s'exaltaient au souvenir de mille blessures supportées patiemment pour l'amour de l'argent; ils s'émerveillaient, de bonne foi, d'avoir eu tant de mansuétude.
—Enfin, à quelque chose malheur est bon, conclut Mme Lefertin. Cette histoire va nous débarrasser de lui, bien entendu.
—Tu peux y compter! D'ailleurs, lui-même, quand il apprendra qu'il est ruiné, n'aura certes pas l'audace de s'imposer davantage. Et je le verrai partir sans regrets ni remords, je t'assure. Il nous a assez souvent menacés de nous quitter, d'aller vivre ailleurs... Mais en attendant, puisque personne ne sait rien, ni toi, ni lui, ni moi... je vais dès ce soir lui dire son fait. Parfaitement, je me donnerai le plaisir de lui exprimer ma façon de penser... Oh! sans violence, sois tranquille, c'est un vieillard!... Je resterai calme, mais je veux ma revanche... Chut, voilà son pas...
Un vieillard parut, osseux, les mâchoires hérissées d'une courte barbe grise, les yeux vifs sous des sourcils touffus.
Il portait une redingote noire dépenaillée, des pantoufles vertes, et, au cou, un foulard sale.
—Te voilà encore à coudre à côté du couvert, pour fourrer des épingles dans les assiettes, dit-il, hargneux, à Mme Lefertin... Enfin, est-ce qu'on dîne? Il est sept heures et demie et je n'aime pas attendre! Jacques! Paul! cria-t-il en se tournant vers la porte, arrivez-vous, galopins?
Deux garçons de huit et dix ans étant, à cet appel, accourus, on se mit à table. L'oncle Blaise parlait seul. Il proférait despotiquement des vérités politiques hostiles aux convictions de M. Lefertin; il eut, pour Mme Lefertin, des mots blessants à propos d'une blanquette de veau dont la sauce était sans moelleux; il rudoya la servante qui ne lui donnait pas assez vite du pain.
Mme Lefertin restait calme. M. Lefertin se contenait, soutenu d'ailleurs par la perspective d'une prochaine vengeance.
—Allez dans votre chambre finir vos devoirs avant de vous coucher, dit-il à ses fils quand, après le dessert, la bonne eut apporté la camomille de l'oncle Blaise.
Celui-ci alluma une courte pipe dont l'odeur forte emplit la pièce. Mme Lefertin toussa.
—Qu'est-ce qui te prend? dit l'oncle. En voilà des grimaces! La fumée te fait tousser, maintenant!
—Je vous prie de parler à ma femme sur un autre ton, interrompit sèchement M. Lefertin.
L'oncle sursauta.
—Quoi? Qu'est-ce que vous dites, vous?
—Je dis que nous en avons assez! Je dis que nous avons trop longtemps, ma femme et moi, supporté votre despotisme! La fortune ne donne à personne le droit d'être impoli. Nous avons patienté à cause de votre âge, espérant que vous comprendriez, un jour ou l'autre, qu'agir ainsi est une lâcheté de votre part. Oui monsieur, une lâcheté, je maintiens le mot...
—Oui, c'est une honte, prononça Mme Lefertin, frémissante de rancune, une honte, vous entendez, mon oncle!... Du reste, je vous renie et je demande pardon à mon mari de lui avoir trop longtemps imposé... Mais la coupe déborde! Il faut nous séparer! Tant pis, nous en avons assez!
L'oncle tout d'abord avait paru ahuri de l'attitude nouvelle des Lefertin. Soudain, d'un coup de poing, il fit trembler la table.
—Bravo! cria-t-il, j'aime ça! Oui, saperlipopette, c'est bien! c'est très bien! Parfaitement, ça me dégoûtait de vous voir avaler toutes mes avanies sans piper parce que je suis riche. Vous vous rebiffez, vous avez de la dignité, vous m'envoyez au bain en vous fichant des conséquences, ça me va! C'est chic! Je crie bravo! Et soyez tranquilles. Je reste avec vous. Je ne m'en vais pas, et je serai poli et gentil comme je l'aurais été si je ne m'étais pas fourré dans la tête dès le premier jour que vous étiez trop à plat ventre devant mon argent pour jamais vous regimber!... Et n'ayez pas peur, je vous laisse tout. Pas plus tard que demain, je fais mon testament. J'hésitais encore, je vous le dis franchement! Maintenant ça y est, mes bons amis, je vous laisse tout!
Avec une cordialité expansive qu'il ne leur avait jamais témoignée il leur tendit les mains. Et eux, ne sachant que dire, se regardaient, gênés, honteux, furieux, pendant que l'oncle, qui n'avait plus rien, répétait avec effusion: «Mes bons amis, je vous laisse tout. Je vous laisse tout...»