Le spectre de M. Imberger
L'ÉQUILIBRE
Le déjeuner achevé, M. Buchêne avant que de retourner à ses affaires avait coutume de fumer paisiblement un cigare tout en causant avec Mme Buchêne. Cette heure d'intimité au milieu de la journée avait été exquise au début de leur mariage. Mme Buchêne, alors, quittait souvent sa place, en face de son mari, pour venir s'asseoir à ses côtés, le cigare s'éteignait: des baisers en étaient la cause. Ces transports, avec l'habitude, avaient décru, et maintenant des nuées orageuses voilaient parfois la sérénité de la conversation.
—Ma chère Suzanne, dit ce jour-là M. Buchêne, après avoir exhalé sa première bouffée de fumée, j'ai à te parler de ton frère Robert.
Mme Buchêne prit l'air pincé; il ne s'en aperçut pas et continua, énergique, grave et doux, selon l'attitude qu'il s'était fixée dans la vie, et qui à présent agaçait Suzanne qui l'avait d'abord admirée.
—Oui, il m'inquiète! Tu sais avec quel plaisir, il y a six mois, pour vous être agréable, à toi et à tes parents, je l'ai pris auprès de moi, dans mes bureaux?...
—C'était tout naturel, interrompit Suzanne, Robert venait de finir son droit, et il y avait des chances pour qu'un jeune homme intelligent, distingué, de bonne famille,—ton beau-frère, en outre,—te rendît plus de services et t'inspirât plus de confiance qu'un individu quelconque, plus ou moins sérieux...
—Sérieux! Mais c'est que justement Robert ne l'est pas du tout, et c'est cela qui m'inquiète!... Qu'il soit léger, négligent, inexact, mon Dieu! je m'y attendais bien. Mais depuis quelque temps il se dérange tout à fait... Oh! pas des amourettes, à son âge ce serait excusable. C'est autre chose: il joue. Il passe ses nuits au poker. Il m'arrive le matin, blême, fiévreux, éreinté. Dès qu'il est assis, le sommeil le terrasse. Ce matin, comme je lui demandais une lettre, il s'est réveillé en sursaut et m'a répondu: «J'ai un full aux rois...» Et il joue très gros jeu. Je me suis informé... Or, le jeu, ma chère Suzanne, je ne sais si tu t'en rends compte, est un grave péril... Je voudrais qu'une remontrance de la part, à ce frère plus jeune, qui t'aime et te respecte... Ou bien tes parents... Moi je n'interviendrais avec toute mon autorité que s'il s'obstinait sur cette pente redoutable...
—Calme-toi, je t'en prie, dit Suzanne railleusement. On dirait une tirade de mélo. Et je suis parfaitement sûre que les espions qui t'ont si bien renseigné sur Robert ont exagéré... Qu'il joue de temps en temps, c'est possible, et c'est bien innocent... Je jouerais, moi, pour me désennuyer, si j'en avais l'occasion. Que veux-tu, nous ne sommes pas comme toi, pondérés, solennels, faisant tout par poids et mesure... Nous sommes des fantaisistes, des nerveux, nous vivons... Et puis, vois-tu, Robert se serait peut-être un peu plus intéressé à tes affaires si tu l'y avais encouragé en lui montrant une entière confiance, en le consultant, en faisant de lui ton second, au lieu de le traiter comme un gamin sans importance. Il sent sa valeur et a été blessé, je le sais...
M. Buchêne haussa les épaules.
—Mon Dieu, ma chère enfant, Robert est un charmant garçon, danseur érudit, homme du monde accompli, je n'en disconviens pas, mais lui confier mes affaires... Tu ne pourrais bientôt plus payer ta couturière!... Il aurait tôt fait de nous ruiner avec les meilleures intentions du monde. C'est en effet un fantaisiste comme toi. Vous tenez de votre père qui a fait dans sa vie cent entreprises folles, si bien que je me demande encore comment il n'a perdu que la moitié de sa fortune!
Suzanne devint rouge de colère.
—Papa est un homme supérieur, que tu n'es pas capable de comprendre.
Elle regarde son mari en face et ajouta, en appuyant sur les mots:
—En tout cas, on ne doit pas se permettre de critiquer la famille des autres quand on a, comme toi, dans sa famille un oncle Arsène, un failli.
M. Buchêne devint rouge à son tour.
—Que... que dis-tu? bégaya-t-il.
—Je dis ce qui est. Moi aussi je suis au courant. J'évitais par délicatesse d'y faire allusion, mais puisque tu m'y forces, je te le répète: quand on a dans sa famille un failli comme ton oncle Arsène, on évite de critiquer une famille d'une honorabilité aussi éclatante que la mienne. Je te le rappellerai si c'est nécessaire.
Elle sortit en claquant la porte. M. Buchêne resta atterré. L'oncle Arsène était l'opprobre des Buchêne. Parmi cette famille économe et vertueuse, il avait surgi, cinquante-cinq ans plus tôt, turbulent dès l'enfance, puis, à peine à l'âge d'homme, montrant un goût marqué pour la débauche et la prodigalité.
Deux mariages, dont un scandaleux, ensuite une faillite clôturant un commerce entrepris pour refaire sa fortune avaient marqué sa carrière. On savait vaguement qu'il était en province, gérant d'un café mal famé.
M. Buchêne ayant laissé tombé son cigare éteint songeait avec amertume à cette histoire dont il s'exagérait l'importance. Il était consterné que sa femme en connût le détail. C'était pour elle une arme puissante et dont elle userait sans ménagement; il n'en doutait pas. Que serait sa vie désormais si, à la moindre discussion, le souvenir scandaleux de l'oncle lui était jeté à la tête!
Mais il jugeait Mme Buchêne d'après lui-même. Elle n'agit point ainsi. Elle n'employa pas l'attaque directe et ne prononça plus le nom d'Arsène, que son mari crispé s'attendait sans cesse à entendre. Elle se contenta, quand elle était irritée, ce qui était fréquent, de faire l'éloge de sa propre famille, d'une honorabilité si éclatante que nulle tare ne l'avait, de mémoire d'homme, ternie. Et elle abondait en exemples qu'elle empruntait à la vie de ses parents, de ses grands-parents et même de lointains ancêtres... La tradition familiale avait gardé ces nobles souvenirs...
Mme Buchêne en accablait M. Buchêne. Il sentait s'en aller en lambeaux sa dignité d'homme et d'époux. Il souffrait et se taisait. Maintenant, peut-être pour adoucir Mme Buchêne, qui avait tendance à abuser de son triomphe, il se montrait d'une bienveillance extrême à l'égard de Maxime. Non seulement il l'initiait à ses entreprises, et lui confiait les clés de son bureau, mais encore il lui donnait toute liberté de ne pas venir le matin, et en aîné indulgent, il lui conseillait de s'amuser...
Quelques semaines passèrent. Un soir, M. et Mme Buchêne venaient de dîner quand la femme de chambre annonça M. Robert.
—Mon Dieu, qu'as-tu? s'écria Mme Buchêne, alarmée par le visage pâle et bouleversé de son frère.
Il s'assura que la femme de chambre s'était éloignée; de ses mains qui tremblaient il referma la porte avec soin et revint vers son beau-frère.
—J'ai quelque chose à te dire, haleta-t-il, quelque chose d'affreux... Je suis... je suis un misérable!... Non, Suzanne, tais-toi!... J'ai trahi sa confiance! J'ai fait... j'ai fait un faux... J'ai imité sa signature sur une traite... que j'ai touchée... J'avais perdu... une dette d'honneur, n'est-ce pas?... J'espérais regagner... retirer la traite... Depuis, je ne vis plus... J'ai cherché de l'argent!... Je n'en ai pas trouvé... Demain, on va présenter cette traite... Alors... Voilà... Comment ai-je fait ça?... mon Dieu!
Il s'écroula, en sanglotant, presque aux pieds de son beau-frère. M. Buchêne, sans hâte ni colère, le releva.
—Le jeu est un grand péril, je l'ai toujours dit, articula-t-il lentement. Ta traite, la voici. Elle avait paru suspecte, et on m'a demandé si elle était bien de moi. J'ai dit oui, et j'ai payé...
Il prit un temps, ralluma son cigare, et, avec la même allumette, brûla la traite dans un cendrier.
—Passons l'éponge, prononça-t-il sans s'apercevoir que cette image ne s'appliquait pas. Ton désespoir, mon garçon, me prouve ton repentir. Calme-toi. Je pardonne, et je garderai le silence sur cette faute de jeunesse. Quelle famille, d'ailleurs, n'a rien à se reprocher? Mais quand on a de la délicatesse, on ne clame pas partout le déshonneur de ses proches, acheva-t-il en fixant sur Mme Buchêne, livide, un regard assuré et triomphant.