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Le spectre de M. Imberger

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LA DEVINERESSE

Mme Lazzarra, la sorcière fameuse, l'incomparable voyante, se trouvait ce matin-là chez elle, bien tranquille, comme d'habitude, en train de prendre son petit café au lait. Guland (c'est le nom d'un démon), dit Gugu, le carlin gras à lard et au nez en truffe qu'elle chérit d'une excessive tendresse, était à ses côtés à laper gentiment sa soucoupe de lait chaud et tout allait bien.

On sonna. La servante Gloria (c'est le nom d'une démone), à qui un teint cuivré et de grands yeux noirs permettent de se faire passer pour Bohémienne, bien qu'elle soit née à Clichy, alla ouvrir. Il y eut des parlementages, et Gloria revint expliquer que c'était un «monsieur très bien», qui ne venait pas pour une consultation, mais qui insistait pour être reçu; elle omit de dire qu'il lui avait donné cent sous et pincé la taille, car elle n'avait pas de corset. Mme Lazzarra, un peu intriguée, reçut le monsieur après une attente de vingt minutes qu'elle avait employée à se mettre un peu sous les armes.

Comme il avait dit qu'il ne venait pas pour une consultation, elle le reçut dans la salle à manger et, dès l'abord, le visiteur, qui était un homme de trente-cinq à trente-huit ans, d'aspect riche et chic, prit la parole.

—Madame, dit-il, je m'excuse d'avoir forcé votre porte, mais voici le but de ma visite: vous devez, ce tantôt, recevoir, pour leur donner une consultation, deux dames qui ont demandé rendez-vous par lettre...

—Le secret professionnel... dit Mme Lazzarra.

—Précisément, dit le monsieur; c'est le secret professionnel que j'invoque en vous priant d'observer la plus parfaite discrétion au sujet de ce que je vais vous dire. D'ailleurs, votre intérêt même l'exige. Vous prenez, je le sais, cinquante francs par consultation, aussi cher qu'un médecin célèbre, quand vous donnez le jeu complet, l'invocation en grand tralala, la conjuration au démon et la transe extralucide première catégorie, comme vous le ferez ce tantôt. Eh bien, moi, je viens vous offrir, en plus des cinquante francs que vous recevrez de chacune de vos visiteuses, de vous donner pour chacune d'elles cent francs, à condition que vous leur fassiez les prophéties que je vais vous indiquer.

—Monsieur, dit Mme Lazzarra, la dignité de la science...

—Mais non, dit le monsieur. Je vous en prie, ne perdons pas de temps. Vous êtes une femme remarquablement intelligente. On ne se crée pas une situation de pythonisse comme celle que vous avez, au milieu de toute notre vie pratique moderne, des automobiles, des aéroplanes et de la politique, sans être une femme remarquablement intelligente... Et vous allez comprendre: les deux jeunes dames que vous recevrez ce tantôt sont, l'une ma femme, l'autre sa meilleure amie. Or, je désire séduire la meilleure amie de ma femme. Vous comprenez?

—C'est honteux! dit Mme Lazzarra, faussement indignée.

—En aucune façon! Elle est jolie comme tout. Ma femme est brune, belle, imposante, froide, réservée. Sa meilleure amie—elle s'appelle Irène—est blonde, rose, souriante, impressionnable, nerveuse, timide... Son cœur est en jachère, en plus, elle est mariée à un monsieur très bien, qu'on ne voit jamais parce qu'il passe sa vie à s'occuper d'affaires à Paris, en province ou à l'étranger. Alors, comme je sais l'extraordinaire influence que peut avoir sur les femmes tout le décor impressionnant de vos prédictions, et comme je vous donnerai sur les deux miennes, si je puis dire, des détails et des renseignements qui vous permettront dès l'abord de les stupéfier, je veux que vous disiez à notre meilleure amie tout ce que vous pourrez pour la jeter dans mes bras. Vous y êtes, n'est-ce pas? Vous voyez la chose: petite âme incomprise, tendresse méconnue et abandonnée, droit au bonheur, nécessité de l'amour régénérateur, destinée irrévocable qui pousse vers la passion souveraine, qui la guette, vers le cœur de feu qui se consume pour elle (c'est moi, la passion souveraine et le cœur de feu)... Insistez surtout sur la destinée irrévocable qui l'entraîne vers l'amour; vous ne me nommez pas, bien entendu; vous me désignez vaguement, cela suffira. Elle comprendra. Je lui fais la cour d'assez près, mais, sans dire tout à fait non, elle hésite, elle se tâte, elle a des scrupules à cause d'Andrée, ma femme... Détruisez ses scrupules, renversez ses hésitations, peignez l'ardeur des sentiments qui l'enveloppent et affirmez-lui qu'elle est vaincue d'avance et vouée à l'amour tout-puissant qui illuminera la monotonie de sa vie... Ça va?

—Monsieur, dit avec beaucoup de dignité Mme Lazzarra, qui avait pris son parti, la démarche que vous faites auprès de moi est si extraordinaire qu'elle ne peut être regardée que comme une manifestation des forces extraterrestres qui régissent les destinées humaines. J'y obéirai donc. Que dirai-je à la dame brune?

—Oh! tout ce que vous voudrez dans le genre calme, repos, danger du moindre flirt, à cause de ma jalousie féroce. Et puis faites-lui plaisir; dites-lui que je l'adore, qu'elle a un mari modèle, une perle de vertu qui n'aime qu'elle, ne voit qu'elle, ne pense qu'à elle, même quand ses affaires le forcent à la négliger un peu. Ça fera très bien. Ça la tranquillisera. Je serai encore plus libre et j'aurai besoin d'un peu de liberté si ça va comme je veux avec notre meilleure amie.

Il prit dans son portefeuille deux billets de cent francs, les offrit discrètement à Mme Lazzarra qui les prit plus discrètement encore, fournit les renseignements annoncés sur la vie des deux jeunes femmes, promit à la pythonisse de lui faire une forte réclame et prit congé enchanté.

Mme Lazzarra, non moins enchantée, à cause du gain notable, fit ses préparatifs pour la consultation et se mit à déjeuner confortablement; mais un accident affreux, et qui faillit avoir des suites fatales, bouleversa sa quiétude. Guland, qui était vorace, avala de travers un os de lapin et faillit en crever. Ce fut tragique. Mme Lazzarra, la main dans la gueule du carlin suffocant, tâchait de pêcher l'os. Gloria s'affolait, Guland enfin vomit l'objet et fut sauvé. Mme Lazzarra alors se trouva mal, en sorte qu'il fallut une abondance de vinaigre à l'extérieur et de vulnéraire à l'intérieur pour lui rendre ses esprits et qu'elle était encore sous l'influence combinée de l'émotion et du vulnéraire quand vint l'heure de la consultation.

La brune Andrée et la blonde Irène, simplement vêtues, fortement voilées et un peu impressionnées sonnèrent à la porte de Mme Lazzarra. La porte, silencieusement, s'ouvrit. Elles entrevirent, dans la pénombre d'une antichambre, une figure pâle sous de lourds cheveux mêlés d'ornements de cuivre et dont les grands yeux semblaient égarés. C'était Gloria, vêtue d'une longue robe violâtre, avec, sur la poitrine, une figure vaguement géométrique qui voulait être un pentacle. Cette personne bizarre fit entrer les visiteuses tremblantes dans un grand salon tendu de tapisseries sombres et dont les rideaux tirés interceptaient les lumières du jour, car Mme Lazzarra donnait dans l'école sorcellerie romantique. Trois lumières rouges luisaient faiblement en des angles et un brûle-parfum, sur un trépied, exhalait un nuage lourd et aromatique.

Les deux femmes, le cœur battant, attendirent sans parler. Une porte, au fond, s'ouvrit. Gloria glissa comme un spectre sur les tapis épais.

—Une de vous, une seule, chuchota-t-elle.

Elle prit Andrée par la main et l'entraîna jusqu'au cabinet de consultation. C'était une petite pièce ensevelie entièrement dans des tentures noires ornées de signes du zodiaque et de figures inconnues couleur d'argent. Du plafond tombait une lampe verte. Par terre, un grand cercle blanc, sur le tapis noir, était dessiné et, au milieu du cercle, Mme Lazzarra était debout sous la lampe verte, toute sa volumineuse personne enclose en une tunique rouge, zébrée de signes cabalistiques. Un bandeau écarlate serrait sa tête et faisait paraître plus blafarde sa large face, qui grimaçait déjà comme sous l'influence du démon.

—Dans le cercle! Venez dans le cercle! ordonna-t-elle d'une voix sourde.

La jeune femme obéit, poussée par Gloria, qui s'éclipsa ensuite. La voyante saisit de sa main gauche la main d'Andrée et, de sa main droite, une petite fourche faite d'un manche de bois et de deux dents en acier.

—Quoi que vous entendiez, quoi que vous voyiez, reprit Mme Lazzarra, ne dites rien, ne bougez pas; ici, vous êtes en sûreté. Je commence la conjuration.

«Je te conjure, Lucifer, par le nom ineffable de Dieu On, Alpha et Oméga, Eloy, Eloym, va, Saday, Lux les Mugiens, Rex, Salus, Adonay, et je t'adjure, conjure et t'exorcise par les noms qui sont déclarés dans les lettres V. C. X. et par les noms Sol, Agla, Riffasoris, Oriston, Amul, Soter, Tétragrammaton, Perchiram, Simulaton, Perpi et par les très hauts noms ineffables de Galli, Euga, Ingadum, Obu, Euglabis...»

Mme Lazzarra débitait vertigineusement sa conjuration, elle trépignait, pétrissait nerveusement le main d'Andrée, agitait sa fourche, et, tout à coup, en plongea les pointes dans la flamme de la lampe verte.

—Il vient! Il vient! Le voici! cria-t-elle. Que voulez-vous savoir? Le passé, l'avenir? Ecoutez!...

Un quart d'heure après, Andrée, un peu pâle, sortit de l'antre de la sibylle, où la blonde Irène la remplaça en tremblant.

Quand les deux jeunes femmes se retrouvèrent dans la rue, elles échangèrent leurs impressions.

—Elle est étonnante, étonnante, déclara Irène... Elle m'a tout dit. J'étais épouvantée... Elle sait toute ma vie. C'est merveilleux... Aussi, je vais suivre ses conseils pour l'avenir... Ils ne sont pas toujours très drôles, ses conseils, ajouta la jeune femme avec un petit soupir de regret, mais ça ne fait rien, je vais les suivre. J'aurais trop peur d'y manquer... Et puis, c'est ma destinée, il faut bien obéir...

—Moi aussi, j'ai été stupéfiée, murmura Andrée, et moi aussi je t'assure, je vais suivre ses conseils... J'étais trop sotte, vraiment, acheva-t-elle avec un ton de résolution concentrée: moi aussi j'ai droit au bonheur!

En sorte que la blonde Irène devint un glaçon pour le monde entier, sauf pour son mari, en qui elle découvrit des océans d'amour méconnu et des mines de la plus terrible jalousie, tandis qu'Andrée cherchait parmi les amis de la maison le cœur de feu qui l'adorait et le trouva facilement comme on peut le penser.

Car Mme Lazzarra, bouleversée par l'accident de Guland, s'était bien rappelé les prédictions à faire aux deux visiteuses, mais avait confondu celles-ci dans leurs rapports avec le monsieur très bien, prenant la blonde pour sa femme légitime, la brune pour l'amie dont il convoitait l'abandon, et leur tenant des discours prophétiques en conséquence.

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