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Le spectre de M. Imberger

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L'AMATEUR

Marcel Chambrun rentra de soirée vers deux heures du matin.

Dans le confortable petit hôtel particulier qu'il habitait avec sa mère, il pénétra sans bruit avec le souci de n'éveiller personne. Il gagna sa chambre et fit rapidement ses préparatifs. Il resta en smoking et pardessus, mais chaussa des souliers à semelles de caoutchouc. Il ouvrit un secrétaire fermé à clé et y prit une petite lampe électrique, un masque de soie noire et plusieurs outils de précision genre pince monseigneur ou fausses clés qu'il répartit dans ses poches. Il se munit aussi d'une assez grande boîte rectangulaire qu'il dissimula dans une serviette en maroquin. Puis, avec précaution, il ressortit et se dirigea vers la bijouterie qu'il avait résolu de cambrioler.

Il l'atteignit en cinq minutes. Le rideau de fer baissé semblait inaccessible, mais Marcel connaissait admirablement la maison et son plan était bien étudié. C'était samedi, et il savait que ce jour-là le bijoutier allait coucher chez son père qui habitait la banlieue.

Le jeune homme sonna à la porte cochère, bredouilla le nom d'un locataire pour le vieux concierge sourd, et se glissa jusqu'au fond du vestibule.

Il était violemment ému. Son cœur battait à grands coups. «C'est vraiment stupide, ce que je fais là», se dit-il dans un éclair de raison. Mais, tout frissonnant d'excitation, délibérément, il se lança dans le crime.

Tout d'abord il mit son masque, ce qui était parfaitement inutile. Puis il reconnut avec sa lampe la porte du bijoutier: un seul battant, une serrure et un verrou. Pour la serrure, ses fausses clés lui donnèrent satisfaction dès le premier essai. Le verrou offrait plus de difficultés, mais Marcel pratiquait l'école scientifique. De la boîte dissimulée dans sa serviette, il sortit une sorte de puissant thermo-cautère qu'il mit en incandescence. Il ouvrit, pour dissiper l'odeur de brûlé, la porte du vestibule sur la cour intérieure et, avec la pointe rougie sans trop de bruit ni de temps et sans avoir été dérangé par personne,—les locataires étaient des gens sérieux qui ne rentraient jamais si tard,—il découpa dans la porte du bijoutier une ouverture suffisante pour y passer le bras. Il put ainsi atteindre le verrou et le tourner.

En une seconde, il eut rangé ses instruments et collé un papier brun sur le trou qu'il venait de faire afin de le dissimuler. Il pénétra dans l'entrée de la bijouterie, referma la porte et poussa un soupir de satisfaction.

«Comme c'est facile, se dit-il en se dirigeant à gauche, vers le magasin. Ceux qui se font prendre sont des imbéciles.»

A la lueur de sa lampe, les vitrines étincelaient. Il fit sauter le couvercle de la première venue et fit main basse sur des chaînes de montre qui justement étaient en doublé.

—Bougez plus, ou je tire! ordonna une voix derrière lui.

Il sursauta, se retourna. Le bijoutier était là, vêtu seulement d'une chemise de nuit et de pantoufles. Ses cheveux jaunes tombaient ébouriffés sur sa face blême. Dans sa main gauche, il tenait un bougeoir, dans sa main droite, un énorme revolver ancien modèle, une sorte de canon qu'il braquait sur Marcel.

—Levez les mains, ordonna-t-il encore. En habit! rien que ça de chic!—Il ricana.—Mais... Otez votre masque! Otez-le, ou je tire!

Marcel, affolé, obéit.

—C'est bien ça, constata le bijoutier avec satisfaction. Vous êtes Marcel Chambrun, le fils de ma propriétaire... Bougez pas, ou je tire!

Mais déjà Marcel à genoux, effondré, sanglotant, expliquait qu'il n'était pas un vrai voleur, qu'il avait plus d'argent qu'il ne lui en fallait, mais qu'il s'était emballé comme un enfant sur ces sensationnelles aventures de voleurs ou de policiers que le feuilleton et l'écran ont mis à la mode,—et qu'alors il avait voulu voir si lui aussi serait capable de mener à bien une entreprise difficile, périlleuse et coupable... S'il aurait l'énergie du crime!... Toute une histoire naïve et vraie de grand gamin, qui s'est puérilement passionné pour des héros invraisemblables et des exploits impossibles, qui a rêvé de les imiter en trouvant plate sa vie trop heureuse et qui, peu à peu, a glissé à la réalisation sans en comprendre la gravité, qui a préparé son coup comme un petit garçon prépare une expédition imaginaire contre des Peaux-Rouges, et qui enfin l'a essayé bêtement sans croire que ça pourrait devenir sérieux, par amour de l'aventure et fanfaronnade envers lui-même!

Il suffoquait d'angoisse et de honte. Il offrait des dédommagements, parlait de sa mère si rigide, de sa sœur, mariée à un homme grave, de son nom sans tache, de déshonneur impossible à supporter.

—Laissez-moi partir, suppliait-il. Je vous donnerai tout! Je vous croyais à la campagne. Je vous aurais renvoyé demain vos chaînes avec de l'argent pour payer les dégâts. Je vous en supplie, laissez-moi partir!

Il vidait ses poches, offrait sa montre, son portefeuille.

—Approchez pas, ordonna le bijoutier. Posez ça sur la table!

Il s'était assis sur une chaise devant la porte, sans lâcher son revolver ni son bougeoir. Il regardait en dessous Marcel pantelant. Il comprenait on ne peut mieux la situation, et elle le remplissait d'une indicible allégresse.

«Cet idiot-là m'est envoyé par le ciel pour me tirer d'affaire. Ce n'est pas encore cette fois-ci que je ferai faillite», se disait-il en songeant qu'il n'avait pas été ce jour-là à la campagne parce qu'il ne savait comment, le surlendemain, 15 octobre, payer une échéance non plus que son terme.

—C'est malheureux de voir ça! dit-il à haute voix. C'est jeune, c'est solide, c'est instruit, ça roule carosse pendant que les honnêtes gens s'échinent, et ça vient brûler des portes pour cambrioler un pauvre homme... Et puis, quand c'est pincé, ça joue la comédie, ça se tortille et ça pleure!...

—Mais je vous dis que je ne suis pas un voleur! gémit Marcel.

—Oh! assez de blagues, interrompit le bijoutier avec lassitude... Votre histoire... on la connaît... Pris la main dans le sac, tous des petits Saint-Jean... Vous êtes un professionnel et vous savez travailler... J'aurais été à la campagne, ça y était—rasé! Et ça se dit un homme du monde! C'est probablement comme ça que votre famille a gagné ses rentes, pas?

—Qu'est-ce que vous dites? cria Marcel révolté.

—Bougez pas ou je tire!... Oh! en l'air seulement, pour appeler la police! Hein? vol avec effraction, la nuit, dans un endroit habité...

—Laissez-moi partir, suppliait Marcel. Je suis innocent! je vous jure que je suis innocent!...

—Comme je danse! dit le bijoutier...

Il garda le silence un moment.

—Vous êtes jeune, reprit-il enfin, songeur... Peut-être que vous pourrez encore vous repentir, revenir dans le droit chemin... Et puis, vous avez beaucoup d'argent. Je ne sais pas comment il a été gagné, mais on peut faire beaucoup de bien avec... beaucoup de bien... Laissez ce que vous avez mis sur le table, ça sera pour les pauvres.

Il réfléchit encore.

—Je suis trop bon, reprit-il enfin, mais tant pis, j'ai jamais pu m'en empêcher... Ouvrez le secrétaire! Là, à droite! La plume, l'encre, le papier! Écrivez! Dites la vérité: Racontez votre cambriolage... Avouez tout... Datez. Signez.

Marcel, désemparé, n'ayant qu'un désir: être dehors, obéit.

—Voilà qui est fait, dit le bijoutier en prenant le papier. C'est très bien, vous pouvez partir. J'irai vous voir demain...

Il le mit dehors.

Et Marcel, en s'en allant, assommé par l'horreur de la situation, se dit avec angoisse:

«Qu'est-ce qu'il va faire maintenant?»

Et une voix intérieure lui répondit prophétiquement:

«Il va te faire chanter!»


Pour le bijoutier aux abois, Marcel était venu comme un don de la Providence. A partir de cette nuit funeste, l'infortuné jeune homme ignora le repos. Il eut des échéances: celles du bijoutier; un loyer: celui du bijoutier; des vices à satisfaire: ceux du bijoutier; un vieux père à entretenir: le propre père du bijoutier, car ce bon fils prit auprès de lui ce vieillard qui s'ennuyait à la campagne.

Sur les épaules de Marcel pesaient les soucis d'une maison de commerce qui ne va pas. Il donna tout ce qu'il avait et ce n'était pas grand'chose, car il était mineur et sa mère le tenait assez serré. Il vendit, engagea, emprunta, connut toutes les affres de l'argent...

Sous la pression de pareils tourments qui se prolongèrent pendant cinq mois, sa vie, exclusivement faite d'amertume et d'épouvante, peu à peu lui devint à charge. Il haïssait le bijoutier d'une haine sauvage. Tous les jours il le voyait venir, compromettant, insatiable, hypocrite, entremêlant ses exactions de jérémiades moralisatrices où revenait l'éternel refrain:

—Les honnêtes gens travaillent, les gredins se la coulent douce. Si j'étais méchant, vous seriez au bagne!

Et son doigt désignait sa poche, où était le papier fatal qui ne le quittait pas.

Mais il alla trop loin, ne sut pas ménager sa victime. Un moment vint où Marcel se dit que, d'une façon ou d'une autre, il fallait en finir.

Une nuit, comme le bijoutier, qui avait laissé son excellent père à la garde du magasin, revenait fort tard de quelque débauche de bas étage, au moment où il tournait le coin de sa rue déserte, une ombre se dressa derrière lui. Un foulard lui serra la gorge, le renversa en l'étranglant, une grêle de coups l'étourdit à demi, une main arracha de sa poche son portefeuille et y fouilla avec vivacité.

Et la voix de Marcel, qui, ce soir-là, n'agissait pas du tout en amateur, gronda sourdement:

—Ça y est! je l'ai! Et maintenant, mon bonhomme, attention! Au premier mot, je vous fais coffrer pour diffamation et chantage!

Le bijoutier comprit la force de ce raisonnement. Il se releva et répondit avec le ton de reproche et d'affliction d'un bienfaiteur méconnu:

—Si c'est ça tout votre remerciement pour la bonté que j'ai eue de ne pas porter plainte...

Et il rentra chez lui tristement pendant que, pour Marcel triomphant, le clair soleil de la délivrance illuminait la nuit brumeuse.

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