← Retour

Le spectre de M. Imberger

16px
100%

MÉMOIRE...

—Oui, mon cher Vardot, j'ai vu ces messieurs ce matin et je puis vous affirmer que c'est chose faite: vous serez nommé maire. Nulle candidature ne vous sera opposée. N'est-ce pas juste, voyons? La fabrique que vous dirigez avec tant d'autorité n'est-elle pas une source de prospérité pour notre ville? Quand votre père, son fondateur, est mort, n'avez-vous pas sans hésiter quitté Paris, ses plaisirs et ses ambitions, pour venir ici continuer son œuvre? La reconnaissance du pays vous est acquise et Mme Vardot en a sa grande part... Autre chose, mon cher ami: je vais être indiscret, mais à Paris, la semaine dernière, me trouvant au ministère, j'ai appris qu'un témoignage officiel de la haute estime où l'on vous tient... Oui... le ruban rouge à votre boutonnière...

Du coup, Vardot faillit laisser tomber sa tasse de café. Sa large face, que noyait un poil gris et rude, s'empourpra. Il se dressa, bégaya:

—Monsieur le député... ma gratitude... mon cher ami, c'est vous, c'est votre influence...

—Oui, oui, c'est vous qu'il faut remercier, monsieur Terbil, j'en suis sûre, dit Mme Vardot.

—N'est-ce pas mon devoir, comme député, de signaler... mais les mérites de M. Vardot sont de ceux qui s'imposent... Mon Dieu, deux heures et demie déjà. Chez vous, madame, on commet le péché de gourmandise et on s'attarde... très agréablement! J'ai malheureusement mon train.

Il s'était levé, prenait congé. Soudain:

—Mon cher Vardot, j'oubliais: mon protégé, pour qui vous avez bien voulu me promettre cet emploi de surveillant dans votre fabrique, est arrivé. Je l'ai vu ce matin. Il se présentera ce tantôt, vers quatre heures, avec un mot de moi, dans vos bureaux... Voici son nom que je ne vous ai même pas dit, je crois, tant vous avez accueilli avec empressement ma requête. Je vous en remercie encore.

Il écrivit deux mots sur un papier, et le remit à Vardot qui protestait:

—Me remercier, allons donc... Tout à votre service, voyons, je suis trop heureux...

Quand il eut reconduit son visiteur jusqu'à la grille du jardin, Vardot revint auprès de sa femme. Au milieu de leur grand salon vert et or, une des admirations de la ville, Mme Vardot était debout.

—Eh bien, ça y est, dit-elle à son mari.

—Oui, ça y est. La mairie, la décoration. Tout ce que nous voulions...

Ils exultaient. Leur importance allait croître encore, devenir définitive. Ils régneraient dans cette petite ville qui, pour eux, était le monde.

—C'est mardi, aujourd'hui, c'est mon jour, dit Mme Vardot. Est-ce qu'il faut que j'annonce à ces dames?...

—Pour la mairie, on t'en parlera, sois-en sûre. Tu diras que je suis aux ordres de mes concitoyens.

—Et pour ta Légion d'honneur, je ferai des allusions adroites...

—C'est ça. Maintenant je vais à la fabrique. J'ai des ordres à donner. Et puis je dois recevoir le protégé de M. Terbil. Il m'a demandé l'autre jour un emploi chez moi, un emploi quelconque, pas difficile à remplir, parce que c'était pour un vieux bonhomme ruiné, pas capable de grand'chose, qui mourrait de faim à Paris. Alors tu penses, je n'aurais pas eu de place libre, j'en aurais créé une pour faire plaisir à Terbil, mais justement le père May prend sa retraite. Je vais donner sa place à ce bonhomme.

Il déplia le papier que lui avait remis Terbil et lut le nom.

—Qu'as-tu? lui dit sa femme.

Il avait tressailli. Il était devenu blême, puis rouge. Il hésita et lui tendit le papier. Elle lut tout haut:

—Melchior Bostelette.

—Eh bien, dit Vardot d'une voix étranglée, tu ne te souviens pas?... Autrefois?...

Elle s'empourpra aussi. Oui, brusquement, elle se souvenait.

—Oh!... oh!... fit-elle, atterrée.

Entre eux, il y eut un silence cruel. Mme Vardot qui, maintenant, dans l'auréole de sa vertu majestueuse, trônait avec autorité parmi les dames de la ville, Mme Vardot, que le percepteur, vieillard lettré et galant, comparait depuis tant d'années à la chaste Junon,—en cet autrefois qu'évoquait Vardot, s'était appelée la grande Caro et avait cherché fortune, peinte et empanachée, en s'asseyant le soir aux tables des cafés du boulevard Saint-Michel. Vardot l'y avait connue un soir de fête, une bande de camarades l'ayant entraîné là. Après une adolescence morne, au fond d'un collège provincial, il se trouvait depuis peu lâché dans Paris, finissant ses études avec la maigre pension allouée par un père sévère et économe. Laid, brutal et timide, il ignorait tout des femmes qu'il redoutait, mais Caro l'ayant inexplicablement distingué, s'était plu, ce qui ne présentait pas de grandes difficultés, à le conquérir d'abord, à le garder ensuite. Pour lui, il n'y avait jamais eu au monde d'autre femme qu'elle, peut-être parce qu'il n'aurait jamais osé s'adresser à une autre. Après quelques années d'une liaison de plus en plus étroite, il l'avait enfin épousée, dans l'espoir de l'avoir toute à lui, sans dégoût d'ailleurs de ses antécédents, déclarant aux rares camarades qu'il voyait encore de loin en loin, qu'elle était une victime du sort et plus respectable que bien des personnes hautement considérées. Vers ce temps-là, le père Vardot, qui ne savait rien de l'aventure, était mort. Immédiatement, Vardot et sa femme, quittant Paris sans esprit de retour, étaient venus s'établir dans la petite ville, lui heureux de s'endormir dans une existence paisible, large, réglée d'avance, sans autres soucis que ceux de diriger une entreprise qui marchait toute seule; elle, ivre de joie de voir réaliser ce qui avait été, pendant tant d'années de hasardeuse galanterie, son rêve secret: être une respectable bourgeoise, qui s'occupe de sa maison, qui est entourée de la considération générale, et pour qui le mot amour, en dehors du devoir conjugal, n'a pas de sens... Et c'était parmi ce bonheur, qui durait maintenant depuis vingt ans que venait de tomber ce nom: Melchior Bostelette. Car Melchior Bostelette jadis avait été de la joyeuse bande du Quartier latin. Plus âgé et plus riche que les autres, viveur déjà fatigué, il se plaisait alors parmi ces jeunes gens et se montrait plein d'une galanterie indulgente pour leurs passagères compagnes...

—Mais ce n'est peut-être pas celui-là, murmura enfin Mme Vardot.

—Si, si, c'est celui-là. Il n'y a pas deux hommes au monde qui s'appellent Melchior Bostelette.

—Peut-être ne se souviendra-t-il pas... J'avais les cheveux roux, dans ce temps-là... Et puis, il ne pensera jamais...

Elle s'arrêta, rouge de nouveau. Vardot n'osa lui poser aucune question sur les rapports qu'elle avait eus jadis avec M. Bostelette. Il était, autant qu'elle, amèrement gêné. Ce passé que tout le monde autour d'eux ignorait, ce passé qui concernait deux êtres qu'ils n'étaient plus, qu'ils se souvenaient à peine d'avoir été, les humiliait hideusement, les épouvantait en les menaçant de sa fange. La cruauté du sort qui l'évoquait à l'heure même de leur triomphe les révoltait. Ils éprouvaient une haine sauvage à l'égard de ce témoin surgissant soudain et qui pouvait les couvrir d'opprobre. Ils le voyaient racontant à toute la ville... Mais Mme Vardot se reprit.

—Ecoute, dit-elle à son mari, il y a toutes les chances possibles pour qu'il ne se souvienne pas de ton nom et, en tout cas, n'établisse aucun rapprochement... D'après ce que t'a dit Terbil, ce doit être une épave, un gâteux presque... Du reste, si c'est lui, à l'âge qu'il doit avoir et s'il a continué longtemps à faire la noce comme jadis... Bref, tu es obligé, à cause de Terbil de le prendre, mais surtout n'aie l'air de rien. Agis avec l'aisance et l'autorité d'un patron qui engage par charité un employé infime et dont il n'a pas besoin. Sois bienveillant, du reste... En quoi consiste la place exactement?

—Il garde les bâtiments. Il pointe l'arrivée des ouvriers. Il a pour cela le logement et de petits appointements... Il fait aussi à l'occasion des petites courses, il écrit des adresses pour le catalogue... Mais ça, je le lui paye à part tous les mois... Evidemment, ça ne lui rapporte pas de quoi vivre dans le luxe, mais comme travail, c'est une sinécure...

—Eh bien, traite-le comme tu traitais le père May, exactement... Et maintenant pars; ce soir, tu me diras...

M. Vardot, agité, gagna sa fabrique qui était dans les faubourgs. Quand le soir il en revint, il semblait un peu rassuré.

—C'est lui, dit-il à sa femme. Je l'ai reconnu, mais je suis à peu près sûr qu'il ne m'a pas reconnu et qu'il ne se doute de rien... C'est un homme fini, il parle à peine. A tout, il répond «oui, oui», d'un air abruti... Nous n'avons, je crois, rien à craindre.

—Tant mieux, dit Mme Vardot exaltante. Si tu savais toutes les félicitations que j'ai reçues de ces dames.

Elle raconta ses triomphes à Vardot qui s'épanouissait. Il insista de son côté sur le gâtisme évident du sieur Melchior Bostelette, et les jours suivants, Mme Vardot put s'en convaincre en rencontrant celui-ci dans la ville. Elle reconnut avec peine dans ce vieillard loqueteux, chancelant et raviné, l'élégant Bostelette des anciens soirs. Il passa sans paraître la voir. Il menait à la fabrique la vie morne d'un incurable dans un hospice, et ne gagnait même pas ses faibles appointements, disait M. Vardot, méprisant et tranquillisé.

La surprise de ce monsieur fut grande, quand, à la fin du mois, Bostelette lui présenta le compte, tracé d'une écriture tremblante, de ses travaux supplémentaires. Ahuri par le total, M. Vardot en parcourut vivement le détail. Les premiers articles: courses et copies lui parurent justes. Au dernier article du compte, il tressaillit. Il lisait: Silence mensuel: 500 francs.

M. Vardot releva les yeux sur le vieillard. Dans les yeux habituellement éteints de Melchior Bostelette, il y avait une lueur lucide et narquoise. Et M. Vardot paya.

Chargement de la publicité...