Le spectre de M. Imberger
UNE ENQUÊTE
—Denise, quelle bonne surprise! Tu viens passer l'après-midi avec moi, n'est-ce pas? Tu vois, je cousais vertueusement... Mon Dieu! mais qu'as-tu?
Yvonne Vertel qui, pour accueillir Denise Cartier, avait posé son ouvrage—c'était une combinaison de crêpe de Chine rose dont elle réglait avec la plus grave attention la longueur—resta stupéfaite. Denise, dès que la bonne qui l'avait introduite eut disparu, avait éclaté en sanglots.
—Je suis malheureuse! il faut que tu me conseilles. C'est affreux, Gaston ne m'aime plus.
—Ton mari ne t'aime plus? Voyons, Denise, tu es folle!
—Non, non, je dis la vérité... Il ne m'aime plus... Mon Dieu! et moi je l'aime tant!...
Elle se laissa tomber sur un fauteuil et cacha son joli visage dans ses mains.
—Ma petite Denise, mais tu es folle, répéta Yvonne. Voyons, explique-moi...
—Il me néglige, balbutia Denise en relevant la tête. Il me cache quelque chose... Oui, tous les après-midi il disparaît sans que je sache où il va... Il revient le soir absorbé, préoccupé... Cela dure depuis le commencement du mois dernier... Et maintenant il prend aussi l'habitude de sortir le matin... Aujourd'hui, il n'est pas rentré déjeuner. Il m'a téléphoné pour me prévenir, sans me donner d'explications... Alors, n'est-ce pas, c'est clair: il a une liaison... Mon Dieu! qu'est-ce que je vais faire?...
Elle pleurait toujours avec un grand désespoir qui lui donnait l'air enfantin. Yvonne lui prit les mains.
—Ma chérie, avant de te désoler, il faut être sûre de... de ce que tu crois... Je suis persuadée que tu es dans l'erreur. Ton mari a certainement des motifs...
—Quels motifs? Ses affaires industrielles ne l'ont jamais empêché de déjeuner avec moi et ne l'ont jamais retenu d'un bout à l'autre de l'après-midi... Je suis sûre qu'il en aime une autre à qui il consacre son temps... Quand je lui ai demandé pourquoi il s'en allait ainsi... il a ri et m'a répondu: «Ce ne sont pas des affaires qui regardent les enfants...» Il affecte toujours de me traiter en petite fille sans cervelle... Avant, cela m'amusait... Mais maintenant je comprends bien que je ne compte plus pour lui... Il faut que je sache ce qu'il fait. Il le faut... Alors, donne-moi un conseil. Comment faire pour apprendre? Je ne peux pas le suivre moi-même. A qui m'adresser?
—Oh! Denise, tu veux vraiment?...
—Oui. Je suis trop malheureuse... Il y a des gens, n'est-ce pas, qui se chargent de cela? Où les trouver? Sont-ils consciencieux? Voyons, Yvonne, donne-moi un conseil...
—Mais si tu essayais d'interroger adroitement l'associé de ton mari.
—Herbin? Non, par exemple. Gaston et lui sont à peu près brouillés...
—Alors, voyons, puisque tu es décidée... Ecoute... je crois... oui j'ai une idée. T'adresser à une agence de renseignements, c'est un peu gênant pour toi peut-être... D'autre part, il faut quelqu'un de sûr... Je crois que je peux t'indiquer... Oui, c'est un parent de mon mari... un vague cousin... un peu bohème, mais très amusant et très débrouillard... Nous le voyons rarement parce que, comme il est toujours sans le sou, il emprunte souvent de l'argent à mon mari... Mais ce n'est pas un crime que d'être pauvre, et justement, tu pourras discrètement le récompenser...
—C'est parfait! s'écria Denise. Où le verrai-je?
—Ici, après-demain. Je vais le faire venir...
—Mais acceptera-t-il?
—Oh! oui, c'est un homme très serviable.
Quand Denise arriva le surlendemain chez Yvonne Vertel, celle-ci vint lui ouvrir elle-même et la fit entrer non sans mystère dans le salon.
—M. Betonneau, présenta-t-elle.
M. Betonneau se leva d'un fauteuil. Il était de belle taille et élégant quoique râpé. Une raie correcte partageait au milieu de sa tête ses cheveux qui étaient blonds et longs. Son visage au teint frais, aux yeux vifs, au grand nez bourbonien produisait une énorme barbe dont le flot descendait jusqu'au milieu de sa large poitrine. Son allure était noble et ses façons courtoises.
Il accepta sans hésiter la mission que les deux jeunes femmes lui expliquèrent avec force détails et en parlant soit successivement, soit simultanément. Quand il eut bien compris, il prit congé en promettant de s'attacher, dès le lendemain matin, aux pas de M. Gaston Cartier. Il se faisait fort d'être très vite renseigné.
—Je crois qu'on ne pouvait vraiment trouver mieux, dit Yvonne lorsqu'elle fut seule avec son amie.
—Je te remercie encore, répondit Denise avec effusion. C'est un homme parfait... Mon Dieu! mon Dieu! je voudrais déjà savoir... Et pourtant j'ai si peur... Je serai si malheureuse quand je ne pourrai plus douter...
—Et si heureuse d'apprendre que tout cela n'est que chimère, dit Yvonne en l'embrassant.
M. Betonneau reparut le cinquième jour. Denise, prévenue, le rencontra comme la première fois chez Yvonne. Tremblante, torturée par l'angoisse, elle l'interrogea ardemment:
—Eh bien! monsieur, qu'avez-vous appris? Parlez vite!
—Madame, soyez pleinement rassurée, prononça M. Betonneau. M. Gaston Cartier, votre mari, consacre au travail tout le temps qu'il passe loin de vous. Il a acheté récemment une usine en banlieue et la fait installer. Je suis au courant de tout; l'affaire offre des dessous intéressants pour un observateur.
—Mon Dieu! quel bonheur, quel bonheur! balbutia Denise qui avait l'impression de s'éveiller d'un affreux cauchemar. Et vous êtes certain, monsieur Betonneau...
M. Betonneau sourit d'un air supérieur.
—Oh! madame, certain... N'ayez aucun doute... D'ailleurs, nul en vous voyant ne pourrait croire que le trop heureux mortel qui est aimé de vous songe à...
Il sourit encore, galamment cette fois, et reçut avec dignité une enveloppe que Denise, rougissante, lui glissait et qui contenait la récompense promise.
—Cette affaire que prépare M. Cartier m'a beaucoup intéressé, reprit-il. Je la suivrai...
Il regarda Denise et ajouta:
—Les jolies femmes ne comprennent pas toujours très bien les questions d'intérêt... J'avais songé à vous en parler, mais, tout bien considéré, je préfère en traiter directement avec monsieur votre mari... Et soyez assurée, chère madame, que je ne vous compromettrai aucunement à ses yeux. Comptez sur la discrétion d'un homme d'honneur.
Il se retira avec majesté.
Denise ne comprit ce dernier discours que quelques jours après. Son mari qui, de coutume, était de caractère enjoué, rentra un soir si visiblement soucieux qu'elle lui demanda anxieusement ce qui était arrivé.
—Une histoire désagréable, ma petite Denise, lui dit-il en s'efforçant en vain de lui sourire. Je ne te parle pas en général de mes affaires parce que cela n'est vraiment pas intéressant pour toi, mais il m'arrive un très grave ennui... Herbin, mon associé actuel, est un forban qui me laisse tout le travail et tire à lui tout ce qu'il peut des bénéfices. Je veux me séparer de lui, et j'ai pris mes dispositions pour me passer de son usine... J'en ai installé une autre et c'est pourquoi j'ai été si souvent absent depuis deux mois...
—Tu aurais mieux fait de me l'expliquer, remarqua Denise...
—Pour quoi faire, ma chérie?... Et puis, vois-tu, je ne voulais pas que cela soit su et ma petite Denise est un peu bavarde et ne peut pas toujours garder un secret... Bref, je prenais de grandes précautions pour cacher mes intentions et voilà qu'un individu a tout appris. C'est un certain Betonneau, une canaille finie. Je ne le connais pas, je ne sais comment il a eu l'idée de me surveiller, de faire une enquête... Toujours est-il qu'ayant découvert l'usine que je fais aménager et ayant appris mes projets, il m'a fait chanter purement et simplement en me menaçant de tout dire à Herbin, ce qui me ferait un tort considérable...
—Et alors? demanda Denise.
—Et alors j'ai dû me soumettre, que veux-tu, et faire ce que voulait le Betonneau, c'est-à-dire l'engager par contrat, comme surveillant, à des appointements importants, je t'assure. C'est exaspérant... Avoir chez soi une telle canaille et ne pouvoir s'en débarrasser... Comment a-t-il eu l'idée de me surveiller, je me le demande...
—Mon Dieu! comme c'est ennuyeux pour toi, dit Denise... Tout cela, c'est de la faute d'Yvonne... Mais tu ne peux pas comprendre... Alors, écoute, ne me parle plus jamais de cela, veux-tu?