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Le spectre de M. Imberger

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MYSTÈRE...

L'APPARITION

Il était dix heures, et tous ceux qui devaient, ce soir-là, assister à la séance chez Mme Harmelle étaient arrivés. Dans le grand salon, d'une somptuosité un peu solennelle et surannée, ils formaient trois groupes distincts: les spirites, dévots habituels des séances (une Anglaise à lunettes et extravagante, une inquiétante princesse slave et un vieux colonel en retraite), réunis dans un coin; les sceptiques (quatre messieurs graves qui causaient à voix basse devant la cheminée); et enfin, très à l'écart, le médium Artis, étrange figure sans âge, vêtue de noir ecclésiastique et qui se tenait debout, parfaitement immobile, avec sa face d'une pâleur de pierre où vivaient seuls deux yeux bleu clair, vifs et glacés à la fois.

L'heure sonna. Mme Harmelle se leva du fauteuil où elle était enfouie. Sous ses cheveux blancs, sa face était blanche et comme usée de chagrin et ses mains maigres tremblaient, malgré les efforts qu'elle faisait pour contenir son émotion.

—Il est temps, dit-elle...

—Un moment, je vous en prie, j'ai un mot à dire à monsieur...

Du groupe de la cheminée s'était détaché un homme corpulent, aux cheveux gris, au visage rasé, et qui était vêtu d'une vaste redingote décorée d'une rosette rouge. Il vint droit au médium.

—Vous me connaissez? lui demanda-t-il avec une brusquerie qui lui semblait habituelle.

—Oui, monsieur. Vous êtes l'illustre professeur Herbin, de l'Académie de médecine, le maître incontesté de la physiologie moderne...

Artis parlait sans bouger. Sa voix était blanche et sans timbre et il semblait réciter, sans la comprendre, une leçon. Le savant, agacé, l'interrompit.

—Ça va bien. Merci. Je suis ici surtout l'ami intime de Mme Harmelle. Les trois messieurs qui sont près de la cheminée sont aussi ou ses intimes ou ses parents. Les trois autres personnes, vous les connaissez mieux que moi. Je veux vous dire ceci: Depuis plus d'un an vous avez pris sur l'esprit de Mme Harmelle un empire absolu en évoquant pour elle—je répète ce que vous lui avez fait croire—une personne qui lui a été très chère et qui est morte. (Son regard se tourna vers un portrait de jeune femme.) Mme Harmelle a en vous une foi aveugle, mais ces séances—qui coûtent très cher, monsieur Artis—la mettent dans un état nerveux réellement dangereux. Il y a d'autres considérations pour le présent et pour l'avenir. Nous, ses amis, sommes intervenus auprès d'elle, et, sur nos insistances, elle a consenti à nous faire assister à une de vos expériences, si ce mot peut s'appliquer... Je veux vous prévenir, monsieur Artis, que nous serons impitoyables, le cas échéant... Vous me comprenez, n'est-ce pas? Si vos séances sont... ce que je crois,—et que pourraient-elles être d'autre, en vérité?—il est encore temps pour vous de reculer... vous pouvez prétexter un malaise, vous retirer, disparaître. Ce serait peut-être prudent, car vous jouez gros, songez-y...

Le médium restait immobile. Sa voix sans timbre s'éleva encore.

—Les consultations des princes de la science coûtent cher aussi... Je suis médecin des âmes... J'ai consenti à expérimenter devant vous ce soir, sous les conditions que vous savez, afin de vous convaincre, car j'espère que vous vous rendrez à l'évidence. Je n'ai plus rien à vous dire...

Il quitta le professeur pour s'avancer vers Mme Harmelle, qui les observait, inquiète.

—Je suis prêt, dit-il, et il ajouta quelques mots à voix basse.

Elle acquiesça d'un signe de tête.

—Nous allons commencer, dit-elle à voix haute, avec solennité, mais avant de commencer je dois rappeler à tous ceux qui sont ici qu'ils se sont engagés par serment à ne pas intervenir, de quelque façon que ce soit, dans la séance que M. Artis n'a consenti à donner devant eux que sous cette condition expresse. Je leur rappelle qu'une intervention quelconque mettrait sa vie en danger et peut-être éloignerait pour toujours ceux qui, par lui, viennent nous visiter...

Sa voix s'étrangla. D'un pas rapide, elle se dirigea vers une porte qu'elle ouvrit, et tous, à sa suite, passèrent dans une pièce voisine.

C'était une petite pièce peu meublée et qu'une lampe sur la cheminée éclairait mal. Barrant un des angles, deux grands rideaux noirs tombaient du plafond. Le professeur Herbin alla les écarter et ne vit rien derrière qu'un tabouret, et sur le tabouret une guitare.

La spirite anglaise, cependant, couvrit la lampe d'un globe rouge et alla la placer par terre dans un coin, derrière un écran également rouge. Dans la faible clarté subsistante, le médium, sur un tabouret de bois, s'assit devant les rideaux noirs. La chaîne se forma, Mme Harmelle donnant la main au médium, puis les autres, avec une alternance de sceptiques et de croyants, pour aboutir au professeur, à l'autre extrémité, mais qui, lui, ne touchait pas le médium. Un de ces messieurs graves se retira au fond de la pièce sans prendre part à l'expérience.

Un temps passa. Le médium murmura une invocation, et le silence retomba, lourd.

Tout à coup, comme soulevés par un vent fort, les rideaux, qu'on entrevoyait vaguement, se gonflèrent et les assistants sentirent sur leur visage un souffle froid. Des craquements éclatèrent dans tous les coins, semblant provenir des meubles et des murs. Le vent souffla plus fort, les rideaux s'enflèrent comme des voiles, et le médium y disparut. Une note de musique retentit; puis une autre; puis un air s'ébaucha. Soudain le professeur s'écria avec irritation qu'on lui tirait les cheveux. Mais, à travers les rideaux, le tabouret, paraissait-il, sortait tout seul; il s'éleva jusqu'à l'épaule du colonel, sur laquelle il s'appuya, fit un petit bond, passa par-dessus la tête de la princesse polonaise et redescendit sagement.

On entendit haleter le médium et on l'entrevit debout. Une apparence pâle sautillait au-dessus de lui, pareille à une fleur de clarté floue; une odeur de violette se répandit.

Puis ce fut le silence, et pendant quelques minutes, dans l'ombre rougeâtre, rien n'apparut.

—Voyez! Voyez! dit tout à coup l'Anglaise, d'une voix étouffée.

Une boule nébuleuse semblait descendre d'en haut dans les régions des rideaux noirs, qui s'agitaient encore. Cela descendait, s'étendait en nuage, et une apparition vaguement lumineuse se précisa: une forme humaine féminine, vaporeuse...

—Elle vient... C'est elle... murmura Mme Harmelle d'une voix étouffée, tremblante...

Mais soudain l'éclair brutal d'une clarté vive emplit la pièce. Il y eut des cris, un tumulte. Le professeur Herbin, avec toute la fougue d'un jeune homme, s'était précipité. Il avait saisi à pleins bras les rideaux noirs, le médium, l'apparition.

On vit dans la lumière éclatante que brandissait l'homme grave, qui n'avait pas pris part à la chaîne, le médium qui se débattait; des plis d'étoffe blanche et légère se froissaient dans ses mains; une baudruche dégonflée, encore phosphorescente, tomba recroquevillée par terre...

—La voilà, l'apparition! cria Herbin; vous voyez la mousseline et la baudruche! J'ai manqué à ma parole d'honneur, c'est entendu, mais il fallait cela pour vous sauver de ces fripons, ma chère amie...

Il s'était retourné, triomphant, vers Mme Harmelle.

Bouleversée, livide, elle semblait suffoquer d'horreur. Mais des larmes jaillirent de ses yeux et elle se jeta en avant.

—Allez-vous-en! Allez-vous-en! cria-t-elle à Herbin, avec un geste terrible. C'est vous le menteur! C'est vous le misérable! Vous croyez savoir, mais vous ne savez rien! Et moi, je sais bien qu'il dit la vérité, lui, puisque c'est ma fille qu'il me ramène, je vous dis! ma fille! ma petite fille!

Il y eut un silence, et le professeur Herbin, suivi de ses trois compagnons, sortit comme un coupable.

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