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Le spectre de M. Imberger

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QUELQUES CHANTAGES

UN CHANTAGE

Grande, svelte et souple dans son tailleur parfait et simple, Marie-Anne d'Hauberive se tenait debout contre la cheminée de son petit salon. Elle allait sortir pour sa promenade matinale quand sa femme de chambre lui avait remis la carte d'un visiteur qui insistait pour être reçu.

Entra un petit homme corpulent et âgé, vêtu de noir, à la face rasée, aux yeux aigus et froids à travers des lunettes aux verres ronds. Il s'avança, obséquieux, saluant à chaque pas, souriant, très à l'aise.

—Très honoré je suis madame... commença-t-il quand la femme de chambre eut refermé la porte.

—Qu'est-ce que cela veut dire? interrompit avec un calme méprisant et hautain Mme d'Hauberive, qui tenait entre ses doigts la carte du visiteur: qui êtes-vous?

—Relisez ma carte, madame, prenez cette peine: M. Mathieu, homme d'affaires. Et je me suis permis d'indiquer que je viens pour les bonnes œuvres de la rue Raynouard... Je n'avais pas l'espoir sans cela d'être reçu, n'est-ce pas... C'est un peu ancien, mais nous pensions bien que vous vous rappelleriez...

Aucune ombre n'avait passé sur le beau visage dédaigneux de Marie-Anne d'Hauberive.

—Je ne comprends pas, dit-elle.

—Si, si, vous comprenez très bien, sans quoi vous ne m'auriez pas reçu... Mais je puis vous aider dans vos souvenirs et je vais me permettre de le faire... Personne ne peut entendre n'est-ce pas?... M. d'Hauberive bien entendu ne se permettrait pas d'entrer chez vous sans vous en faire demander permission... Ma démarche est confidentielle et délicate... Alors madame il y a...—mais pourquoi préciser, c'est désobligeant pour une reine de la beauté et de la haute société,—il y a... mettons plus de quinze ans, oui c'est cela: plus de quinze ans—peut-être dix-huit ans, peut-être vingt ans,—quand vous vous appeliez encore Mlle Marie-Anne Bellève, fille du président Bellève... eh bien vous avez fréquenté la rue Raynouard, vous vous en souvenez madame, n'est-ce pas?... Vous aviez eu le malheur de perdre Madame votre mère dès votre enfance; Monsieur votre père, pris par les devoirs de ses fonctions, vous surveillait peu... Votre gouvernante vous obéissait sans discussion, autant parce qu'elle vous redoutait que parce qu'elle était intéressée et que vous lui faisiez des cadeaux généreux... Et vous aviez dans le monde rencontré Jacques Piétry, un jeune homme, un colonial... Il était très beau, très intéressant, très énergique, très fort... des explorations en Afrique l'avaient rendu presque célèbre... Mon Dieu! l'âme des jeunes filles est enthousiaste et vous avez toujours eu tant de fierté et d'indépendance... C'est si naturel qu'en rencontrant pour la première fois un homme qui vous semble digne de vous... Bref, pendant presque une année vous avez été le voir dans le petit pavillon qu'il habitait rue Raynouard... Vous vous souvenez, vous veniez presque chaque jour, vous montiez parfois par le Passage des Eaux... Vous entriez furtivement, il vous avait donné une clé... Tout cela est très émouvant et prouve la puissance de l'amour... D'ailleurs, n'est-ce pas, vous comptiez bien l'épouser... Mais il était presque pauvre... du moins vis-à-vis de vos goûts, de vos habitudes, de votre fortune... Et puis s'appeler Mme Piétry... vous hésitiez... Bref, il est reparti pour une nouvelle mission... et vous l'avez laissé repartir... Et puis voilà, ça s'est fini là... Deux ans après vous avez épousé M. d'Hauberive, un diplomate très riche, très important et qui est maintenant ambassadeur... M. d'Hauberive vous admire et vous vénère, madame; vous êtes un modèle d'élégance, de dignité, de hauteur... nulle médisance n'a jamais osé vous effleurer... le passé n'est connu de personne, votre gouvernante est morte... Jacques Piétry est sans doute mort aussi...

Il s'interrompit. Mme d'Hauberive, sans prendre la peine de lui répondre, étendait la main vers la sonnette.

—Un moment... pas d'imprudence, n'est-ce pas, cria M. Mathieu dont la figure ronde et blême n'était plus joviale mais menaçante. Vous oubliez, chère madame, que pendant l'année où vous avez été la maîtresse de Jacques Piétry vous lui avez écrit... Oui, lorsque vous avez passé un mois au château de Lavernière... Et quelles lettres... quelles lettres... intimes, tendres, passionnées, enflammées même... précises... détaillées... Ah, vous l'aimiez bien... et complètement... ma parole, moi qui suis un vieil homme, j'ai été impressionné en les lisant ces lettres... Il y en a six, les plus... émouvantes... Les autres, Jacques Piétry les a brûlées; il me l'a juré... car il n'est pas mort du tout, seulement les colonies ne lui ont pas réussi... Oui... le voyage, qu'il a fait après vous avoir connue... de ce voyage-là, il n'est pas revenu tout de suite, parce qu'il avait compris que vous ne l'aimiez pas assez pour l'épouser... et que lui vous aimait trop pour accepter un à peu près... un partage... Alors il est resté je ne sais où, dans une contrée perdue, à s'abrutir d'alcool et d'opium... Il n'est revenu qu'il y a un an, usé, démoli, sans le sou. Il habite une petite chambre dans la maison où, moi, j'ai mon cabinet d'affaires... c'est comme cela que nous nous sommes connus... Je suis sociable... Cet homme m'a intéressé... Je l'ai aidé... Il a fait pour moi des copies, des comptes... Dame, il n'avait pas de quoi manger tous les jours!... Et un soir où je lui avais offert à dîner, il m'a tout dit... Vous savez un verre d'alcool délie la langue... Bref, il m'a demandé de m'occuper de ses affaires... Il m'est reconnaissant, n'est-ce pas, je l'ai empêché de mourir de faim... Et vous... dame il trouve que vous avez brisé sa vie. J'ai beau lui dire que vous avez agi en femme pratique qui fait passer la raison avant le sentiment, il ne veut rien entendre. Alors une question se pose: combien estimez-vous que ça vaut pour vous ces six lettres?

Il avait parlé avec calme, aisance et naturel.

Mme d'Hauberive ne laissait rien voir sur son visage des sentiments qui l'agitaient. Elle ne répondit pas. M. Mathieu, au bout d'un moment, reprit:

—Les affaires sont les affaires. Ces lettres pour nous—c'est-à-dire pour mon client et pour moi,—c'est comme des billets de banque puisqu'elles viennent de vous. Alors si vous ne nous les achetez pas, nous ferons une proposition à votre mari... Vous pensez bien qu'il paiera ce que nous voudrons, rien que pour nous empêcher d'en envoyer, avec explications, des copies dactylographiées à diverses personnalités. Vous vous les rappelez bien ces lettres, n'est-ce pas?... Vraiment elles sont intimes et détaillées... Il y a de ces mots... de ces évocations... ah, sapristi, vous étiez vraiment une jeune fille ardente...

Il eut un rire gras, insolent, puis poursuivit:

—Ce n'est pas la peine que je vous fasse perdre votre temps. Nous, c'est-à-dire moi et mon client...—il veut vous revoir, c'est son idée à ce garçon...—nous vous attendrons ce tantôt, à 4 heures. Voilà l'adresse. Ne manquez pas, sans quoi demain je reviendrai ici pour faire marché avec M. d'Hauberive.

Il prit congé, redevenu obséquieux, et partit, reconduit par la femme de chambre qu'avait sonnée Mme d'Hauberive. Celle-ci, seule, demeura immobile, toujours impassible en apparence, avec au coin de la bouche à peine un léger pli d'amertume. Le dégoût, la crainte qu'elle éprouvait, la menace qui pesait sur elle, étaient moins cruels que la pensée qu'il était devenu cela, lui Jacques Piétry, le seul souvenir d'amour qu'elle eût dans sa vie consacrée tout entière au décor et à l'apparence... Le souvenir qu'il avait d'elle c'était cela: le moyen d'un chantage... Et c'était à un tel homme qu'elle avait failli jadis donner toute son existence, sacrifier toute son ambition. Elle eut un frémissement de colère et de honte... Et au fond d'elle-même elle avait l'ardente curiosité de savoir ce qu'il était à présent... Puis elle se demanda avec angoisse comment elle ferait pour trouver l'énorme somme d'argent que sans doute on exigerait d'elle.

C'était dans une petite rue tortueuse et escarpée, voisine du Panthéon. Mme d'Hauberive, au seuil d'une maison assez mal tenue, vit M. Mathieu qui l'attendait. Il la salua jusqu'à terre et la précéda dans un couloir obscur. Il descendit trois marches, ouvrit une porte. Mme d'Hauberive sans hésitation entra dans une pièce étroite, à peine meublée, où très peu de jour verdâtre filtrait à travers une petite fenêtre qui donnait sur une cour pareille à un puits. Dans un coin plus sombre que le reste de la pièce, un homme était assis derrière une table. Elle le regarda avec épouvante et répulsion: était-ce lui ce fantôme aux joues caves, au front chauve, à la barbe grise et hirsute qui fixait sur elle, sans paraître la voir, des yeux ternes, larmoyants et sans expression. Elle pensa qu'il était ivre et eut peur, sans cependant perdre son attitude majestueuse et dédaigneuse.

—Mon cher ami, dit M. Mathieu, vous voyez que nous n'avions pas trop présumé de l'esprit pratique de madame. Elle a compris; elle vient; nous allons nous entendre.

«Madame, voici les six lettres, là, dans cette enveloppe, sur la table... Non, inutile de les relire, vous vous en souvenez certainement. Et vous me semblez une personne de décision et d'initiative hardie, permettez-moi donc de demeurer entre la table et vous. Oui comme ceci, c'est bien... Chère madame, nous avons estimé ces lettres trente mille francs pièce, trois fois six font dix-huit; mettons en chiffres ronds deux cent mille francs. Nous vous remettrons ces six lettres en échange d'une somme de deux cent mille francs en billets de banque. Quand serez-vous en mesure de faire cet achat? Nous ne pouvons pas attendre très longtemps. Mettons dans huit jours d'ici...

—Vous êtes fou...—Mme d'Hauberive employait toute son énergie à rester calme—où voulez-vous que je trouve cette somme dans un si court délai sans qu'on sache?...

—Vous plaisantez, la fortune de votre mari est considérable, vous avez des parents riches, vous avez des bijoux... vous pouvez emprunter... Je vous assure que dès demain M. d'Hauberive paierait beaucoup plus cher.

M. Mathieu était souriant et menaçant. Elle faillit se lever, partir, révoltée d'être là, de discuter ainsi... mais la peur d'une humiliation plus forte, définitive, qui ne lui laisserait d'autre ressource que de disparaître, dompta son orgueil. Pour la première fois, elle cessa d'être hautaine, tenta de fléchir ce vieil homme gras, sinistre et jovial.

—Voyons, monsieur, dans votre intérêt comme dans le mien, laissez-moi un délai plus long et abaissez le chiffre de vos exigences...

—Non, madame, ce qui est dit est dit, répliqua M. Mathieu, qui se frottait les mains. Nos prétentions sont modérées. Vous paierez ou bien un autre paiera. C'est votre avis, n'est-ce pas, mon cher client? Allons, chère madame, êtes-vous décidée?

Marie-Anne d'Hauberive ne répondit pas. Elle suffoquait d'angoisse. Elle ne pouvait pas trouver en une semaine une telle somme d'argent sans en expliquer l'emploi. Elle comprenait qu'elle aimerait mieux mourir que de tout avouer à son mari. Haletante, elle demeurait immobile, sans pleurer, mais le visage crispé par une détresse horrible.

Elle tressaillit. Le fantôme qui, derrière la table, était jusque-là resté sans mouvement, sans regard et sans voix, image de l'abrutissement, soudain s'était levé, avait fait en vacillant deux pas et s'était laissé tomber sur M. Mathieu qu'il avait saisi dans ses bras.

—Les lettres, cria-t-il en même temps à Mme d'Hauberive. Là, sur la table, l'enveloppe... Marie-Anne, brûle-les... Je ne veux plus... Je ne veux plus... Dépêche-toi, Marie-Anne, brûle-les... Les allumettes sont sur la cheminée... Je le tiens... Brûle-les... Ne t'en va pas avec, il va m'échapper et te rattraperait dans la rue...

Mme d'Hauberive saisit l'enveloppe, vérifia si les six lettres s'y trouvaient, les froissa, y mit le feu et les jeta dans l'âtre éteint.

—Idiot, voleur, imbécile, allez-vous me lâcher! hurlait M. Mathieu, qui essayait en vain d'échapper à l'étreinte de son adversaire. Deux cent mille francs, idiot!...

Tous deux avaient roulé par terre. Mme d'Hauberive, qui regardait les lettres achevant de se consumer, recula vers la porte.

—Va-t'en, Marie-Anne, cria Jacques Piétry d'une voix faiblissante. Va-t'en.... Je vais le lâcher... Va-t'en et n'aie pas peur, vis tranquille...

Elle s'enfuit.

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