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Le spectre de M. Imberger

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LE MARCHÉ

Au cinquième, à la vieille porte dont le seul aspect lui donnait envie de s'en aller, la visiteuse, une jeune femme, frêle dans sa robe usée et sous son chapeau noir, sonna, le cœur battant.

—Est-ce qu'il est là? Je voudrais bien lui parler, chuchota-t-elle à une grosse femme en tablier qui lui ouvrit.

—Ma petite, c'est encore vous? Mais vous savez bien qu'y veut pas vous voir.

—Si, si. Je n'ai qu'un mot à lui dire. Mon mari est en course, alors c'est moi qui viens...

—C'est pour vot' billet? (La grosse femme l'avait laissée entrer dans l'antichambre étroite.) A quoi que ça sert, voyons? Y vous a dit non, c'est non...

—Mais mon mari va avoir de l'ouvrage. Nous payerons tant par mois... Pensez que c'est 350 francs seulement qu'il nous a prêtés, et que maintenant c'est 865 que nous devons... avec les renouvellements et les frais... L'huissier doit nous saisir après-demain si nous n'en payons pas la moitié... Où trouver une somme comme ça... C'est fou... Tandis que tant par mois... Mon mari va avoir de l'ouvrage, sûrement... Vous devriez lui dire, vous... lui expliquer...

Le grosse femme sursauta.

—Moi? Y dire quéque chose? Mais, ma petite, vous êtes-t'y pas un peu martoche? (Elle jeta un regard derrière elle, du côté d'une porte fermée, et continua plus bas.) Mais moi, j' suis comme vous. C'est la même histoire... Y m'a prêté quéque cents francs quand mon défunt y l'a eu son attaque, et pis, de fil en aiguille, ça a doublé... Alors, comme j' suis sa voisine de palier, y m'a prise comme femme de ménage. Douze sous de l'heure qu'y m' donne pour tout faire. L'reste, c'est pour les intérêts, qu'y dit. Ça y est commode, vous comprenez. Y couche tout au fond, et son mur de lit est mitoyen avec moi; alors, n'est-ce pas, quand y l'a besoin de quéque chose, la nuit, y frappe et j'y envoie Victor, mon aîné.

La visiteuse, tout à son angoisse, n'écoutait pas.

—Ça ne fait rien... Je veux le voir... Je lui dirai...

—Vous lui direz rien du tout. Vous l'connaissez bien. C'est pas un homme, c'est un granit. Faut voir ce qu'on lui en doit, dans le quartier... et ce qu'y l'en a fait vendre... pour l'exemple, qu'y dit... même quand il y perd... J'en ai vu passer ici, des vieux et des jeunes, des hommes et des femmes; tout ça venait chialer... Et des jeunesses donc, fraîches comme l'œil, que les parents y envoyaient avec des idées, n'est-ce pas... Fini... Y s'en fout bien, des jeunesses et des chialeries... Et pis, c'est pas de la blague, depuis trois jours y l'est malade...

—Qu'est-ce qu'il a? Vous dites ça, mais c'est parce qu'il ne veut pas me recevoir.

—Pas du tout. C'est vrai qu'y veut recevoir personne, mais c'est vrai aussi qu'y l'est malade. Vrai de vrai... Peut-être bien que c'est l'âge, vous savez. Y l'est plus jeune... Y s'lève pas, y suffoque, y mange plus... J'crois tout le temps qu'y va passer...

—C'est vrai?... Mais alors...

Un éclair de joie avait illuminé le visage de la jeune femme à l'espoir qu'elle n'osait pas formuler. Elle en eut un peu honte et rougit. Mais une voix les fit, toutes les deux, sursauter.

—Non, c'est pas vrai! Je ne suis pas encore mort! C'est ça que vous espérez, hein? tous tant que vous êtes!

Grand, décharné, nu sous sa chemise de coton blanc, qui laissait voir sa poitrine et ses jambes poilues, il était accroché au chambranle de la porte qu'il venait d'ouvrir. Sa barbe grise était hérissée et ses yeux flamboyaient à travers ses lunettes.

—C'est ça, hein? Quand on a besoin de moi, on me cajole, on me supplie; je suis le bon Dieu... Et puis, quand il faut rendre, je deviens moins qu'un chien... Quel débarras si je crevais.. Les dettes, les billets... ça passerait au bleu... Ni vu ni connu... C'est commode... Mais c'est pas encore pour cette fois-ci... tenez-vous-le pour dit... Et si, après-demain, avant midi, je n'ai pas les quatre cent trente francs, je vous fais vendre, vous; ça vous apprendra que je ne suis pas encore dans le trou... Et puis, fichez-moi le camp toutes les deux, je vous ai assez vues...

Flageolant sur ses jambes tremblantes, il s'avançait sur elles. Elles s'enfuirent, terrifiées, et la porte du logement claqua derrière leur dos.

De tout le reste de la journée, le vieux ne donna pas signe de vie. Quand la femme de ménage voulut entrer, à l'heure du dîner, il cria à travers la porte qu'il n'avait besoin de rien.

Vers une heure du matin, cependant, des coups redoublés, frappés dans le mur, la réveillèrent en sursaut.

—Bon Dieu, c'est encore lui! Victor! c'est le vieux! Victor!... t'y vas-t'y?

Victor, qui avait quatorze ans, se leva en maugréant. Il alluma un bout de bougie, passa son pantalon, prit la clé et alla dans le logement voisin.

Dans la chambre du fond, froide et nue comme les autres chambres, le vieux, éclairé par une veilleuse brûlant sur la cheminée, était assis dans son lit.

Victor, qui dormait encore tout debout, ne le regarda pas; il posa sa bougie sur une chaise et bâilla démesurément.

—Quoi qu'y a? demanda-t-il, grognon.

—Approche! haleta le vieux.

Victor, sans enthousiasme, fit deux pas sur le carreau qui lui gelait les pieds.

—Ecoute! (Le vieux paraissait chercher ses mots et sa voix était moins dure que de coutume.) Ecoute! Dis-moi un peu, et surtout sois franc. Tu me détestes, hein?

Victor, étonné, ouvrit ses yeux gros de sommeil sous sa tignasse ébouriffée.

—De quoi? demanda-t-il, ne comprenant pas.

—Oui. N'aie pas peur. Dis ce que tu penses, et surtout dis la vérité. Tu auras cent sous si tu dis la vérité. Tu me détestes, hein?

Victor réfléchit et se décida.

—Ben oui. Y a pas à dire, c'est vrai. J'vous déteste... Pourquoi qu'vous m'avez appelé? ajouta-t-il.

Le vieux avait soupiré convulsivement.

—Tu me détestes... Pourquoi? Tu devrais avoir pitié de moi. Regarde, je suis très vieux, je suis très malade, tout seul, sans personne qui m'aime... abandonné...

Il était extraordinairement différent de ce qu'il était d'habitude. Une détresse presque suppliante tremblait dans sa voix, Victor ne s'aperçut de rien; il avait vraiment trop sommeil, et puis, le vieux, depuis trop longtemps, était pour lui un tyran.

—Vous êtes pas abandonné, pisque je suis là,—même que ça m'embête assez, acheva-t-il à demi-voix.

Mais le vieux insista.

—Si, si, je suis abandonné, seul et à plaindre... Tout le monde me déteste... tout le monde souhaite ma mort... tout le monde...

Il regarda autour de lui d'un air effaré. Et, tout à coup, il cria à Victor:

—Pourquoi me détestes-tu? Je ne t'ai jamais rien fait!

Victor secoua la tête.

—Si, vous m'avez fait des tas de choses. Et pis à maman. Et pis à tout le monde. Vous n'avez qu'à demander dans le quartier. On vous doit de l'argent, alors on a peur de vous, mais on vous déteste, y a pas... pisque y faut que j'dise la vérité pour les cent sous... Et pis, est-ce que j'peux aller me coucher? J'travaille, moi. Je m'lève tôt...

—Attends... attends un peu... Tu me détestes, hein? comme tout le monde... Tu voudrais que je meure... Eh bien... si je te donnais, tant que je vivrais, cent sous par jour... oui, cent sous par jour...

—Cent sous par jour? Vous devenez-t'y pas fou? (Victor se reculait, alarmé.) Quoi qu'y faudrait que je fasse? demanda-t-il, à la réflexion.

—Rien... rien du tout... (La voix du vieux se brisait.) C'est pour te faire plaisir... Pour que tu ne me détestes plus...

—Merci, c'est du louche, tout ça! Je ne marche pas!

—Mais non, imbécile! (Le vieux s'exaspérait.) Il n'y a rien de louche... C'est... c'est pour qu'un être au monde ne souhaite pas ma mort! cria-t-il, hagard. Tu ne comprends pas, reprit-il. Ça ne fait rien. Tous les jours, tu auras cent sous que tu n'auras qu'à espérer, qu'à venir prendre. Quand je mourrai, tu ne les auras plus... (Il fouilla sous son oreiller.) Les voilà... tiens... prends...

Il tendait l'argent. Victor, pas rassuré, hésitait. Mais, tout à coup, le vieux se renversa en arrière, dans une convulsion; il ouvrit la bouche sans crier et retomba, inerte, pendant que l'argent tombait sur le carreau.

Victor se baissa, ramassa l'argent, regarda le vieux gisant, définitivement immobile, les yeux ouverts, la bouche ouverte.

—Je l'déteste tout de même, se dit-il, en mettant les cinq francs dans sa poche.

Et il sortit en hurlant pour réveiller la maison.

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