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Le spectre de M. Imberger

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Le spectre de M. Imberger

J'ai appartenu pendant trente ans à la police parisienne, dit Barfin, et ma carrière, je vous assure, a été plutôt mouvementée; mais l'affaire la plus extraordinaire sur laquelle j'ai eu à enquêter fut certainement la disparition de M. Imberger, qui est d'ailleurs restée une affaire fameuse.

Oui, ce curieux cas m'a donné bien du fil à retordre et je l'ai travaillé avec passion. Pendant des semaines, il est resté entouré d'un mystère impénétrable que des péripéties étranges modifièrent sans l'élucider le moins du monde, mais en renversant mes opinions à mesure que je me risquais à en avoir...

Le public n'en a suivi que les faits extérieurs dans leur succession inattendue, saisissante et dramatique, et n'a jamais connu exactement les dessous psychologiques... Aussi bien, puisque, maintenant, des années ont passé et que je suis à la retraite, je puis tout vous raconter dans le détail.


M. Imberger était un homme riche, d'un caractère un peu original et d'une excellente santé. Dans la vie il ne faisait rien autre chose que de collectionner des marteaux de porte. Je ne m'y connais pas, mais il paraît qu'il avait réuni des pièces uniques. Il ne s'en tenait pas tout à fait d'ailleurs à cette spécialisation, il était compétent en bibelots de toutes sortes et tous les antiquaires de Paris le connaissaient et le considéraient non seulement comme un client, mais encore comme un érudit que l'on peut consulter avec fruit au sujet de l'authenticité d'une trouvaille. Ses courses, ses visites dans le monde de la grande brocante occupaient tout son temps avec le soin de sa collection.

Cette collection était l'un des amours de M. Imberger. Il n'en avait qu'un autre: sa femme Andrée, une blonde aux yeux noirs, extrêmement jolie... oui vraiment, une des plus jolies femmes que j'aie jamais vues, fine, souple, harmonieuse, une voix charmante, un teint lumineux, un air de douceur langoureuse...

Elle avait bien vingt-cinq ans de moins que son mari qui avait dépassé la cinquantaine. Il l'avait épousée trois ans plus tôt, après s'être occupé d'elle quand elle avait perdu son père qui, homme brillant, mondain, dépensier, laissait une succession compliquée où il y avait plus de doit que d'avoir. Finalement la jeune fille s'était trouvée sans le sou et c'est alors que M. Imberger, dont elle était parente (il avait eu la mère d'Andrée comme compagne d'enfance) lui avait offert de se marier avec lui. Elle avait dit oui, avec ou sans hésitation, je n'en sais rien.

Au fond de Passy, dans une courte rue calme où, par-dessus les murs, les arbres regardaient les passants, ils habitaient un confortable petit hôtel ancien où les servaient des domestiques de tout repos.

Un fils du frère aîné de M. Imberger vivait avec eux depuis quelques mois. Il s'appelait Maxence. C'était un beau garçon d'une trentaine d'années qui, sous prétexte d'étudier la peinture, s'était à peu près ruiné en faisant, pendant dix ans, une noce à tout casser, à Paris, d'abord, puis en Italie, puis de nouveau à Paris, et enfin dans l'Orient moderne et truqué des rastaquouères et des vieilles grues neurasthéniques. Au retour, sans le sou, il avait été accueilli et recueilli par cet excellent homme d'Imberger, qui était son seul parent et qui, malgré d'assez louches histoires de jeu et de femmes courant sur le compte du beau Max, lui avait ouvert sa maison et sa bourse comme à un fils, lui évitant ainsi, selon toute apparence, de faire connaissance avec nous.

La jeune femme de M. Imberger n'avait pas paru tout d'abord voir d'un bon œil cette intrusion. Max, neveu de son mari, avait, avec elle, des liens de parenté, assez lointains d'ailleurs, mais à peine plus âgé qu'elle, il avait été son camarade d'enfance, elle le connaissait bien et semblait se méfier de lui et même le redouter.

Cependant, après une première période de mécontentement et de froideur défiante pendant laquelle Andrée avait pour ainsi dire tenu Max en observation, les choses s'étaient arrangées, très bien arrangées même et dans le petit hôtel, tous les trois paraissaient vivre parfaitement heureux et d'accord.


L'affaire commença une nuit de février. Mme Imberger avait été seule à un bal costumé chez des amis. Imberger avait peu de goût pour ce genre de réjouissances, les déguisements l'assommaient et les postiches lui faisaient mal à la tête. D'ailleurs, il lui suffisait de ne pas être obligé personnellement de prendre part à ces plaisirs, et il laissait sa femme sortir tant qu'elle voulait. Quand elle allait ainsi sans lui au théâtre ou dans le monde, il venait, du reste, régulièrement la chercher et faisait en même temps acte de présence. Le soir dont je vous parle, M. Imberger avait même promis formellement de venir rejoindre sa femme vers une heure du matin et de prendre part au souper.

Il ne vint pas.

Une heure et demie, deux heures, deux heures et demie sonnèrent. Le souper était fini depuis longtemps, pas d'Imberger.

La jeune femme, qui avait beaucoup dansé et qui s'amusait beaucoup, n'eut d'abord pas exactement conscience de ce retard insolite. Soudainement, elle s'en rendit compte et s'étonna, mais pour se rassurer aussitôt par une explication logique: M. Imberger avait dû au dernier moment changer d'avis et, préférant le calme de son cabinet à la cohue joyeuse d'un souper de carnaval, il était resté au coin de son feu à travailler et ne viendrait que pour la ramener chez eux.

Mais à trois heures passées, M. Imberger n'était toujours pas là. Les invités commençaient à partir. Mme Imberger alors s'inquiète, son mari était la ponctualité même, comment n'arrivait-il pas? Elle fait part de son anxiété aux maîtres de la maison; on la rassure en lui prodiguant toutes les bonnes raisons en usage dans ces cas-là, on lui conseille de patienter, de danser encore... Imberger va venir, voyons: plongé dans un livre, il a laissé passer l'heure. Quelqu'un tout à coup a l'idée bien simple de téléphoner à l'hôtel Imberger? Mais oui! Comment n'y a-t-on pas songé plus tôt? Si M. Imberger s'est trouvé souffrant et n'a pas pu venir à cause de cela, on le saura tout de suite... Oui, mais dans ce cas-là comment n'a-t-il pas lui-même téléphoné pour prévenir?... N'importe, on téléphone... peut-être s'est-il endormi... la sonnette le réveillera... On demande la communication, pas de réponse... On insiste, on affirme à l'employé téléphoniste qu'il y a quelqu'un; l'employé rappelle et rappelle encore, et affirme que personne ne répond. Remarquez que les domestiques couchant dans des communs attenant à l'hôtel ne peuvent entendre. Finalement, Andrée, angoissée, décide de rentrer immédiatement chez elle, et se fait reconduire par deux respectables amis du retardataire qui, sans le dire à la jeune femme, partagent maintenant ses craintes. Ils entrent avec elle dans le petit hôtel de Passy, noir et muet. Pas d'Imberger.

Le neveu Maxence avait ce soir-là dîné en ville et il devait, comme il le faisait souvent, passer au cercle une partie de la nuit. On monta néanmoins voir dans sa chambre s'il était rentré. La chambre était vide, le lit n'était pas défait; comme c'était probable, Maxence n'était pas rentré encore.

Mme Imberger s'installe dans le cabinet de travail de M. Imberger et, en compagnie de ses deux amis, attend, folle d'angoisse, en guettant les bruits du dehors.

Vers quatre heures du matin, une voiture tourne dans la petite rue et s'arrête devant l'hôtel. Tous se précipitent à la grille. Maxence, qui rentre et qui paye sa voiture, se retourne stupéfait et les interroge. Qu'y a-t-il donc? On le met au courant de l'inexplicable absence de son oncle. Il est bouleversé. Il avait quitté son oncle à sept heures du soir, et depuis n'avait reçu de lui ni message, ni visite. Maxence, d'ailleurs, avait passé la soirée à son cercle, pris par une partie de poker mouvementée. Le dernier et faible espoir d'avoir par lui une indication quelconque s'évanouissait donc.

A la suggestion de Maxence, on se munit de lanternes et on parcourt le jardin dans tous ses recoins.

M. Imberger avait pu se trouver souffrant, vouloir prendre l'air et tomber évanoui, frappé de congestion. Toutes les recherches sont vaines.

Mme Imberger, désespérée, tremblante de fièvre, rentre, monte dans sa chambre pour changer contre une robe de ville la robe de bal qu'elle n'avait pas encore songé à ôter. Puis elle redescend dans le cabinet de travail où les trois hommes étaient revenus, et avec eux, dès l'ouverture du commissariat de police, elle va déclarer la disparition de son mari.

C'est là-dessus que je fus, le lendemain, chargé d'enquêter: j'avais déjà à cette époque ma petite réputation. Le grand chef voulut bien me dire qu'il m'avait choisi à cause de mon tact et de mon adresse. Je fus flatté. Il me confia l'affaire avec des instructions détaillées et pressantes.

L'important était d'agir vite et discrètement. Il fallait éviter les erreurs ou les gaffes qui créent ou augmentent le scandale; il fallait donner à l'affaire, tout au moins en tant que détails de la vie privée du disparu, aussi peu que possible de publicité, sans cependant avoir l'air de rien cacher; il fallait enfin éviter autant que possible que la disparition de M. Imberger devienne sensationnelle, si je peux dire. Ce n'était pas commode. M. Imberger était connu de tout Paris, il était l'ami de hautes personnalités de la politique, des arts ou des sciences, et cette fantastique histoire allait nécessairement faire un bruit de tous les diables.

Je me mets à travailler avec ardeur. Je visite l'hôtel de Passy de fond en comble, rien. J'interroge tout le monde. Aucune information qui ait la moindre valeur. En dehors des faits que je viens de vous raconter, personne ne savait rien. Mme Imberger—jamais je n'ai vu une si jolie créature avec ses joues pâles et ses grands yeux brillants de larmes, sous ses cheveux décoiffés—à toutes les questions que je lui posais me répondait, éperdue:

—Je ne sais pas, je ne sais pas. Il devait venir, il n'est pas venu... Je vous en prie, retrouvez-le...

Et, tout à coup, elle éclata en sanglots convulsifs, et cela finit dans une attaque de nerfs.

Le neveu Maxence, un magnifique gaillard avec sa tête fine et brutale sur ses épaules d'athlète, semblait abîmé dans la plus profonde douleur, ce qui ne l'empêcha pas de me seconder de son mieux en me guidant avec intelligence à travers l'hôtel en quête d'un indice quelconque. Il me fit parcourir la maison des caves au grenier, et le jardin où se trouvait un vieux puits que nous fîmes à tout hasard sonder. Rien.

Maxence n'avait pas la moindre idée de ce que pouvait être devenu son oncle et se refusait même à envisager la possibilité d'un écart de conduite.

—Vous ne le connaissez pas, me dit-il avec conviction. Il ne s'intéressait au monde qu'à ses collections. Il n'aimait au monde que sa femme. Il avait pour moi, qui le respectais comme un père, la plus affectueuse indulgence; il m'a épargné de souffrir de mes folies de jeunesse et c'est grâce à lui que je puis tenir mon rang dans le monde.

Il s'interrompit, suffoqué par son émotion.

Quant aux domestiques, ils étaient à la fois plaintifs et ahuris. Horriblement effrayés par le mystère qui planait sur la maison, ils étaient en outre saisis de cette terreur obséquieuse et effarée que nous autres policiers inspirons assez souvent, à cause de la toute-puissance de la justice dont nous sommes la main. Leur innocence était d'ailleurs évidente. Ils avaient raconté tout ce qu'ils savaient, c'est-à-dire à peu près rien, et j'employai alternativement la bonhomie, la brutalité et la surprise, sans en tirer autre chose.

Je fis des recherches sérieuses sur la vie privée de M. Imberger; mais M. Imberger n'avait, si je puis dire, pas de vie privée. C'est-à-dire que cette vie privée, claire, bien réglée et sans complications n'avait aucune part cachée, ni dans le domaine argent, ni dans le domaine... distractions... Les seuls secrets que j'y découvris furent des charités suivies et discrètes; une clientèle nombreuse de protégés vraiment intéressants se révéla à moi, et quelques-uns d'entre eux ignoraient même le nom et la qualité exacte de leur bienfaiteur. M. Imberger était ce qu'on peut appeler un riche honteux et il était aussi, d'après tout ce que l'on me raconta sur lui, un original au meilleur sens du terme, un homme d'esprit et de cœur pour qui quelques-uns de ses amis avaient autant d'affection que d'admiration.

M. Imberger avait des habitudes, tout le monde dans son entourage les connaissait et, par conséquent, rien ne fut plus simple que de suivre pas à pas l'emploi toujours semblable de son temps. Quand il sortait seul, il allait toujours dans les mêmes endroits, passant à jour fixe chez certains antiquaires et chez certains amis. Il indiquait toujours, d'ailleurs, en partant de chez lui, où il allait.

Aucune maison louche ne le connaissait, ni de nom ni de vue, car je trimbalais partout sa photographie. Il n'était pas de ces vieux messieurs dont la vertu cache des dessous qui dépendent de nos services, et jamais de près ou de loin, il n'avait été effleuré par le plus banal scandale; c'était un brave homme qui aimait sa femme. Il n'avait pas d'ennemis, pas de chagrins connus et sa raison avait toujours été solide.

Je devais aussi envisager la question d'argent. Dans les jours qui avaient précédé sa disparition, M. Imberger n'avait pas retiré de fonds de chez son banquier; en outre, une somme assez importante était restée en espèces dans le coffre-fort de son cabinet de travail dont Mme Imberger avait une double clef et connaissait le mot.

Il est vrai pourtant que M. Imberger avait coutume, pour pouvoir conclure immédiatement un achat d'antiquités, de porter sur lui au moins trois ou quatre mille francs, souvent beaucoup plus; avec cet argent, il pouvait donc vivre pendant quelque temps sans devoir se procurer de nouveaux fonds.

J'inspectai moi-même sa garde-robe et j'interrogeai à ce sujet le valet de chambre et Mme Imberger. Rien ne manquait que son habit noir et le grand manteau sombre qu'il avait l'habitude de porter. Cela indiquait seulement que M. Imberger s'était mis en tenue de soirée dans l'intention d'aller rejoindre sa femme... ou peut-être seulement pour faire croire à cette intention.

Mon enquête n'avançait pas d'une ligne; je pataugeais dans le plus déconcertant des mystères, et qui s'épaississait à mesure que j'espérais l'éclaircir. On a toujours bien voulu me reconnaître quelques dispositions, j'ai trouvé avec un peu de patience et de veine la clef de bien des problèmes en apparence insolubles, mais j'avoue que, dans ce cas-là, je me trouvais muré, bouclé, cadenassé.

Une seule clé aurait pu aller à la serrure et m'ouvrir une issue, mais cette clef-là, avant d'essayer d'en faire usage, je devais épuiser toutes les autres chances de succès. Pour compléter mon agrément, avec les jours qui passaient, le bruit que faisait la disparition de M. Imberger croissait démesurément et les reportages faussement sensationnels, faussement bien renseignés se multipliaient. Ce flot de commérages, je vous l'avoue, m'agaçait. Par guigne il n'y avait alors aucune grosse actualité: ni voyage de souverain, ni querelle de politique intérieure ou extérieure, ni catastrophe, ni grande première. Tout Paris se passionnait pour le mystère de Passy et les journaux commençaient à me blaguer avec une persistance qui me paraissait de mauvais goût.

Le 1er mars, le grand chef me fait brusquement appeler, à propos justement de l'affaire Imberger, et dans son cabinet, me présente au professeur Ferrier, qui avait, me dit-il, une communication à me faire.

J'étais très intrigué.

Ferrier, vous le savez, était déjà un médecin illustre dans ce temps-là, professeur à la Faculté et membre de l'Académie de Médecine. C'était un grand bonhomme d'aspect très curieux, à la figure pâle et rasée, avec un long nez, une large bouche mince et, derrière des lunettes d'or, des yeux clairs, fixes, fouilleurs, qui semblaient vous voir vivre à travers vos habits.

—On me dit que vous êtes un homme intelligent, sûr et habile, et je le crois, me dit-il, quand nous fûmes seuls. Écoutez-moi: je suis rentré hier d'un lointain voyage d'études. Je n'ai pas pu revenir avant et je ne suis revenu que pour avoir une entrevue avec vous. Imberger était mon meilleur ami, je l'ai connu au collège. Il était riche. Moi, j'étais pauvre. Il a, de sa bourse, payé mes inscriptions à la Faculté de Médecine. Quand j'étais étudiant et lui aussi, il m'a, tous les mois, sur la pension que lui faisaient ses parents, donné de quoi vivre afin que je puisse travailler. C'est grâce à lui bien plus que grâce à moi-même, que je suis ce que je suis. C'est grâce à lui qu'ont été sauvées toutes les créatures humaines que j'ai pu soigner et guérir. Imberger était de ces hommes dont la sensibilité morale compense la cruauté, la lâcheté et le vice de tous les misérables qui vous passent par les mains. Je vous dis cela pour que vous compreniez la raison de mon intervention; je vous dis cela pour que vous compreniez quel est le sens et la valeur du mot ami quand je l'applique à Imberger. Du reste, je le dis à tout le monde, je l'afficherais dans les rues...

Sa voix se brisa un peu, ses yeux devinrent menaçants; une chose brillante, qui était une larme, roula le long de son grand nez.

—Quelle est votre opinion sur sa disparition? termina-t-il sèchement.

Étant donnée la nature de cette opinion, j'étais un peu gêné, mais devant un tel homme, il était inutile d'essayer même de mentir.

—Je crois qu'il y a eu assassinat, dis-je simplement.

Ferrier eut une petite crispation du coin de la bouche, mais il s'était ressaisi et, d'une voix parfaitement calme, il me répondit:

—Moi, je ne le crois pas, j'en suis sûr! La fugue ou le suicide qui peuvent, pour vous, compter comme des hypothèses que vous devez au moins envisager, n'entrent même pas en discussion pour moi qui l'ai connu. Si une transformation d'un ordre quelconque avait eu lieu dans sa vie, quelle qu'elle puisse être, je l'aurais sue. Il me disait tout et un être si droit, si clair, si énergique n'a pu avoir de faiblesse, même passagère. Puisqu'il a disparu, c'est qu'on l'a fait disparaître. Maintenant est-ce que vous êtes de l'avis de votre chef: un crime de hasard, une attaque d'apaches au coin d'une rue?

—Non, dis-je franchement. Dans ce cas-là, on trouve presque toujours le cadavre, ou en tout cas, une trace quelconque d'assassinat, un vestige de lutte. Et ici, rien... Pas un indice... Et pas un témoignage... Personne n'a rien vu, rien entendu, rien remarqué d'anormal ou même d'inhabituel, dans la maison ou dans les environs...

«Des apaches qui l'auraient attaqué pour le voler, d'abord presque à coup sûr auraient abandonné le corps sur place pour s'enfuir, le coup fait; c'est généralement ce qui se passe. Et en admettant même qu'ils aient songé à le faire disparaître, ils n'auraient pu y réussir parfaitement, par manque de préméditation et de moyens, c'est bien clair... Non... Ce n'est pas, s'il y a eu crime,—comme je le crois aussi, notez bien...—ce n'est pas un crime crapuleux...

—Alors, qu'est-ce que vous pensez?

Il parlait froidement, en détachant les mots; son regard pénétrant ne me quittait pas.

—Quelle est votre théorie personnelle?...

Je me sentais vraiment gêné.

—Je pense... Je pense... Vous savez, monsieur le professeur,—répondis-je évasivement, en essayant encore d'échapper à cette question trop nette,—de par notre métier, nous sommes obligés de penser à bien des choses invraisemblables, même quand nous admettons qu'elles puissent être invraisemblables. Il ne faut pas croire du tout que nous prenions nos hypothèses pour des réalités, mais nous sommes bien forcés, d'autre part, pour arriver à une solution, de faire toutes les hypothèses... toutes...

Il y eut un silence.

—Non, me dit tout à coup le professeur répondant à ce que je n'avais pas dit, elle n'y est pour rien, je la connais, elle aussi, autant qu'on peut connaître une femme, elle n'y est pour rien! Ne secouez pas la tête, ajouta-t-il avec impatience, nous n'arriverons jamais si vous ne croyez pas ce que je vous dis. Ce que je vous affirme, vous devez l'admettre, sans quoi nous serons retardés à chaque pas...

Je me permis de l'interrompre.

—Pardon, monsieur le professeur, dis-je, nous avons un vieux mari, vieux relativement à sa très jeune femme... Voyons, voyons... Il est riche, elle est pauvre; il lui a tout laissé et elle le sait. Entre eux, il y a un homme jeune, solide, beau, sans scrupule, l'amant tout désigné,—et c'était bien le cas, d'après tous les indices que j'ai pu recueillir.—Le mari disparaît. La solution, il me semble, s'impose... Ce sont eux qui ont fait le coup. Peut-être, elle, sans intérêt d'argent, je veux bien, seulement pour être libre, par amour pour Max ou dominée par lui, ayant peur... Je ne crois pas non plus qu'elle ait participé au crime, elle est trop faible et trop effrayée... mais pour avoir su, c'est autre chose...

«J'ai déjà, pour moi-même, fait quelques recherches et pris quelques informations; je me suis documenté pour le jour où j'aurai le droit d'agir pleinement. Et si, officiellement, je n'ai pas encore enquêté sur cette piste, c'est que j'ai, à ce sujet, des ordres formels... On a affaire à des personnalités mondaines, on se méfie, on craint le ridicule et l'odieux d'une erreur, le scandale d'une fausse accusation... Et on m'oblige à tout épuiser avant de me retourner franchement de ce côté-là. Mais j'aurai mon heure, j'y compte bien...

—Non, me répéta Ferrier, pas comme cela. Votre solution tourne autour de la vérité, mais elle est fausse pour la moitié, certainement: c'est lui qui est seul coupable; elle ne se doute de rien... non, non, croyez-moi, de rien, j'en suis sûr. Ce misérable, qu'Imberger, dans sa bonté, a sauvé de la misère et de la correctionnelle, est l'amant d'Andrée, cela je le savais depuis longtemps, et il est une brute sensuelle, jalouse et cupide. Il y a de tout dans son crime, des choses banales et des choses révoltantes, de l'exceptionnel et de pauvres sentiments humains courants... Il y a surtout de la passion grossière et de l'intérêt: il est avide de domination et de plaisir, vaniteux comme tous les médiocres... Il voulait pour lui tout seul la femme et l'argent... l'argent d'abord, du reste...

—Voyez-vous, demandai-je, la moindre preuve?

—Aucune. C'est à vous d'en trouver. Tout ce dont vous avez besoin comme aide personnelle, renseignement ou argent, demandez-le-moi, cela restera entre nous. Il faut trouver le cadavre et convaincre l'assassin; d'ailleurs, il est perspicace et rusé et il faut éviter de le mettre en défiance.

Ferrier s'en alla. Son opinion éclairait la mienne et la corroborait. Mais il me fallait au moins un commencement de preuve, et une gaffe m'eût coûté cher.

Maxence habitait maintenant une garçonnière du quartier de l'Europe et n'allait que rarement à Passy. La jeune femme restait plongée dans son deuil. Elle avait fait venir auprès d'elle une vieille cousine de province et ne sortait pas.

Moi j'attendais avant d'agir... Les journaux m'accablaient de railleries de plus en plus vives sur mon aveuglement. Certains reporters sagaces, à la suite d'enquêtes personnelles poussées à fond, avaient très certainement entrevu ce que je croyais être la vérité; ils indiquaient à mots couverts la probabilité d'un drame familial et passionnel, et les soupçons commençaient à serrer de près le beau Maxence.

Celui-ci, que je rencontrai à Passy à ce moment-là, eut en ma présence un accès d'indignation qui, s'il était joué, était bien joué. Il ne parlait rien moins que d'aller souffleter le rédacteur.

C'est alors qu'un événement extraordinaire se produisit: M. Imberger fut rencontré dans la rue.


C'est la femme de chambre de Mme Imberger qui revit la première M. Imberger après sa disparition. Un soir, cette fille, dans le petit hôtel de Passy, rentra affolée, affirmant qu'elle venait de croiser dans une rue voisine son ancien maître en personne.

—C'était monsieur, me dit-elle à moi-même quand je la vis après cette fantastique rencontre, c'était monsieur, sûr et certain. Je l'ai vu comme je vous vois! J'ai des yeux et je ne suis pas une folle, la tête sous le couperet je dirais encore que c'était monsieur, et si c'était pas lui, c'était son fantôme! Et puis, c'est mon avis que c'était même plutôt son fantôme, du reste... sûr que non qu'il n'avait pas l'air d'un homme vivant, il avait un grand manteau noir comme il mettait toujours et une figure toute drôle, toute pâle, toute tranquille, avec ça... enfin, je ne peux pas dira comment, mais toute drôle... Il marchait sur l'autre trottoir que moi, il allait vite et il a dû me reconnaître, alors il a été encore plus vite. Et comme, au contraire, moi de le voir ça m'avait coupé les jambes, il a profité de ça pour tourner la rue et filer, moi, j'en claquais des dents... Porter les yeux sur un fantôme, ça peut vous faire mourir dans l'année... Courir après, merci... Et puis, ça n'aurait servi à rien. C'était pas un homme vivant, j'en jurerais sous le couteau! Mais c'était monsieur, j'en jurerais devant le juge! On l'a assassiné et il revient pour demander vengeance et sépulture...

Elle ne voulut pas sortir de là, mais je dois dire que personne ne la crut tout d'abord.

Cependant comme cette rencontre, si elle était réelle, constituait une preuve en faveur d'une simple disparition, on prévint le Dr Ferrier qui interrogea à son tour la femme de chambre. Il diagnostiqua une hallucination.

Cette opinion était aussi la mienne.

Comment, en effet, penser, si M. Imberger n'était ni mort ni en fuite et qu'il eût simplement, pour des raisons secrètes, quitté sa famille et son domicile, qu'il revînt justement se montrer aux environs mêmes de ce domicile, dans un quartier comme Passy qui est une petite province charmante où la plupart des habitants se connaissent au moins de vue et où, lui plus que tout autre, devait être remarqué à cause de sa silhouette assez particulière et de ses flâneries de collectionneur. De plus, il était au courant des habitudes de ses domestiques, et la femme de chambre l'avait vu justement dans une rue et à une heure où régulièrement, chaque matin, elle allait porter le courrier à la poste et prendre les journaux.

Non... Nerveuse et superstitieuse, la femme de chambre, hantée par le mystère de la disparition de son maître et effrayée par l'évocation vague d'un crime, avait identifié la silhouette d'un passant avec celle du disparu, ou même créé de toutes pièces une image absente: l'hypothèse de l'hallucination était la plus vraisemblable, tout le monde l'adopta.

Mais, le lendemain, cette hypothèse tomba d'elle-même... M. Imberger apparut de nouveau. Il fut vu vers six heures du soir par un marchand de curiosités de la rue de Châteaudun chez lequel il avait coutume de faire de longues stations. L'apparition se montra à la porte du magasin, qu'elle entr'ouvrit comme pour entrer. Puis, ainsi qu'une personne qui se ravise, elle fit volte-face rapidement et disparut dans la foule.

Déconcerté comme la femme de chambre, et comme elle, peut-être, effrayé par la possibilité d'un mystère d'au-delà...—à ce point de vue, vous savez, il faut toujours tenir compte de la crédulité humaine,—le marchand n'eut, pas plus que la femme de chambre, la présence d'esprit de chercher à rattraper l'apparition pour éclaircir le problème angoissant... Il affirma qu'il ne le fit pas parce qu'il était seul à ce moment et ne pouvait songer à abandonner son magasin, fut-ce quelques minutes.

Mais M. Imberger était son client depuis plusieurs années, il le voyait souvent et longtemps. Il fut frappé de la mine hagarde et étrange du visiteur qui était d'une pâleur livide et avait l'air de souffrir. Mais il affirma qu'aucune hésitation n'était possible sur son identité.

Dès lors les apparitions de M. Imberger se multiplièrent dans les endroits les plus divers. Dans l'espace de quatre ou cinq jours, il fut vu par plusieurs personnes dont la bonne foi ne pouvait être suspectée et qui, toutes, donnèrent de lui le même signalement: un grand manteau noir, une allure rapide et furtive et cette étrange figure blême et figée. Ce même renseignement revenait toujours. On rencontrait le disparu invariablement à l'heure du crépuscule; à peine l'avait-on entrevu qu'il s'éloignait fort vite. Son avoué, M. Druide, plus déterminé et peut-être plus courageux que les autres, tenta de le poursuivre boulevard Montmartre où il l'avait croisé inopinément, mais M. Imberger s'enfuit avec précipitation et ne put être rejoint. M. Druide le vit de loin disparaître dans le passage des Panoramas et s'y perdre.

Et le professeur Ferrier revit aussi de ses propres yeux l'ami qu'il croyait assassiné. Ce fut même une rencontre émouvante, bien qu'elle n'eût duré qu'un instant et que pas plus que les autres, le professeur n'eût pu parler à Imberger ni s'approcher de lui. Voici comment Ferrier, lui-même me raconta la chose, une heure après qu'elle ait eut lieu, et il était encore agité et presque tremblant.

—Je l'ai vu, me dit-il. Je l'ai vu, aucun doute n'est possible. Je sortais de l'École de Médecine, à la tombée de la nuit, après mon cours. Une auto était arrêtée au bord du trottoir. Je la regardai machinalement. Soudain, à la portière, je vis paraître le visage de M. Imberger qui, penché dans la demi-lumière tombant d'un réverbère, semblait surveiller ma sortie comme jadis, lorsque parfois il venait m'attendre. Ce visage était blême et fixe ainsi que le décrivent tous ceux qui l'ont vu. Après un moment de stupeur, je m'élançai, mais l'auto démarra rapidement, emportant Imberger qui me fit un signe que je ne compris pas.

Il ne pouvait plus être parlé d'hallucination, et la médecine non plus que la justice modernes n'admettent les fantômes, spectres ou revenants. Quelques journaux, en manière de plaisanterie, publièrent des articles sur les «Apparitions de l'assassiné». Des revues spirites soutinrent énergiquement que de tels faits étaient possibles et que l'histoire en offre de nombreux exemples; elles allèrent jusqu'à citer Jésus-Christ apparaissant à ses apôtres. L'aspect d'Imberger était un argument précieux pour les écrivains spirites qui affirmèrent que cette lividité bizarre qui surprenait tant était extra-terrestre.

Cependant je ne vous étonnerai pas beaucoup en vous disant que pour la justice, pour le professeur Ferrier, pour le public tout entier,—et pour moi,—une évidence s'imposait: M. Imberger était encore de ce monde.

Mais le mystère ne fit ainsi que changer de face. Dans quel but M. Imberger se cachait-il de la sorte? Etait-il en bonne fortune? Tous ceux qui l'avaient connu se refusaient à admettre cette explication, que démentait son amour passionné et inquiet pour sa femme. De plus, dans ces apparitions troublantes, toujours on le voyait seul, et les personnes qui l'avaient rencontré depuis sa disparition disaient qu'il n'avait, en aucune façon, l'air d'un homme qui cache son bonheur, et toutes s'accordaient sur son aspect bizarre, sur son allure furtive et inquiète. Un courant d'opinion cependant se forma qui, admettant l'idée d'une fugue de bas étage, envisagea Imberger comme un vieux débauché, incapable de voiler plus longtemps ses vices sous le manteau de l'austérité. Pour ceux-là, la victime devint la jeune Mme Imberger, abandonnée lâchement, non seulement de la plus outrageante façon, mais encore dans des conditions telles qu'une infâme calomnie avait pu un moment avec vraisemblance l'effleurer. Mais elle, que j'interrogeai, repoussa avec mépris ces imputations sur son mari.

«C'était le meilleur des hommes, me répétait-elle. Non seulement il était un homme de vie simple et droite, où aucune dissimulation ne pouvait être nécessaire, j'en suis sûre, mais encore il était incapable d'une mauvaise action. Par conséquent, s'il est vivant, un motif impérieux que j'ignore et que je ne parviens même pas à imaginer, le contraint à rester strictement caché loin de moi et loin de tous. Et dans ce cas, l'étrangeté de sa conduite dans ces rencontres des derniers temps s'expliquerait aisément... Oui... Il agit de telle sorte qu'il évite toute conversation; mais cependant il se montre, nettement et souvent, pour rassurer sur son existence... et pour ne pas laisser un horrible soupçon peser sur un innocent...

«J'ai tant pensé, douloureusement, à ces choses, voyez-vous, à tout ce qui est dans le domaine du possible... Il se pourrait encore que, tout à coup, la raison de mon pauvre mari ait sombré... Mais alors où et comment vit-il? Avec quelles ressources, quel argent?... puisqu'il n'a rien prélevé sur sa fortune... De toute façon, c'est affreux...

Éplorée, elle se tordit les mains en sanglotant. Elle était plus jolie que jamais, dans ses vêtements sombres. Elle avait réalisé, je le remarque en passant, ce prodige d'être effacée et comme hors cadre, ainsi que le comportait sa situation actuelle de veuve sans l'être,—sans tomber néanmoins dans un deuil qui, si M. Imberger vivait, fût devenu grossier et vaudevillesque, et sans cesser non plus d'être une des femmes les mieux habillées de Paris.

La majorité du public s'était ralliée du reste à cette explication qu'Imberger avait filé dans un accès de folie. C'était en effet, depuis ses apparitions, la plus vraisemblable; et comme, lorsqu'un événement inopiné se produit, une quantité de gens se targuent de l'avoir toujours prévu, il se trouvait maintenant bon nombre d'amis ou de familiers de la maison, d'habitants du quartier ou de lointains fournisseurs pour déclarer que l'originalité de M. Imberger leur avait de tout temps été suspecte, et que, depuis quelques semaines, cette originalité leur avait paru s'être accrue d'une façon inquiétante. Les domestiques eux-mêmes donnaient de cette bizarrerie dernière de nombreux exemples: leur maître, bourru, mais autrefois bon et doux, était devenu baroque, nerveux, aisément mécontent, et plus sévère avec le pauvre M. Max pour qui auparavant il se montrait indulgent et qu'il s'était mis à rabrouer à tout moment. En outre, il aimait de plus en plus la solitude, et restait de longues heures silencieux et inactif, l'air triste et pensif.

De ce changement d'humeur de M. Imberger tout le monde témoignait, et la facile érudition médicale des profanes allait bon train.

On parlait de crise de somnambulisme éveillé, d'accès ambulatoire, pendant lesquels l'homme cesse d'être lui même et quitte sa personnalité pour en revêtir une autre qui le conduit au hasard à travers une vie qu'il ignore quand il retrouve son individualité. Le professeur Ferrier, dans ce temps-là, me documenta sur ce qu'il appelait «les maladies du moi», sur l'état premier et l'état second.

Il me donna des exemples de ce qu'il appelait des «crises comitiales ambulatoires». Et ici je me permets de perdre un moment de vue mon histoire pour vous redire le récit qu'il me fit d'un cas très curieux que Charcot eut à étudier vers 1881 ou 1882.

Le malade était le garçon livreur d'une maison de bronzes d'art de la rue Amelot. Il n'avait aucun antécédent morbide, aucune tare héréditaire. Il fut frappé tout à coup de crises ambulatoires. Voici comme il raconte l'une d'elles qui commença le 18 janvier:

—Ce jour-là, je suis parti de bonne heure de la maison ayant à faire de nombreuses courses. En dernier, je suis monté chez un client, rue Mazagran, et j'ai reçu de l'argent... Il devait être sept heures du soir lorsque je descendis dans la rue. A partir de ce moment-là, je ne me rappelle plus rien, absolument rien.

«Toujours est-il que je ne suis pas remonté dans la voiture qui m'attendit longtemps; le cocher prit le parti de rentrer à la maison et fit connaître qu'il ne savait pas ce que j'étais devenu.

—Ainsi, remarque Charcot, à partir du 18 janvier, vers huit heures du soir, une nuit complète se fait dans votre esprit. Et quand êtes-vous réveillé?

—Le 26 janvier, à deux heures de l'après-midi. J'étais sur un pont suspendu, au milieu d'une ville inconnue. Un régiment passait, musique en tête et drapeau déployé. Je ne savais pas où j'étais. Je n'osais me renseigner, craignant d'être pris pour un fou. J'ai demandé le chemin de la gare et, là, j'ai vu que j'étais à Brest...»

Il avait, quand la crise l'avait saisi, de l'argent sur lui, dont une partie (200 francs environ sur 900) était dépensée. Ses habits et ses souliers étaient propres et non usés, donc il était venu de Paris en chemin de fer, il avait mangé, il avait couché dans des hôtels, il avait vécu comme tout le monde, mais sans le savoir et sans que sa vraie conscience participât aux actes qu'il accomplissait.

Par malheur pour lui, l'infortuné eut l'idée funeste, pour être rapatrié sans toucher davantage à l'argent qu'il avait et qui ne lui appartenait pas, de s'adresser à un gendarme. Celui-ci l'arrêta séance tenante et le pauvre homme, malgré qu'il montrât toutes sortes de papiers et notamment une ordonnance que Charcot lui avait remise lors d'une précédente crise, resta en prison six jours et n'en fut tiré que par les démarches de son patron au service duquel il était depuis vingt ans et qui protestait de sa parfaite honnêteté.

—Et est-ce que vous pensez que le cas de M. Imberger est analogue, M. le Professeur? demandai-je à Ferrier quand il m'eut fait ce récit. Quelle est votre opinion personnelle?

—Je n'en ai pas, me dit-il sèchement. Et je crois qu'autant que moi il était dans le doute.

Car, pour moi, l'explication folie simple ou maladie de la personnalité ne me satisfaisait pas du tout. Il faut dire que pour l'esprit d'un policier qui voit les faits, toutes ces grandes machines scientifiques sont des possibilités auxquelles on croit théoriquement, mais qui ne parviendront jamais à vous donner la solution satisfaisante d'un problème auquel on est attaché, et derrière lequel on a vu les ombres mouvantes des réalités humaines, la passion, la vie... la mort...

Je ne croyais pas non plus à une fugue, oh! cela, pas du tout.

Et je me demandais si ce n'était pas tout bêtement dans le but de surveiller sa femme et son neveu que M. Imberger avait disparu, afin de voir ce que tous deux feraient une fois le bruit apaisé..., afin de savoir et de ne plus subir la souffrance intolérable du doute.

Mais alors pourquoi se montrait-il exprès pour ainsi dire à des gens qui le connaissaient? Car l'ensemble de ses apparitions révélait une volonté et un système, tellement évidents que c'est d'ailleurs ce qui détruisait le plus sûrement pour moi l'hypothèse de la folie.

C'est pourquoi à d'autres moments, obstinément, l'idée de l'assassinat venait me harceler encore en dépit de toutes les apparences. Je suis incrédule par nature et par métier... Je n'avais pas vu, moi, le disparu... Sa femme, Max et moi étions même, parmi ceux qui étaient reliés à l'affaire, les seuls à ne l'avoir pas vu. Sa femme, Max et moi... C'est peut-être dans les raisons de ce groupement qu'il fallait chercher la plus utile base d'un raisonnement valable et je ne m'en faisais pas faute...

Mais mon enquête devenait impossible; on ne peut pas avoir les coudées franches pour informer sur un soi-disant crime dans lequel il n'y a plus de victime... Je me voyais supprimer les seuls moyens d'arriver à un résultat: je ne pouvais plus en effet exercer de surveillances poussées, ni compléter les perquisitions dans la villa Imberger où j'avais conscience que les fouilles de la première heure avaient été sommaires...

Néanmoins, le mystère Imberger me passionnait plus que jamais et j'étais résolu à en trouver la clé, coûte que coûte, pour mon art personnel, en dehors de tout ordre officiel et même en cachette.

Je gardais, si je puis dire, un œil sur l'hôtel de Passy et un œil sur le beau Max, qui n'y revenait que fort rarement d'ailleurs, pour faire à sa jolie tante de brèves et correctes visites où le ton était amical, me disaient mes informateurs, mais la conversation uniquement banale et sans plus jamais d'allusions au drame familial.

Mme Imberger vivait d'ailleurs d'une façon retirée et parfaitement convenable, à l'abri au point de vue matériel par les revenus que lui versait le notaire sur la fortune intacte de son mari; elle ne quittait pas la vieille parente qui lui servait de chaperon et partageait avec elle des journées monotones, dont la solitude s'égayait à peine de quelques visites strictement intimes.

Pour Maxence, les choses allaient bien autrement: il avait repris, dans sa garçonnière du quartier de l'Europe, une vie de loisirs et de noce dont les ressources restaient pour moi mystérieuses, car il n'avait aucune espèce de fortune et ne gagnait certainement rien avec sa vague peinture, d'ailleurs invendue et, en outre, négligée par lui six jours et demi sur sept.

Je n'ai jamais pu savoir si, dans ce temps-là, Max eut ou non des rendez-vous clandestins avec Mme Imberger, car elle, on ne pouvait se permettre de la faire suivre, et lui avait l'art de semer ceux de mes hommes qui le filaient. Mais j'ai toujours pensé qu'en tout cas elle lui donnait de l'argent, car au soir de certains jours où il avait été particulièrement fuyant, il jouait gros jeu à son cercle ou soldait des notes de champagne solides... Après tout, Andrée s'acquittait peut-être ainsi d'un simple devoir de famille, et le faisait-elle uniquement par respect pour les habitudes anciennes de son mari envers ce garçon dont il s'était chargé...

On ne doit pas plus négliger pour un acte les explications indulgentes que les autres...

Enfin, je m'exaspérais à froid; cette affaire pour moi tournait à l'idée fixe. Il me fallait Imberger mort ou vif.


Eh bien, ce fut à la Mi-Carême que je le retrouvai mort et vif. Ce soir-là, j'étais dans la grande salle d'un café de nuit à Montmartre. Ça ne s'appelait pas un dancing dans ce temps, mais c'était pourtant la même chose. Je puis vous avouer que je n'y étais pas absolument pour travailler. Je me sentais fatigué, agacé, énervé par mes dernières semaines d'enquête infructueuse. Je désirais me changer les idées pour quelques heures, sans négliger cependant d'observer autour de moi, car les cafés de nuit sont pleins d'enseignement.

J'étais là depuis une demi-heure à regarder les petites femmes qui dansaient au milieu de la salle, quand Maxence lui-même entra avec une bande. Il était un habitué de la maison, je comptais bien un peu l'y voir et, à toutes fins utiles, je m'étais camouflé afin qu'il ne puisse me reconnaître.

Justement, ils s'assirent tous à une table non loin de moi. Ils étaient quatre hommes en smoking: Max, un gros boursier bon garçon que je connaissais un peu, lui ayant demandé des renseignements sur les dernières opérations qu'il avait faites pour M. Imberger avant sa disparition, et deux noceurs sans intérêt. Il y avait avec eux trois petites femmes, des petites danseuses de music-hall assez connues dans les bars et les boîtes de nuit. Toutes trois étaient plus ou moins déguisées en Persanes, et l'une d'elles, une gentille petite blonde rieuse et remuante, qu'on appelait Cora, se frottait avec amour à l'irrésistible Maxence qu'elle ne quittait pas d'une ligne.

Ils se mirent à souper avec du champagne sec. La salle s'animait, vous voyez ça d'ici: accessoires de cotillon, serpentins; les rires des hommes montaient et les femmes, grises et chatouillées, piaulaient.

Tout à coup, elles se levèrent pour danser.

—Attendez-moi, attendez-moi, j'y vais aussi! cria la petite Cora, qui, à moitié couchée sur Max, fumait une cigarette. Et puis, vous allez voir, j'ai quelque chose d'épatant!

—Quoi donc? raconte ça, Bébé. Le gros boursier, un peu pâteux, essayait de la retenir, mais elle lui échappa.

—C'est une surprise! Tu vas voir ça, gros phoque! cria-t-elle, en prenant sur la banquette son immense sac bariolé à la mode de l'époque, et qui semblait lourd et gonflé.

Elle embrassa longuement le beau Max et courut vers le lavabo où elle s'enferma comme pour aller se faire une beauté.

Cinq minutes après, elle en sortit avec une de ses petites amies qui riait comme une folle. Elle la prit par la taille et se lança en tournant avec elle au milieu des groupes qui se poussaient pour la regarder, applaudissant et riant, sans que je puisse encore voir pourquoi. C'est ainsi qu'elle revint vers la table où les deux noceurs assez déprimés, le gros boursier tout hilare, et Max, nonchalamment renversé sur la banquette et le cigare aux dents, l'attendaient. Elle fit une dernière volte, fut devant eux et se montra.

Max la vit, ses yeux s'ouvrirent, son visage changea, devint blafard et comme convulsé d'horreur; puis il se dressa d'un seul coup, les poings crispés, renversant la table.

—Ote ça, nom de Dieu! Vas-tu ôter ça! hurla-t-il d'une voix qui couvrit tous les bruits de la salle.

Il y eut un silence général, tout le monde regardait. A côté de Max, le gros boursier s'était levé, effaré. Il regardait la petite qui restait pétrifiée. Il pâlit lui aussi et s'écria stupéfait:

—Mais c'est la figure de M. Imberger!

Tout cela s'était passé en dix secondes. Déjà je m'étais précipité et je vis que la petite danseuse avait attaché sur sa frimousse montmartroise un masque de cire peinte qui faisait un drôle de contraste avec ses boucles blondes, le masque d'un homme âgé que je reconnus semblable aux innombrables photographies de face où de profil que j'avais vues de M. Imberger.

Je me retournai vers Max.

—Où as-tu mis le cadavre? lui dis-je en le saisissant.

Je m'attendais à une bataille et je n'étais pas du tout sûr d'avoir le dessus avec un gaillard de cette taille. Mais c'était une brute sans courage, et il s'effondra entre mes mains au moment où entraient deux gardiens de la paix que le gérant venait de faire appeler.

On l'enleva rapidement parmi le stupeur des soupeurs et des filles qui ne comprirent tout que le lendemain en lisant leur journal. Avec nous la petite Cora, à qui j'avais repris le masque, trottait sanglotante au bras du gros boursier.

—Je l'avais pris pour faire une blague, disait-elle sans cesse, il en avait des tas au-dessus de sa cheminée...

Et le gros homme bouleversé répétait:

—Quelle affaire! qui aurait cru ça d'un garçon si gentil...


Je retrouvai le cadavre de M. Imberger enterré dans la cave du petit hôtel de Passy. Cette cave, comme dans beaucoup de maisons anciennes, avait des recoins sombres entre des arceaux. Des tonneaux, des bouteilles, des gravats y étaient entassés dans un pêle-mêle qui m'avait paru naturel, lors de ma rapide inspection. Le corps était enterré à une faible profondeur dans un de ces recoins.

Le mobile du crime, vous le devinez: M. Imberger s'était aperçu des assiduités de Maxence auprès de sa femme et, sans croire du reste qu'il était son amant, lui avait ordonné de partir, au cours d'une explication violente.

Maxence,—c'est lui qui me donna tous ces détails, car il était un criminel du genre bavard,—avait profité de l'absence de la jeune femme (c'était le soir du bal costumé), pour commettre son crime. Il s'était caché dans le cabinet de travail de son oncle qu'il avait étranglé de ses mains. Après, il avait descendu le corps au fond de la cave. Je l'aurais trouvé là plus tôt si les apparitions de M. Imberger, en écartant l'idée du crime, ne m'avaient obligé officiellement d'interrompre mes recherches.

Ces apparitions étaient vraiment une invention merveilleuse du sieur Maxence. D'un seul coup, elles détournaient les soupçons naissants et interrompaient net mon enquête et mes perquisitions. Il avait pris un moulage sur un buste de M. Imberger, vous comprenez, et s'était fabriqué un masque en cire peinte à la ressemblance de M. Imberger.

Il en fit usage quand il vit que je le serrais de près. Il mettait le grand manteau du mort et, au moment où la lumière des réverbères se mêlait à celle du jour tombant, il apparaissait comme vous le savez, soudainement et rapidement, avec, sur son visage, cette face figée et hagarde qui frappa tellement tous ceux qui crurent voir M. Imberger.

Ce masque, il l'avait accroché chez lui au-dessus de la cheminée sans trop le cacher, par excès d'habileté, parmi d'autres masques horribles ou grotesques, chinois et thibétains, et la petite Cora, ramenée une nuit, le choisit pour le chiper au milieu des autres et faire un effet de carnaval.

C'est ainsi que Maxence, trahi par le hasard qui est tantôt avec le criminel et tantôt avec la police, fut conduit aux assises où il n'eut du reste que dix ans, car on voulut voir dans son cas une cause passionnelle.

Mme Imberger, qui n'était en aucune façon poursuivie, ne put même paraître comme témoin: une fièvre cérébrale la tenait entre la vie et la mort. Elle ne cessait dans son délire de répéter: «Si j'avais su... si j'avais su...», sans que Ferrier, qui la soignait, pût jamais arriver, comme il voulut bien me le dire, à comprendre si elle avait des remords d'avoir involontairement causé l'assassinat de son mari en devenant la maîtresse de Maxence ou, au contraire, des regrets de n'avoir pas été au courant de l'affaire afin d'aider son amant à se sauver...

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