Le spectre de M. Imberger
LE PASSAGER
—L'histoire s'est passée, il y a tout près de quarante ans, nous raconta le capitaine au long cours en retraite, Marius Cazavan, de Marseille, mais je puis vous la raconter comme si c'était d'hier. Dans ce temps-là, je naviguais pour des armateurs de Bordeaux et j'étais second à bord du Phénix, que commandait mon oncle, le capitaine Borel.
«Nous allions lever l'ancre quand vint le passager. Il arriva dans un canot du port, avec seulement une petite valise et il insista pour s'embarquer, offrant de payer largement son passage pour Pernambouc, où nous allions. C'était un drôle d'homme, qui avait l'air inquiet et résolu à la fois, mais il nous arrivait assez souvent d'accepter des passagers dans nos bateaux de commerce et mon oncle, qui ne voyait pas plus loin que la question d'argent, le prit avec nous.
«Il n'était pas gênant du reste. On lui avait donné une petite cabine inoccupée sur le pont, il n'en sortit pas pendant les premières vingt-quatre heures et il mangea à peine en disant qu'il était malade au mousse qui était allé lui porter ce qu'il lui fallait.
«Le troisième jour, au matin, le capitaine me fait appeler dans sa cabine. Je le trouve bouleversé.
—Tu ne sais pas qui c'est notre passager? me demande-t-il brusquement. Eh bien, c'est un assassin!
—Comment ça? demandai-je suffoqué.
—J'en suis sûr! c'est un assassin qu'on recherche. Il était médecin à Paris et il a empoisonné une femme pour la voler. Il s'appelle Leclanchy et non pas Morin, comme il l'a dit.
—Mais comment le savez-vous?
—Par le journal. Tu sais, le journal qu'on nous a apporté à bord avant le départ et que je n'ai pu lire à ce moment-là. Je l'ai lu hier soir. On raconte le crime; on dit que l'assassin est en fuite, qu'il cherchera sans doute à s'embarquer dans un port du Sud-Ouest; on a trouvé ses traces et puis on les a perdues. On donne son signalement. C'est le passager, j'en suis sûr! Il a fait couper sa barbe, mais c'est lui... Du reste, je l'ai vu!
—Vous l'avez vu?
—Oui, cette nuit. Je l'ai vu à travers une fente de sa cabine. Il avait accroché un rideau derrière la porte, mais je l'ai vu tout de même. Il cousait des bijoux dans la ceinture de son pantalon. C'est lui... C'est sûr et certain.
—Non, ça n'est pas sûr et certain, dis-je. Vous le croyez et c'est possible, mais on ne peut pas accuser un homme d'une chose pareille sans avoir des preuves.
—Des preuves, des preuves, j'en ai... Et puis j'en aurai d'autres! Je suis sûr qu'il se trahira tout à fait... Et tu peux compter que je ne serai pas son complice ou sa dupe, en lui permettant de filer au premier port... Enfin, pour l'instant, il ne peut pas s'en aller n'est-ce pas? et comme il reste enfermé...
«Mais la réclusion volontaire du passager ne dura pas. Deux jours plus tard, remis de son mal de mer, nous dit-il, il avait repris de l'assurance. Il se promenait sur le pont, engageait la conversation avec nous, plaisantait et nous racontait ses affaires, disant qu'il était courtier en horlogerie et qu'il allait fonder une maison importante à Rio-de-Janeiro. Mais ni mon oncle ni moi n'étions hommes à pouvoir dissimuler, comme il l'aurait fallu pour pouvoir l'amener à se trahir. Il s'aperçut vite qu'il y avait quelque chose et, dès lors, se tint sur la réserve, ce qu'on pouvait expliquer en somme aussi bien par l'inquiétude d'un coupable qui se sent soupçonné, que par la vexation d'un homme faisant des avances qui sont repoussées. Du reste, j'avais lu dans le journal le signalement qu'on donnait du médecin assassin Leclanchy et j'étais beaucoup moins sûr que mon oncle d'y reconnaître notre passager, le courtier Morin.
«Plusieurs jours se passèrent ainsi dans le doute et l'inquiétude et je n'ai jamais fait un voyage plus pénible que celui-là, bien que le temps fût magnifique et que le Phénix se comportât que c'était un plaisir.
«Dans la seconde semaine se passa l'événement que je n'oublierai jamais. Le mousse tomba malade et, en peu de temps, fut très mal. Il avait la fièvre et la gorge pleine de membranes. J'en savais assez pour nommer sa maladie: la diphtérie, mais c'était tout ce que je savais. Personne à bord n'était capable de le soigner. C'était un bon garçon, nous l'aimions tous et nous ne pouvions que le regarder mourir, car bientôt il fut évident qu'il allait mourir. C'était un après-midi; nous étions tous autour de lui; il suffoquait et c'était affreux.
—Le passager... me dit tout à coup le capitaine d'une voix que l'émotion faisait rauque.
—Eh bien, le passager?
—Si c'est lui, il est médecin...
—Mais si c'est lui, jamais il ne se trahira... commençai-je.
«A ce moment je me sentis pousser de côté. Le passager survenant de sa cabine, s'approcha du lit. Il tenait une boîte garnie d'instruments brillants. Sans nous regarder, il se pencha sur l'agonisant, il fit quelques gestes brefs et sûrs; du sang jaillit et, par sa gorge ouverte, le mousse moribond aspira la vie.
«Quelques minutes après, l'opérateur avait terminé ses soins.
—Je pense qu'il s'en tirera, murmura-t-il entre ses dents.
«Il se redressa et regarda le capitaine en face, d'un air de défi et de résolution.
—Je suis médecin, lui dit-il.
«Le capitaine se jeta sur lui et l'embrassa, puis il le repoussa avec horreur et s'enfuit dans sa cabine.
«Le mousse guérit et le passager, pendant des jours, lui prodigua ses soins. Il ne parlait du reste à personne, pas même aux matelots qui n'étaient au courant de rien et l'entouraient de respect et d'admiration.
«Le capitaine, pendant ce temps-là, était en proie à des sentiments contraires. Il ne me faisait pas part de ses réflexions, mais il ne goûtait aucun moment de repos et je l'entendais, dans sa cabine, se disputer tout haut avec lui-même sur ce que vous appellerez probablement un cas de conscience.
«Un matin enfin sa résolution fut prise. En ma compagnie il alla trouver le passager.
—Monsieur Morin, lui dit-il, sans trop le regarder, je pense qu'il ne serait pas avantageux pour vous de débarquer à Pernambouc où on nous attend. Je vais faire un crochet jusqu'à Caracas, qui est une belle ville que vous aimerez à visiter. Qu'en pensez-vous?
—Je suis à vos ordres, répondit simplement le passager.
«C'est ainsi que le crime du médecin Leclanchy, qui fit tant de bruit à l'époque, demeura impuni, et quand notre passager eut débarqué au Vénézuéla, jamais plus nous n'entendîmes parler de lui, mais lorsque nous nous retrouvâmes au large, entre le ciel et la mer et loin de tous les crimes de la terre, le capitaine me mit la main sur l'épaule et me dit:
—Il a tranché une vie humaine, mais il en a sauvé une autre, malgré ce qu'il risquait... Je pense que cela doit faire la balance... mais, écoute-moi bien mon garçon: jamais plus, tu m'entends, jamais plus, je ne prendrai de passager...»