Le spectre de M. Imberger
HIPPOLYTE
Après le dîner on était passé au fumoir. Il faisait clair encore. Par les fenêtres ouvertes sur le parc profond entrait l'odeur fraîche du soir. La petite Mme Livoy, résolument poétique (cela convenait à sa grâce vaporeuse), soupira que c'était l'heure exquise. Son mari, ému par le dîner excellent, l'approuva avec âme. Tous deux, invités pour quinze jours, étaient arrivés l'après-midi. Leurs hôtes, les Vervage,—vieux couple aimable,—se regardèrent, satisfaits. Ils étaient heureux qu'on fût bien chez eux, ils étaient heureux surtout d'avoir leur fille Simone. Cette jeune femme, pour l'instant, versait le café. Son mari, Paul, vaste garçon barbu, dans un fauteuil digérait en fumant. Il y avait aussi Mlle Honoré, cousine anguleuse et pauvre qu'on invitait de fondation. Une quiétude régnait.
Il y eut un bruit de pas, au dehors.
—C'est Hippolyte qui rentre, dit M. Vervage. Il a été porter son paquet au voiturier. Je lui ai permis de coucher encore ici ce soir...
—Vous renvoyez Hippolyte? dit Livoy.
—Parfaitement, je lui ai donné ses huit jours la semaine dernière. J'en avais assez de ce petit imbécile incapable, que je paye le prix d'un vrai domestique qui saurait son métier. Je consens à donner de bons gages, mais je veux être bien servi.
Les dames approuvèrent et commencèrent des anecdotes domestiques. La porte s'ouvrit. Entra un adolescent efflanqué.
—Eh bien, Hippolyte, qu'est-ce que?...
M. Vervage resta béant. Hippolyte s'était mis à genoux. Le sensation fut vive.
—Pardon! beugla Hippolyte. Pardon, monsieur, madame et tout le monde! Faut que je parle, ça m'étouffe! On m'a renvoyé injustement, mais j'aurais pas dû!... J'me repens! Faut que je parle! C'est pour ce soir! Ils vont venir! J'me repens bien!
Il se frappait la poitrine. Les femmes, un peu épouvantées, s'étaient reculées.
—Mais quoi? Qu'y a-t-il? Explique-toi! cria M. Vervage.
—Oui! C'est ce que je fais! J'me repens bien, allez! C'est ce soir! C'est une bande! Des malfaiteurs! Ils viennent de Paris! C'est eux qu'ont cambriolé à la Bernière en avril! Ils préparent leurs coups d'avance. Alors, il y en a un, le Borgne, qui est au bourg depuis la semaine dernière. Il m'a parlé et il m'a fait boire... Et puis il m'a menacé et j'ai eu peur! Et puis j'étais en colère d'avoir été renvoyé injustement... Alors... je l'ai écouté! J'ai dit oui... J'ai tout expliqué, et la brèche au mur au fond du parc et l'argenterie qu'on laisse en bas... Et la clé que j'ai perdue, c'est eux qui l'ont!... Je leur ai bien dit qu'il y avait du monde, mais ils m'ont dit: «Ça, on s'en fout! C'est isolé, loin de la ville, on les fera taire...» Ils mettent des masques en étoffe et ils ont une voiture pour emporter ce qu'ils prennent. Ils m'ont promis ma part, mais j'en veux pas! J'me repens trop! J'aurais pas dû!...
Il s'arrêta, suffoquant. M. Vervage, blême, leva le poing.
—Petit misérable!...
Son gendre l'arrêta, très pâle lui-même.
—Calmez-vous... Il faut aviser... déjouer le péril qui nous menace...
—Il faut prévenir la gendarmerie, balbutia Mme Vervage toute tremblante.
—C'est cela, filez à la ville avec votre auto, suggéra Livoy.
—L'auto est en réparation, dit M. Vervage, agité. Non, il faut aller à pied...
Il hésita et regarda son gendre.
—Voyons, Paul, ce n'est pas très loin... Pour un bon marcheur comme vous... pour un chasseur...
—Chasseur... pas plus chasseur que vous... Un coup de fusil ou deux à l'ouverture, voilà tout... Et quand vous dites: pas loin... Quatre kilomètres à travers la forêt, où certainement ces bandits... Du reste, j'ai mal aux pieds... je boite...
M. Vervage tourna les yeux vers Livoy, mais celui-ci s'absorbait dans les soins qu'il donnait à sa femme, qui s'évanouissait.
—Relève-toi! Réponds! ordonna M. Vervage à Hippolyte. Combien sont-ils, ces bandits?
—Huit ou neuf, gémit Hippolyte. Ils m'ont dit que ça serait pour minuit et demie... Que je les attende... Ils me tueront s'ils se doutent que je les ai vendus...
—Et nous ne sommes que trois hommes... dit M. Vervage, atterré.
—Raison de plus pour qu'aucun de nous ne s'éloigne, déclara Paul. Il faut organiser la défense.
Les trois hommes tinrent conseil. Des décisions furent prises et exécutées aussitôt. On ferma avec soin les fenêtres et les portes qu'on barricada. On monta au premier étage, dans la plus grande des chambres, l'argenterie ainsi que divers bibelots. Une barricade, faite avec des chaises et des canapés, coupa l'escalier. Quand ces travaux furent terminés, tous, y compris la cuisinière, la femme de chambre et Hippolyte, maintenant pleurard et prostré, se réunirent dons la grande chambre du premier. Ils s'étaient munis de toutes les armes de la maison: le fusil de chasse de M. Vervage, un revolver qui marchait, un autre qui ne marchait pas, deux tisonniers, le couteau de cuisine et des queues de billard, massues improvisées. La nuit était, maintenant, complète, mais, après délibération, on n'alluma pas, pour éviter de s'attirer des coups de feu.
M. Vervage, son fusil sous le bras, montait la garde auprès d'Hippolyte. Son gendre, qui s'était emparé du revolver qui marchait, épiait le parc obscur. Livoy, réduit au tisonnier, se disait avec amertume qu'on n'invitait pas les gens pour les exposer ainsi. Les femmes formaient un groupe pitoyable. Tous, frémissants, tremblaient au moindre bruit. Cette campagne ténébreuse, si poétique tout à l'heure, devenait un coupe-gorge sinistre où rôdait la mort. Les heures passaient. Minuit sonna.
—Ça doit être pour bientôt à ce qu'il m'a dit, le Borgne, chuchota, d'une voix étranglée, Hippolyte. Vous entendez-t-y pas remuer là-bas dans le parc?...
—Oui, dit Paul, la gorge serrée, c'est du côté du poulailler.
—Je m'en fiche bien du poulailler, murmura M. Vervage dont le visage, dans la pénombre, mettait une tache livide.
S'il y avait eu un bruit dans le parc, il cessa. Simone eut alors une attaque de nerfs. Sa mère, Mme Livoy, la femme de chambre, s'empressèrent auprès d'elle. Quelques minutes après, la cousine Honoré, l'ayant imitée, gigota et gloussa au milieu de l'indifférence générale. Une heure, deux heures, sonnèrent.
—Le jour... mon Dieu, quand viendra le jour? gémit la petite Mme Livoy. Et elle ajouta: Je gèle.
—Moi aussi, dit Livoy. Et, entre ses dents: Charmante soirée!
Tous avaient très froid. A tâtons on alla prendre, aux lits, des couvertures pour s'envelopper. Hippolyte n'en eut pas. Accroupi dans un coin, il dormait.
Enfin, l'horizon pâlit, devint rose, vert. L'aurore, le soleil...
Sur les visages blêmis par la fatigue et l'angoisse, une allégresse immense resplendit en même temps que l'astre. Le jour! Ils vivaient encore! M. Vervage redressa impérieusement son dos ankylosé. Il ordonna:
—Qu'on prépare le chocolat! Paul, vous allez venir avec moi faire le tour du parc, voir ce qui s'est passé! Livoy, vous restez ici auprès de ces dames! Ce petit misérable nous accompagnera!
Il fallut, pour descendre et sortir, démolir les barricades. M. Vervage et son gendre, toujours armés, avec Hippolyte s'enfoncèrent dans le parc. Rien ne s'y était passé du tout, semblait-il. Le poulailler était intact. Ils arrivèrent à la brèche. Sur les pierres éboulées, ils ne distinguèrent aucune trace de pas.
—Eh bien, petit imbécile, ces voleurs?... dit à Hippolyte M. Vervage, agressif.
Hippolyte avait escaladé la brèche.
—Les voleurs, y en a jamais eu, dit-il. C'était une blague pour vous apprendre, parce que vous m'avez renvoyé. C'était pas mal inventé, pas?
Il sauta de l'autre côté et détala. M. Vervage vit rouge. Il esquissa un mouvement avec son fusil. La rage l'affolait.
—Crapule! Misérable! Je vais...
—Voyons, voyons, bégaya son gendre en lui mettant la main sur le bras.
Les deux hommes se regardèrent. Ils tremblaient de fureur.
—Allons, rentrons, dit enfin Paul.
Et, essayant de rire:
—Si vous m'en croyez, mon cher beau-père, nous n'allons pas raconter cela à ces dames. Il faut leur laisser le plaisir de parler des dangers qu'elles ont courus...
M. Vervage marchait en silence. Il haussa les épaules, rit aussi et dit, méprisant:
—C'est que vraiment ce petit imbécile s'est imaginé nous faire peur!...