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Le spectre de M. Imberger

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HYPNOTISME

—Gilberte, je te dérange, tu allais sortir?

—Tu ne me déranges jamais, tu le sais bien, ma petite Lydie. Mais c'est le jour de consultation de mon mari et j'en profite pour faire des courses. Que veux-tu, ça m'agace toujours un peu de sentir le grand salon encombré par une foule d'inconnus... C'est idiot et je ne le dis pas à Pierre... ses malades!... Alors si tu veux nous sortirons ensemble dans un moment, nous passerons chez ma modiste, puis aux Quatre-Saisons, et nous irons prendre le thé.

—Oui, volontiers. J'ai quelque chose à te dire, un conseil à te demander... Ma chère, tu ne sais pas ce qui m'arrive... Mon mari veut m'hypnotiser...

—Hein, comment cela t'hypnotiser?...

—Oui. Il est sûr qu'il a un pouvoir de suggestion extraordinaire. Nous avons vu, il y a quelque temps au music-hall, un magnétiseur professionnel qui opérait sur une femme et qui a fait aussi des expériences sur des spectateurs... C'était assez impressionnant. Mon mari a été enthousiasmé, il n'a plus pensé qu'à cela, il a acheté des tas de bouquins là-dessus, peu à peu il a pris des airs supérieurs et mystérieux et finalement il vient de me déclarer qu'il était, lui, indubitablement un magnétiseur de première force, que j'étais, moi, sans conteste, un sujet remarquable et qu'il allait m'endormir. J'ai dit non; il a insisté... tu sais que quand il a une idée dans la tête...

—Mais, c'est ridicule, continue à refuser...

—C'est difficile. Il en fait une question de vanité, je le vois bien, et du moment que sa vanité est en jeu, il est intraitable... Et puis aussi il va s'imaginer que je refuse par peur de... trop parler en dormant... Il m'a dit hier, d'un ton dégagé, mais que je sentais soupçonneux: «Aurais-tu donc quelque chose à me cacher? Craindrais-tu donc de me faire des révélations?...» Alors, comme il est d'autant plus jaloux qu'il le dissimule par amour-propre... Je t'assure, Gilberte, je suis très ennuyée... pourtant je ne veux pas me laisser endormir... Ça me fait peur... Surtout par lui qui n'y entend rien... Et puis, admets qu'il réussisse... Admets qu'il me fasse parler... sans que je le veuille... et que je raconte...

—Tu as donc des choses compromettantes à raconter? demanda Gilberte avec un demi-sourire.

Lydie eut un petit mouvement d'épaules et rougit un peu.

—Mais non, je t'assure, absolument rien de grave... Seulement entre la vérité qu'on dit, et la vérité réelle, il y a tout de même tant de différence... Il y a tant de choses qui sont innocentes aux yeux d'une femme et qui ne le sont pas du tout aux yeux d'un homme jaloux... Et mon mari est si jaloux, et en même temps il est si content de lui... En outre, il est si entêté qu'il ne démordra pas de son idée...

Alors, je ne sais pas quoi faire. Est-ce qu'on parle réellement sans le vouloir quand on est hypnotisée? Est-ce que c'est dangereux de se laisser endormir? Tu dois savoir cela puisque ton mari est médecin?

—Mais c'est que Pierre ne me fait pas de cours de médecine, dit Gilberte. D'ailleurs, il ne s'occupe pas du tout d'hypnotisme... Je crois pourtant l'avoir entendu dire que dans son opinion, il y avait beaucoup de cas de simulation... Mais attends un peu, ma petite Lydie... Que tu es simple, puisque ton mari te tourmente en voulant t'imposer une chose qui te fait peur, tu n'as pas de scrupules à garder... Voyons, tu es sûre qu'en le priant bien gentiment de ne pas insister il n'y consentirait pas?...

—Non, non, du moment que son amour-propre et sa jalousie sont en jeu plus je refuserai moins il en démordra.

—Alors, tant pis, simule!... Oui, fais semblant de dormir au bout d'une ou deux minutes et quand il t'interrogera raconte-lui n'importe quoi...

Il y eut un petit silence.

—C'est de sa faute si je fais cela, prononça enfin Lydie. Je n'ai pas d'autre moyen de m'en tirer. Il va encore me demander ce soir de me laisser endormir par lui... Tant pis, je dirai oui...

Avant même d'être arrivé à l'âge adulte, et en tout cas depuis lors, M. Alexandre Lérouvel, le mari de Lydie, avait eu coutume de déclarer avec autorité qu'il dirigeait sa vie selon la noble maxime: «Ce que l'homme a fait, un homme peut le faire». Il en tirait beaucoup de dignité personnelle, et beaucoup de mépris pour tout le reste du genre humain. Cependant les résultats pratiques obtenus par ce monsieur ne cadraient pas avec l'opinion qu'il avait de lui-même. Parmi la société, il ne brillait pas d'un éclat exceptionnel. Après de bonnes études, il était entré dans l'administration française où il était même devenu chef de bureau. L'avenir ne semblait pas lui promettre beaucoup plus. Entre temps, il avait hérité de la fortune de ses parents, qui était assez considérable, et il avait épousé Lydie, jeune personne blonde et timide, coquette et langoureuse, et dont tout l'amour, estimait-il, ne réussissait qu'à peine à compenser la faveur qu'il lui avait faite en la choisissant entre toutes pour être sa compagne. Qu'elle pensât par elle-même ou résistât à la moindre de ses volontés lui paraissait inconcevable.

Maintenant c'était le soir et M. Alexandre Lérouvel hypnotisait Lydie enfin consentante. Les servantes avaient quitté l'appartement, et seuls tous deux dans leur salon à demi éclairé, ils étaient assis face à face, et fort près, sur deux chaises. Les genoux de Lydie étaient serrés entre les genoux de son mari, les mains de Lydie étaient serrées dans les mains de son mari, les yeux de Lydie recevaient le regard fixe et dominateur des yeux de son mari.

—Dormez, articula au bout d'une minute ou deux M. Lérouvel, dormez, je le veux.

Lydie cligna des yeux, puis les ferma, puis les rouvrit à demi.

«Mon pouvoir agit, songea M. Lérouvel transporté, et il répéta, plus impérieusement:

—Dormez, je le veux.

Lydie, de nouveau, cligna des yeux; M. Lérouvel lâchant les mains de la jeune femme se livra à des gestes aériens qui voulaient être des passes magnétiques. En même temps, avec la plus louable bonne foi il concentrait de toutes ses forces sa volonté sur le but à atteindre.

Les passes de son mari inquiétaient Lydie, car les doigts de M. Lérouvel lui menaçaient à chaque geste les yeux. Elle ferma les paupières et ne les rouvrit plus.

—Vous dormez? interrogea-t-il, enfiévré par une si belle réussite.

—Lydie dort, articula-t-elle, au bout d'un moment, d'une voix blanche.

M. Lérouvel eut un soupir d'orgueil. Il n'avait pas trop présumé de son pouvoir.

—Lydie dort, répéta-t-il à haute voix. Bien. Maintenant que Lydie réponde: Lydie aime-t-elle son mari?

—Oui, dit Lydie.

—Mais l'aime-t-elle passionnément, absolument, aveuglément?... Lui a-t-elle fait le don entier et total de tout elle-même?... Ne vit-elle que pour lui?... Mourrait-elle plutôt que de songer même à un autre?...

—Oui, tout cela est vrai, dit Lydie avec conviction...

—L'aimera-t-elle toujours ainsi, et de plus en plus? demanda-t-il encore.

—Oui, dit Lydie.

—N'a-t-elle jamais aimé avant de le connaître? Étant jeune fille n'a-t-elle eu aucun amour, aucun flirt, même le plus innocent...

—Non aucun, aucun...

—Et depuis qu'elle est mariée, à présent même... y a-t-il quelqu'un qui fait la cour à Lydie, qui la poursuit?...

La jeune femme faillit d'abord dire non, mais c'eût été invraisemblable et humiliant.

—Lydie ne sait pas... Personne ne compte pour Lydie.

Elle avait répondu avec une candeur apparente, mais quelque impatience tremblait dans sa voix. Les questions de son mari lui semblaient un peu lâches. Elle avait, au cours de la journée, songé qu'elle pourrait peut-être tirer parti de la situation en réclamant au cours de son pseudo-sommeil une augmentation de son budget de toilette et des soirées plus fréquentes dans le monde ou au théâtre. Maintenant la comédie qu'elle jouait commençait à l'énerver et lui semblait assez vile. En outre, elle ne se sentait pas en pleine possession d'elle-même et elle se demandait si une réelle influence hypnotique ne commençait pas à s'emparer d'elle.

—Lydie est fatiguée, prononça-t-elle avec la hâte d'en finir. Il faut réveiller Lydie.

—Tout à l'heure, répondit M. Lérouvel surexcité et résolu. Il faut que Lydie dorme encore, parle encore.

—Non, non, Lydie ne dira plus rien...

—Si, si, je le veux! Je le veux! Dormez! dormez! parlez!

—Lydie souffre, gémit-elle en crispant ses doigts.

—Qu'importe! Il faut que Lydie parle, je le veux. Alors, c'est bien la vérité, Lydie est tout entière et pour toujours à son mari, personne ne lui fait la cour... Répondez... Je le veux.

Mais la jeune femme était à bout de forces. Une folle impulsion la saisit qui fut irrésistible. Il voulait la vérité, il l'aurait. D'un brusque mouvement elle s'éloigna de son mari, elle se renversa sur son siège comme si elle tombait en convulsions et, réussissant avec peine à garder ses yeux fermés pour ne pas mentir à son rôle, elle cria:

—Lydie ment. Lydie a pour mari un imbécile qui la torture par sa jalousie, qui l'ennuie par sa vanité, qui la gêne par son avarice et son égoïsme... Lydie l'aimerait peut-être, si elle pouvait avoir confiance en lui et s'il était son ami... Lydie a eu des flirts étant jeune fille, comme toutes les jeunes filles. Elle a aimé son cousin Maurice et l'aurait épousé s'il avait eu une situation sortable. Lydie n'a pas encore trompé son mari, mais elle a des flirts, comme toutes les femmes qui ne sont pas accaparées par l'amour qu'elles ont pour un seul homme... Il ne faut pas demander l'impossible à Lydie, Lydie n'est qu'une femme: si on l'aimait bien, si on n'était pas jaloux, si on la traitait autrement qu'une petite chose qu'on a achetée en l'épousant...

Elle s'interrompit, poussa trois ou quatre petits cris et eut une attaque de nerfs,—non simulée.

Quand elle revint à elle baignée de vinaigre, d'éther et d'eau de Cologne par les soins diligents de M. Alexandre Lérouvel, ce n'est pas sans inquiétude qu'elle vit en rouvrant les yeux celui-ci devant elle.

Mon Dieu, mon Dieu, songea-t-elle terrifiée, qu'ai-je fait en lui disant tout cela... Et elle referma les yeux.

—Ma chère enfant, dit alors avec beaucoup de bienveillance M. Alexandre Lérouvel, je m'excuse très vivement d'avoir provoqué l'état nerveux où tu te trouves... La séance a été des plus intéressantes, mais j'ai eu tort de trop la prolonger. Pendant toute la première partie de ton sommeil, tu m'as dit les choses les plus justes, les plus sensées, les plus vraies... Puis, tu m'as prévenue que tu étais fatiguée, je n'en ai pas tenu compte... Alors ce ne furent plus que divagations, cauchemars, folies incompréhensibles...

Lydie le regardait ahurie. Il parlait sincèrement. Une entière bonne foi brillait dans ses regards. Il ajouta:

—Je ne m'étais pas mépris sur mon pouvoir magnétique. Je suis vraiment un hypnotiseur de première force.

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