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Le spectre de M. Imberger

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MADAME PAUL

—Deux heures et demie... Bigre, il faut que je file continuer ma tournée. Au revoir, madame Paul.

—Au revoir, monsieur Morin.

Le client, un voyageur de commerce qui était entré pour se rafraîchir, paya sa canette de bière, regagna sa voiture et s'éloigna. Mme Paul, une femme de quarante à quarante-cinq ans, au visage fatigué sous ses cheveux bruns mêlés de gris, rinça le verre, le remit en place et, traversant la salle déserte de sa petite auberge, vint sur la porte. Il faisait chaud, une pluie lourde commençait, dont les gouttes s'écrasaient dans la poussière de la grande route.

C'est alors que l'homme parut, sortant de la route qui, en face de l'auberge, s'enfonçait dans les bois. Il était de haute taille, vêtu d'un complet gris en loques, coiffé d'un chapeau sale, rabattu sur son visage maigre que hérissait une barbe rousse et grise.

En le voyant traverser la route, Mme Paul rentra. Deux minutes après, l'homme rouvrait la porte.

—Qu'est-ce que vous voulez?

—Je voudrais boire et manger.

Elle eut un tressaillement. Il ôta son chapeau. Elle vit ses yeux.

—Mon Dieu, c'est toi!...

Elle se laissa aller sur une chaise. Elle suffoquait.

—Il n'y a personne que toi, ici, n'est-ce pas? demanda-t-il à voix basse.

—Non, personne... Mon Dieu, c'est toi!... Pourquoi ne m'as-tu jamais donné signe de vie?... Qu'est-ce que tu as fait depuis plus de douze ans que tu es parti?... Mais, pourquoi reviens-tu maintenant?

Il dit seulement:

—J'ai attendu dans le bois jusqu'à ce que j'aie été sûr qu'il n'y ait plus personne ici... Mais, donne-moi à manger d'abord. On causera après.

Elle courut lui chercher de la viande froide, du pain et de la bière. Il dévora silencieusement. Elle le regardait; des larmes qu'elle ne pouvait retenir coulaient sur ses joues. Quand il eut fini, elle lui versa une tasse de café et un petit verre de cognac. Alors, il se trouva mieux.

—Ça fait du bien. Il y a plus de huit jours que j'ai pas mangé assis et à ma suffisance... Encore un petit verre, hein?...

—Tu es dans la misère? demanda-t-elle.

Il ouvrit les bras pour mieux montrer ses loques.

—Tu n'as qu'à me regarder. Mais, c'est bien fait. C'est de ma faute. Pourquoi est-ce que je suis parti? Pourquoi est-ce que je t'ai quittée? J'en suis pas à mon premier regret ni à mon premier remords, va... Quand je pense que j'avais eu la veine de tomber sur une femme comme toi, et travailleuse, et honnête, et jolie, et tout... Et qu'après dix ans de mariage et de bon accord...

Elle eut un sursaut d'indignation.

—Dix ans de bon accord?... Tais-toi donc; tu sais bien que tu m'as toujours fait souffrir!...

—C'étaient des bêtises. Tu étais jalouse pour un rien...

—Et c'est un rien aussi que d'être parti comme ça, sans un mot, que d'avoir filé en me laissant là avec trois enfants...

—Non, ça c'est un coup de folie qui m'a pris. Un coup de folie, il n'y a pas d'autre mot. Mais j'ai été bien puni, va; je l'ai assez regretté; j'ai eu assez de malheurs!...

Il tressaillit. On avait marché sur la route.

—Dis-donc, reprit-il, l'air inquiet, c'est pas la peine qu'on me voie ici, comme ça, tout d'un coup, hein? Si nous allions dans la petite salle, pour causer?

Elle l'accompagna dans un petit cabinet donnant sur le jardin. Il avait apporté avec lui la bouteille de cognac.

—Ça va bien les affaires? demanda-t-il.

—Oui, à peu près. Quand tu as été parti dans les premiers temps je ne sais pas comment j'ai fait pour m'en tirer, seule, sans argent, avec les enfants à élever. J'ai cru que je mourrais à la peine. A présent, ça va à peu près.

Elle parlait maintenant sans colère. Elle n'avait jamais pu avoir de colère contre cet homme qu'elle avait tant aimé. Elle le regardait et, malgré l'âge, malgré l'indigence, malgré la déchéance, retrouvait en lui les vestiges de ce qu'il était jadis. Mais quels vices et quelles fautes avaient marqué son visage? Pourquoi avait-il cette expression effarée et de tels regards d'inquiétude vers le dehors?

—Qu'est-ce que tu as fait? lui dit-elle brusquement.

Il sursauta et elle crut le voir rougir.

—Je n'ai rien fait! En voilà une question? Quand je suis parti à cause de ce coup de folie...

—Tais-toi donc! interrompit-elle violemment. Tu es parti avec la comptable de M. Deluize.

—C'est pas vrai. C'est des histoires... Enfin, bref, quand j'ai eu fait ce coup de folie, j'ai essayé de réussir, de faire fortune, tu comprends? pour revenir te demander pardon après. Je n'ai pas réussi. J'ai fait de mauvaises connaissances, j'ai mangé ce que j'avais d'argent... et alors dame, j'ai pas osé revenir... Mais, maintenant, me voilà vieux... J'ai voulu te revoir avant de mourir...

Elle ne répondit pas.

Il demanda:

—Où sont les enfants?

—Cécile est mariée avec Bernard, le voiturier. Emile est cocher chez eux, mais il habite ici. Eugénie est couturière; elle fait des journées au château, et le garde-chasse l'a demandée. Ils vont se marier à l'hiver...

—Mais quel âge donc qu'elle a?

—Dix-huit ans bientôt...

—C'est vrai... elle avait cinq ou six ans quand... Sûrement, je la reconnaîtrais pas... et les autres non plus, probable... Dis donc, qu'est-ce qu'ils pensent que je suis devenu, moi, leur père?... On me croit mort, hein? Et ça vaudrait mieux pour tout le monde... pour moi tout le premier...

—Qu'est-ce que tu vas faire? interrompit-elle.

—Ben... je ne sais pas trop... Est-ce que je ne pourrais pas... En ce moment-ci, tu comprends, vaut mieux que je ne me montre pas... J'ai eu des ennuis... à Paris... Oh! rien de grave: un malentendu... pour des bijoux... Alors, peut être que je pourrai rester ici à bricoler en attendant que ça se tire un clair...

Elle devint pâle.

—Ecoute, reprit-elle après un moment de silence, tu resteras si tu veux. Malgré tout ce que tu m'as fait, jamais je ne te dirai de t'en aller. Mais il y a les enfants. Tu sais bien que tu ne peux pas te cacher ici. Tout le monde saura, au bout de deux jours, que tu es là. Le garde champêtre te connaît, et aussi deux des gendarmes qui étaient déjà là avant que tu partes... Te voir revenu, tu penses si ça fera parler... On s'informera, on voudra savoir. Alors... Je ne te parle pas de moi... mais pour les enfants, pour Eugénie, qui va se marier... Bref, ils ne méritent pas ça...

—Ça! Quoi? demanda-t-il, sans oser la regarder.

—Qu'on t'arrête ici, souffla-t-elle. Non, non, ne dis rien, ce n'est pas la peine. C'est à toi de juger. Moi, je ne sais pas ce que tu risques... C'est toi, qui sais...

Elle alla à son tiroir-caisse, qu'elle ouvrit, et revint.

—Tiens, voilà de l'argent. Tout ce que j'ai... Alors, décide... Si tu peux rester, s'il n'y a pas de danger... C'est très bien... Tu es chez toi. On dira ce qu'on voudra, ça m'est égal... Tu es mon mari, tu reviens. C'est tout... Mais, si tu ne peux pas rester... S'il y a du danger... Alors!... alors... décide toi-même... réfléchis... Moi je ne sais pas, tu comprends...

Elle essayait de parler avec calme, mais tremblait violemment. Il restait effaré, tenant l'argent dans sa main serrée. Elle le laissa dans la petite salle et passa dans l'autre. Après quelques minutes, elle entendit le bruit d'un pas et le bruit d'une porte. A travers les vitres, elle vit l'homme qui sortait du jardin. Il s'en allait.

Il entra dans l'ombre verte de la route qui s'enfonçait dans la forêt.

Quand elle ne le vit plus, elle essuya ses yeux brouillés de larmes.

—Il n'a jamais été un méchant homme, murmura-t-elle.

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