Le spectre de M. Imberger
LE JARDIN DU PIRATE
Le visiteur inconnu s'assit sur la chaise que lui indiquait M. Duvaudois.
—Monsieur, dit-il, vous m'excuserez d'avoir insisté pour être reçu et de me présenter ainsi sans même dire mon nom, mais de graves raisons m'y obligent. Jamais, du reste, je n'aurais osé agir ainsi auprès d'un homme ne possédant pas votre haute intelligence ou bien qui n'eût pas été comme l'exemple même de la plus parfaite honorabilité.
M. Duvaudois était un gros homme de cinquante ans, riche et vaniteux, qui habitait dans une ville de l'Ouest une belle maison entourée d'un grand jardin et se considérait comme un personnage très important. Le préambule mystérieux et louangeur de son visiteur, jeune homme correct d'une trentaine d'années, le flatta et, en même temps, le mit en défiance. Il ne répondit rien, mais s'éventa majestueusement avec son mouchoir de poche; on était en été et il faisait très chaud.
—Monsieur, reprit l'inconnu, voici ce dont il s'agit: au fond de votre superbe jardin, et adossé au mur qui l'enclot, s'élève un pigeonnier désaffecté, dont le bas est occupé par des lapins domestiques et le haut par des bottes de foin (un de vos anciens jardiniers m'a appris ce détail). Sous le toit, sont percées deux lucarnes qui ouvrent sur votre jardin et, en face de ces lucarnes, une large baie qui ouvre sur le jardin voisin. Eh bien, Monsieur, je viens vous demander la faveur (singulière, je le reconnais, mais d'une importance capitale pour moi) de m'établir à cette fenêtre, cette nuit et les deux nuits suivantes, afin de pouvoir regarder dans ce jardin voisin.
—Vous voulez parler du jardin de la Maison du Pirate? dit M. Duvaudois.
—Oui, monsieur, puisque c'est ainsi qu'on la nomme. J'ose espérer que vous ne repousserez pas ma demande, quelque bizarre qu'elle soit. J'ai, pour vous l'adresser, des motifs impérieux qui doivent rester secrets. Si vous m'exaucez, je vous prierai du reste de ne me poser aucune question...
Ayant dit, le jeune homme attendit avec dignité la réponse de M. Duvaudois.
M. Duvaudois resta un moment silencieux. L'insolite requête que l'inconnu lui adressait lui paraissait terriblement louche, mais en même temps l'intriguait violemment. La maison voisine avait, quelques années auparavant, été occupée par un homme mystérieux qui vivait retiré, dans un isolement farouche, avec, comme unique société, un vieux nègre qui le servait et ne parlait jamais. Des histoires étranges couraient sur son compte. On l'appelait le Pirate, on racontait qu'il s'était enrichi criminellement au cours de lointains voyages et d'expéditions coupables et qu'il passait ses nuits à compter son trésor pour oublier les remords qui le harcelaient. Il était mort depuis trois ans, le nègre était parti et la maison était à vendre, mais personne ne s'était soucié de l'acheter.
Tous ces détails, revenant à l'esprit de M. Duvaudois, lui faisaient pressentir un passionnant mystère, mais la crainte de se compromettre et le désir de repousser ce qu'il jugeait une demande indiscrète, luttaient encore en lui contre une dévorante curiosité. Celle-ci fut pourtant la plus forte.
—Monsieur, dit-il, avec une majesté accrue, vos accents me semblent ceux d'un honnête homme...
—Croyez-le, monsieur, interrompit l'autre vivement, un honnête homme bien près de devenir une vict... Mais non, je dois me taire...
—... Et, reprit M. Duvaudois, je consens à accéder à votre demande, mais à une condition qui est nécessaire à la tranquillité de ma conscience: je veillerai à vos côtés pendant ces trois nuits, j'observerai ce que vous observerez et serai témoin de vos actes. Vous comprendrez qu'étant donné le mystère dont vous vous entourez, je dois m'assurer qu'aucune tentative répréhensible...
L'inconnu tout d'abord esquissa un geste de contrariété, mais il le réprima aussitôt.
—Monsieur, dit-il, vous avez raison. Cette prudence est digne de votre caractère et je préfère du reste que vous vous rendiez compte par vous-même que mes intentions sont pures. Je viendrai ce soir vers onze heures.
Le soir, à onze heures et demie, ils étaient tous les deux en vigie dans le grenier du pigeonnier à peu près vide de foin.
M. Duvaudois avait ouvert lui-même à son visiteur mystérieux et l'avait guidé à travers le beau jardin frais et embaumé. Mais le visiteur était trop préoccupé et M. Duvaudois trop intrigué pour jouir du charmant prestige de la nuit d'été. Ils avaient escaladé l'échelle du pigeonnier et ouvert, non sans peine, le volet vermoulu.
Dans l'indécise lueur d'une moitié de lune, le jardin voisin leur apparaissait entre les feuilles des branches, sauvage, abandonné, plein d'herbes folles et de pousses libres. Au milieu, il y avait un bassin à demi-comblé, plus loin un cadran solaire et en face, contre le mur de clôture, un puits. En se penchant à la fenêtre, ils pouvaient voir, à droite, le mur bordant la rue et, à gauche, limitant le jardin, la maison longue et basse, toute délabrée sous un lierre envahissant.
Ils attendaient sans parler. Minuit sonna au clocher proche, puis une heure, deux heures... Rien ne venait, M. Duvaudois dormait debout. Enfin le matin éclaircit l'horizon.
—Monsieur, dit alors, avec tranquillité, l'inconnu à son hôte, veuillez agréer mes excuses et mes remerciements. A ce soir!...
—A ce soir, grommela M. Duvaudois de mauvaise humeur.
Et il alla se coucher après avoir reconduit l'inconnu.
Le soir suivant, la vigie recommença du haut du pigeonnier. Mais les deux hommes attendaient depuis une heure à peine lorsque, juste après minuit, dans le silence de la nuit provinciale, ils entendirent un bruit étouffé, un grincement prolongé. La grille qui, de la rue, donnait accès dans le jardin du Pirate s'ouvrit et un homme entra furtivement.
—C'est lui, retirons-nous! souffla dans l'oreille de M. Duvaudois l'inconnu qui était en proie à une vive agitation.
Ils se reculèrent un peu en sorte que leurs têtes fussent dissimulées dans l'ombre projetée par les branches touffues qui entouraient la fenêtre.
L'homme, en bas, dans le jardin, avançait avec précaution. Il portait une courte bêche. Il la posa contre le cadran solaire et prit dans sa poche une vaste feuille de papier qu'il déplia et regarda à la lueur d'une petite lampe électrique. Il remit le papier dans sa poche ainsi que la lampe et, à la seule clarté de la lune, se dirigea vers la maison. Il tourna le dos au perron et, en partant du bas des marches, fit des pas égaux dans la direction du cadran solaire.
Au douzième pas il s'arrêta et ficha en terre un petit piquet.
—Ça y est! ça y est! Le misérable, il a trouvé le plan!
L'inconnu du pigeonnier, paraissant au comble de l'excitation, avait saisi le bras de M. Duvaudois et le pinçait fortement.
—Chut, donc! il va vous entendre, ordonna M. Duvaudois tout palpitant d'intérêt.
Mais l'homme dans le jardin semblait trop occupé pour entendre quoi que ce soit. Il allait vers le mur opposé au pigeonnier, à l'endroit où se voyait un puits. Tournant le dos à la margelle, il fit dix pas bien comptés, dans la direction du bassin central et ficha en terre un autre piquet. Alors il déroula un ruban d'un piquet à l'autre et, mesurant avec soin le tiers de sa longueur, plaça encore un bout de bois indicateur qui se trouva juste au pied d'un grand marronnier. Il prit sa bêche, enleva avec soin une large plaque de gazon et se mit à creuser avec ardeur. L'inconnu du pigeonnier haletait.
Après avoir creusé une heure environ, l'inconnu du jardin, sortant du trou qu'il avait fait, s'essuya le front et regarda autour de lui avec désappointement. Il reprit son plan, le relut à sa lampe électrique, refit ses pas et ses mesures qui l'amenèrent au même endroit et, paraissant animé d'un nouveau courage, recreusa énergiquement dans le trou commencé.
Tout à coup il eut une sourde exclamation. Un bruit métallique avait retenti sous le fer. Fiévreusement, il donna encore quatre ou cinq coups de bêche, rejeta son outil et se mit à fouiller la terre de ses mains. On le vit tirer sa lampe électrique et se courber pour éclairer, au fond du trou, ce qu'il avait trouvé. Il jeta un hurlement de joie, sortit d'un bond de l'excavation et se mit à danser comme un fou.
—Il l'a, il l'a, le forban! Il me vole! il me ruine! mais il trouvera à qui parler!...
L'inconnu, aux côtés de M. Duvaudois, semblait aussi surexcité que l'inconnu du jardin. Mais soudain ce dernier, au milieu de ses gambades, fit un faux pas; il trébucha et tomba lourdement, une jambe dans le trou qu'il avait creusé. Il se fit sans doute cruellement mal, car il jeta un gémissement étouffé et, se redressant avec peine, s'assit par terre en se tenant la cheville droite et en jurant entre ses dents. Au bout de quelques minutes, il essaya de se remettre sur ses pieds, mais faillit retomber. Il eut un geste de colère impuissante et, se traînant avec peine, alla ramasser sa bêche où il l'avait jetée, revint au trou et se mit à le reboucher sans avoir rien enlevé de ce qu'il avait trouvé. Il travaillait avec peine et minutie, étouffant les plaintes que la souffrance lui arrachait et s'arrêtant fréquemment pour se reposer. Quand l'excavation fut à peu près comblée, il remit par-dessus la plaque de gazon, éparpilla au loin la terre qui restait et, semant çà et là des feuilles mortes et des brindilles de bois, dissimula toute trace de sa recherche. Ensuite, en boitant très bas, en s'accrochant aux troncs d'arbres, il alla au puits, y jeta sa bêche et, gagnant la porte de la rue, l'ouvrit et disparut furtivement comme il était entré.
—Monsieur, dit alors à M. Duvaudois son hôte mystérieux, grâce à vous, une grande injustice ne s'accomplira pas. Je sais tout maintenant et l'accident providentiel qui vient d'interrompre la coupable entreprise à laquelle nous avons assisté, me donne le répit nécessaire pour la pouvoir déjouer. Croyez à mon éternelle gratitude que je saurai bientôt vous témoigner, je l'espère.
M. Duvaudois le reconduisit jusqu'à la grille de son jardin. L'inconnu prit congé avec urbanité et s'éloigna.
M. Duvaudois ne dormit pas cette nuit-là.
Après le départ de l'inconnu, il resta une heure entière assis dans son jardin, immobile et en proie à une lutte intérieure, supputant, calculant, échafaudant des plans... Puis il alla prendre un marteau et une grosse vis, sortit sans bruit dans la rue parmi la molle ténèbre qui précède l'aurore, gagna la porte de la Maison du Pirate et, à coups de marteau (il l'avait enveloppé dans son mouchoir pour atténuer le bruit), enfonça la vis dans la vieille serrure. Certain, dès lors, que nul ne pourrait plus entrer, il retourna chez lui.
Le même matin, avant midi, il était en conférence avec son notaire.
—La Maison du Pirate, mais oui, c'est moi qui suis chargé de la vendre, lui disait celui-ci. Elle appartient aux frères Dupray, vous savez, les deux neveux du bonhomme mystérieux.
—Il a dû leur laisser un héritage considérable, remarqua M. Duvaudois d'un air détaché.
—Mais non, du tout, c'est une erreur. Toute la ville croyait qu'on allait trouver des sommes énormes... Pas le moins du monde! Rien! quatre ou cinq mille francs à peine... Les deux frères étaient furieux et s'accusaient mutuellement de s'être spoliés. Ils sont repartis pour Paris complètement brouillés. Vous ne vous souvenez pas d'eux? Vous avez dû pourtant les rencontrer lorsqu'ils étaient ici.
—Mais oui, je les ai vus, il me semble... Ils sont blonds, n'est-ce pas?...
—Non, bruns, très bruns. L'aîné a un lorgnon, une forte moustache. («C'est mon visiteur», se dit M. Duvaudois.) Le cadet est plus grand, avec toute sa barbe. («C'est l'homme du jardin, se dit M. Duvaudois, j'y suis bien!») Ce dernier, poursuivit le notaire, est revenu me voir il y a trois jours. Il a demandé la clé pour visiter la maison et, ce matin même, il est revenu encore à l'ouverture de l'étude avant de repartir par le train de dix heures. Le malheureux s'était foulé le pied au point de ne plus pouvoir faire un pas et j'ai dû descendre pour lui parler dans sa voiture. Il a exigé, malgré mes observations, qu'on élève le prix de vente de la maison. C'est de la folie. On ne trouvait déjà pas d'acquéreurs, maintenant c'est impossible...
—Pourquoi donc? La maison est jolie et le jardin me conviendrait parfaitement pour agrandir le mien. Je l'achèterais volontiers...
M. Duvaudois était, malgré lui, devenu un peu rouge. L'histoire tout entière lui apparaissait claire comme de l'eau de roche et un espoir effréné gonflait son cœur cupide.
Le notaire avait paru surpris.
—Ma foi, monsieur Duvaudois, dit-il, si vous voulez l'acheter, j'en serai enchanté. C'est une jolie maison, en effet, bien que le prix... dame... dame, le prix est un peu élevé... Primitivement c'était vingt mille, mais, depuis ce matin, j'ai défense de vendre à moins de quarante-cinq mille...
—Quarante-cinq mille!...
M. Duvaudois avait sursauté.
—Dame oui! C'est chaud. Mais peut-être qu'en causant sérieusement...
—Oh, ma foi!... (M. Duvaudois s'était ressaisi.) Les terrains deviennent chers... Et puis, c'est un caprice... Si vous pouvez vendre, eh bien, je la prends!
Le notaire paraissait un peu ahuri.
—Monsieur Duvaudois, dit-il enfin, j'ai les pouvoirs et nous pourrons traiter quand vous voudrez.
Quand M. Duvaudois, avec les clés,—d'ailleurs et grâce à lui, inutilisables,—tint l'acte qui le rendait propriétaire de la maison, du jardin et de tout ce qui y était contenu (ainsi qu'il avait exigé que ce fût stipulé), il eut un soupir d'indicible joie et attendit avec impatience que la nuit vînt, car il estimait le mystère nécessaire à ses opérations.
Vers une heure du matin, méprisant la menace d'un orage naissant, il descendit dans son jardin. Portant une bêche attachée sur son dos, il franchit, à l'aide d'une échelle, le mur le séparant de sa nouvelle propriété. Dans le jardin sauvage, au pied du grand marronnier, il retrouva sans peine la place où il avait vu creuser le chercheur avide et il y creusa à son tour, de toutes ses forces. Il travailla plus d'une heure, passionnément, sans se laisser émouvoir par les lueurs et la voix de la foudre, non plus que par la pluie diluvienne qui bientôt ruissela.
Tout à coup, sa bêche heurta un objet métallique. Ivre d'une exaltation indicible, il dégagea de la terre une boîte soigneusement fermée et qui avait tout l'aspect d'une boîte à biscuits secs. Il s'en empara, s'enfuit vers son échelle sous des torrents d'eau, repassa le mur et gagna à toute vitesse, et avec le moins de bruit possible, sa maison et son cabinet de travail où il s'abattit, haletant, trempé jusqu'aux os, couvert de boue jusqu'au ventre. Une mare se formait à ses pieds.
Ayant posé sur son bureau sa trouvaille, auprès de sa lampe allumée, M. Duvaudois, plus ému qu'il ne l'avait jamais été de sa vie, coupa les fils de fer qui encerclaient la boîte, leva le couvercle, fendit la feuille de plomb qui entourait un paquet ficelé, en retira un étui en fer-blanc et, de l'étui, une grande feuille parcheminée roulée et couverte d'écriture. Il la déroula. Il lut:
RECETTE
par les frères Dupray
pour vendre quarante-cinq mille francs une vieille maison qui en vaut vingt mille.
«Vous prenez un Duvaudois susceptible de croire aux trésors cachés et de vouloir les voler à leurs légitimes propriétaires...»
M. Duvaudois ne lut pas plus avant. Il devint livide, puis violet, porta la main à sa gorge, eut un éternuement convulsif qui ressemblait à un râle et tomba en avant, pâmé, le nez sur la recette.