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Le spectre de M. Imberger

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LA NIVELEUSE

Le jeune Pierre-Édouard Harleur, élève à l'École centrale et fils du grand usinier du Nord, s'était décidé, bien qu'il méprisât hautement les distractions bruyantes et les plaisirs bohèmes, à passer cette soirée de carnaval au quartier Latin, pour «voir ce que c'était».

Tout d'abord, parmi le tumulte débraillé de la rue et des cafés, il avait conservé l'attitude réservée et un peu dédaigneuse de celui qui fait une étude de mœurs. Mais il n'avait que vingt-deux ans, et l'excitation générale, les cris, les chants, les filles qui se jetaient sur lui, les confetti dont on le bombardait, et surtout les bocks innombrables imposés par la bande dont il faisait partie, l'avaient bientôt dégelé. Il avait, lui aussi, pour son propre agrément, bu, fumé, crié et chanté sans mesure, pincé des hanches anonymes, embrassé des figures qui déteignaient sur ses joues, acheté et arboré un nez postiche des plus hideux, retourné son pardessus,—suprême et surannée manifestation d'allégresse,—perdu, retrouvé et reperdu ses camarades, et enfin, vers minuit et demi, échoué, seul, fortement éméché, un peu aphone, mais très content, dans une dernière brasserie du boulevard Saint-Michel.

Le chahut y était, si possible, plus terrible encore qu'ailleurs. Trois bugles et deux trombones, inexplicablement égarés là et jouant de toutes leurs forces; une bande frénétique, à cheval sur des chaises et tapant à tour de bras sur les tables de marbre en vociférant; des peintres américains, jetant méthodiquement leur cri de guerre à la manière peau-rouge, avec accompagnement de sifflets stridents, constituaient le fond du vacarme, qu'agrémentait la fantaisie du reste des consommateurs, où dominaient les piaulements aigus des femmes.

Pierre-Édouard, en poussant la porte, vacilla, ahuri par le bruit, la lumière, la fumée et sa demi-ivresse.

—Ce qu'y gueulent, hein! cria dans son oreille, avec admiration, un homme qu'il ne connaissait pas, et qui entrait en même temps que lui.

—Une table pour ces messieurs?

Un garçon les poussait dans un angle, au bout du café, à une place qu'abandonnait difficilement une société lasse de hurler. Pierre-Édouard, qui trouvait toutes choses amusantes ce soir-là, se laissa faire, et, sur la banquette, s'affala aux côtés de son nouveau compagnon.

—T'as l'air d'un frère, observa celui-ci; on va sucer un godet.

—Tu l'as dit, répondit gravement Pierre-Édouard. Garçon, deux kummels et des cigares; je n'ai plus de cigarettes.

—Mince de chic! Après, on prendra des fines; ça sera ma tournée...

L'homme se carrait sur la banquette. Il était court de taille, trapu, vêtu en ouvrier endimanché, et dans sa face camuse deux petits yeux brillaient, vifs et intelligents, mais, pour le moment, humides d'une ivresse qui empâtait la voix éraillée et mordante. Il rejeta son chapeau en arrière et secoua les confetti qui constellaient sa barbe.

—A la tienne, dit-il, en sifflant d'un seul coup son kummel.

—A la tienne!

Le jeune Harleur, pour être à la hauteur, vida aussi son verre d'un seul trait. L'aventure l'amusait de plus en plus.

—Ote donc ton nez, y te gêne pour boire, et pis, on crève de chaud, ici, remarqua l'inconnu. Garçon, des fines!

Elles vinrent. Pierre-Édouard avait ôté son nez. Ils allumèrent des cigares. L'homme reprit:

—Y a pas à dire, on est bien, ici... Et pis, y sont gais, tous ceuss-là... y en foutent un boucan... et j'te gueule, et j'te gueule!... Y a pas, c'est gentil... On est bien... On a beau se dire que, tout ça, c'est de la graine de sales bourgeois, y sont gentils tout de même... Et pis, y a pas, l'lusque, y a que ça...

—Tu as raison. (Le jeune homme, très gris, étouffa un rire.) Garçon, deux fines!

—Ohé! Harleur! cria tout à coup une voix.

—Ohé! cria Pierre-Édouard, reconnaissant vaguement, dans la foule, un camarade qui l'appelait.

—On monte à Montmartre, est-ce que...

La voix se perdit dans le tumulte, et le camarade, sans plus s'occuper du jeune homme, disparut avec une bande vociférante.

—Harleur? (L'homme avait sursauté sur sa banquette.) Harleur, t'es pas parent de l'usinier, au moins?

—Si. C'est mon père.

Le jeune homme s'était redressé, étonné.

—Ton père, c'est ton père... Eh ben, moi, tu ne sais pas qui que j'suis? Je suis Chanvin!

Chanvin! Pierre-Édouard, à demi dégrisé, le regardait. Chanvin, c'était l'ouvrier congédié, la forte tête, l'ennemi acharné du patron, qui, là-bas, dans le Nord, attisait la guerre du travail, le meneur de grève que M. Harleur déclarait bon pour la guillotine, l'adversaire héréditaire de sa race, qui avait, l'an passé, conduit, il le savait, l'assaut des usines de son père...

Le jeune homme fit un effort pour se lever, mais il retomba sur sa banquette. Le vacarme du café concassait sa volonté fuyante. Contre son ivresse, qui, un moment dissipée, revenait plus impérieuse, il essaya vainement de se raidir. Dans un dernier effort, il mit un louis sur la table pour payer; mais la table, la banquette, le café tout entier tournaient dans un vertige. Il tendit la main, vida son verre, le cassa en le reposant; et, tout à coup, la situation lui apparut confusément d'un comique si aigu qu'il éclata en un rire convulsif.

L'autre le regarda, béant, mais comme, lui aussi, il était ivre, il se tordit à son tour.

—Y a pas, y a pas, elle est bonne, balbutia-t-il en essuyant ses yeux du revers de sa main. Chanvin, c'est moi... T'as entendu parler de moi si tu m'as jamais vu, pas? Les camarades de là-bas m'ont envoyé ici pour le syndicat... Alors, comme c'est le carnaval, j'ai voulu voir comment que ça se passe chez les étudiants... chez les jeunes bourgeois... Faut se rendre compte, pas?... Et pis quoi, y a temps pour tout... La grève, c'est une chose; la rigolade, c'est une aut'chose... Ben quoi, v'là qu'y dort, à c'te heure!

Le jeune Harleur, en effet, dormait en ronflant, affalé sur sa banquette, si assommé par l'ivresse que nulle force au monde n'eût pu le réveiller.

—A la tienne, murmura Chanvin, perplexe, en vidant son dernier verre. Y a pas, ajouta-t-il à haute voix, pour lui-même, j'peux pas l'laisser en plan, v'là qu'on ferme la boîte, on le mettrait dehors, et y s'ferait ramasser par les flics ou estourbir... C'est pus un patron, c'est un poteau... qu'on est bu ensemble. Y pionce comme un môme, regardez-moi ça... Garçon!... la monnaie de monsieur!... Vous voyez, j'y mets dans sa poche... L'pourboire? V'là quat'ronds... Non, mais des fois, t'es pas content? Et pis, regarde un peu... J'fouille dans sa poche pour y voir son adresse... Tiens, sur c'te lettre... Et pis, aide-moi à l'mener à un sapin...

Entre Chanvin titubant, mais lucide et vigoureux, et le garçon rechigné et las, Pierre-Édouard Harleur, inconscient, fut porté dans un fiacre. Son étrange ange gardien y monta à côté de lui; durant tout le trajet, il le soutint avec sollicitude en monologuant sur les grèves, les syndicats, les ouvriers, les patrons, les poteaux et les fines, et puis le remit sain et sauf, toujours ronflant, entre les mains de son concierge, réveillé à l'aide d'un tenace vacarme, et furibond.

En suite de quoi, il alla se finir dans les cabarets des Halles, mais n'eut personne pour le rentrer, de sorte qu'il coucha sous un banc.

FIN

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