Le spectre de M. Imberger
COMPLICITÉ
Ayant parcouru sans rien acheter de tout ce qui la tentait deux grands magasins, puis des rues élégantes où elle se sentait encore moins élégante que dans les quartiers modestes, Germaine Lesprez hésita un moment au seuil d'un salon de thé; elle était lasse et elle avait un peu froid. Mais non, ce serait une dépense inutile. Elle se dirigea, sourdement irritée, vers son métro. La poursuite et les déclarations fleuries et brûlantes d'un vieux monsieur la calmèrent un peu en lui rappelant qu'elle était jolie. Elle lui opposa d'ailleurs le plus hautain silence, pressa le pas et le distança. Elle revit sans joie sa maison dépourvue de luxe, gravit ses cinq étages et se retrouva chez elle. Chaque jour, en y rentrant, elle éprouvait plus de dégoût pour les trois pièces banales, aux meubles pauvres et laids où elle vivait depuis son mariage. Elle désirait sans savoir se résigner, et avec une intensité presque douloureuse, ce qu'elle n'avait pas et que donne l'argent; l'obscure médiocrité de son sort lui inspirait de l'horreur, et une immense détresse l'accablait à la pensée que cela ne changerait jamais et qu'elle arriverait, par ce morne chemin, à la vieillesse.
Elle alla vers la cuisine pour s'occuper du dîner, puisque la femme de ménage ne venait que deux heures le matin; puis revint dans la salle à manger mettre le couvert. Son mari allait rentrer. En pensant à lui elle eut un mouvement de colère et cassa une assiette. Elle l'aimait et il l'exaspérait. Elle allait le revoir, blond, pâle, maigre, l'aspect insignifiant et presque humble dans ses vêtements étriqués. Il essayerait comme d'habitude d'être joyeux et tendre et elle ne pourrait pas s'empêcher d'être dure et railleuse, de lui dire une fois de plus combien leur plate existence lui pesait. Il deviendrait triste, et, tout en avalant son dîner avec humilité, s'excuserait de n'être qu'un employé de banque sans avenir, condamné jusqu'au bout de sa vie à un terne labeur et à une pauvreté convenable. Puis il ajouterait avec timidité: «Mais tu m'aimes bien tout de même, dis, ma Gégé? Je n'ai que toi, moi, vois-tu. Il faut être raisonnable. Il faut nous aimer et être heureux comme nous sommes.» Elle ne répondrait pas. Elle ne pouvait plus maintenant lui pardonner d'être aussi médiocre. Il le comprenait confusément et depuis quelque temps s'angoissait.
Germaine revenait de la cuisine quand il entra.
—Qu'as-tu? lui demanda-t-elle, surprise qu'il ne courût pas à elle comme de coutume l'embrasser.
Il ne répondit pas. Il avait accroché son pardessus dans l'antichambre et se tenait debout, silencieux et sombre, devant la cheminée de la salle à manger.
—Mais voyons, que t'est-il arrivé? reprit Germaine inquiète.
—Rien, dit-il enfin en s'asseyant à table.
Elle servit le dîner. Il avala quelques bouchées, reposa sa fourchette, but un grand verre de vin pur, ce qu'il ne faisait jamais, et de nouveau s'absorba, le visage contracté, dans une préoccupation inconnue.
—Albert, dis-moi ce qui est arrivé! Je veux le savoir! cria Germaine.
Il releva ses yeux qu'il tenait fixés sur la nappe, la regarda en face et articula sourdement:
—J'ai volé.
—Qu'est-ce que tu dis?
—Je dis que j'ai volé. Oui, pour toi. Ne me réponds pas, écoute. J'ai volé pour toi, parce que je comprenais que tu en avais assez de la pauvre existence que nous menons depuis notre mariage. Tu me le répétais tous les jours que j'étais incapable, que j'étais médiocre, que je ne serais jamais rien. Eh bien! si, je suis maintenant un voleur! C'est quelque chose. Du reste c'est toi qui es coupable. Tu m'as poussé à bout. Je t'aime, je n'aime que toi au monde, tu es mon seul bien et je te sentais malheureuse, exaspérée, envieuse de tout ce que tu n'as pas. J'avais beau te répéter: «Soyons heureux comme nous sommes», tu ne voulais pas. Tu voulais du luxe, des toilettes, de l'argent. De l'argent je n'en avais pas. J'en ai pris. L'occasion s'est présentée. J'ai remplacé un collègue. J'ai fait des virements. C'est inutile que je t'explique, tu ne comprendrais pas. Bref, j'ai volé quatre cent mille francs. Personne ne s'en doute actuellement et il est impossible qu'on s'aperçoive de quoi que ce soit avant quinze jours ou trois semaines. Dans trois semaines, je serai loin...
Il hésita une seconde, regarda sa femme avec plus d'intensité, et dit:
—Nous serons loin. Tu penses bien que si j'ai volé pour toi, ce n'est pas pour vivre sans toi... Nous filerons à l'étranger. C'est entendu, nous serons poursuivis, traqués, mais il faudra s'arranger pour échapper. Avec la somme que j'ai prise, je pourrai faire une fortune, essayer du moins. Je suis un criminel et tu seras ma complice... Mais nous n'aurons plus cette vie médiocre qui te faisait horreur. Tu ne me reprocheras plus d'être faible et résigné. Tu as fait de moi un voleur, Germaine, comprends-tu cela? Moi dont toute la famille a toujours été d'une intégrité irréprochable, moi qui avais jusqu'à maintenant placé l'honneur et la probité au-dessus de tous les biens de la vie, moi je suis un voleur! Je me suis décidé à agir poussé par le désespoir, poussé par mon amour pour toi. Je sentais que tu commençais à ne plus m'aimer et cela m'a rendu fou. A présent que le crime est commis j'en ai horreur!
Il laissa retomber sur la table sa main qu'il agitait pour souligner ses paroles. Sa voix, quoique contenue, avait, vers la fin de son discours, pris une emphase dramatique. Soudain, il mit sa tête dans ses mains comme pour étouffer des sanglots.
Il y eut un long silence. Germaine, pâle, regardait son mari de ses yeux dilatés. Elle se leva, s'approcha, et lui mit la main sur l'épaule.
—Tu as fait cela pour moi, lui dit-elle d'une voix tremblante... Oui, pour moi!... rien que pour moi! Comme tu m'aimes! mon Dieu, comme tu m'aimes! Et moi qui te croyais faible, enfermé dans une résignation égoïste qui ne s'inquiétait pas de ma tristesse et de mon ennui. Oh! Albert, comme je t'aime! comme je t'aime! Je partirai avec toi, tu le sais bien. Je serai ta complice. Je ne t'abandonnerai jamais! Je suis toute à toi, comme tu viens de me prouver que tu es tout à moi.
Elle s'interrompit un moment, réfléchit et reprit d'un autre ton, grave et mesuré:
—Écoute, Albert, il faut avant tout que je te dise quelque chose. Parle-moi franchement: peux-tu réparer? Oui: rendre, sans qu'on s'en aperçoive, cet argent que tu as pris? C'est cela que j'aurais dû te dire d'abord, mais j'ai été emportée par mon émotion et j'ai voulu te rassurer tout de suite, te dire que j'étais à toi, que tu m'avais conquise définitivement... Surtout ne crois pas que j'hésite quand je te demande si tu peux réparer. Ne crois pas qu'il y ait lâcheté de ma part. Non! tous les risques sont pour toi. C'est toi qui, le cas échéant, expieras ce que tu as fait pour moi... Et cela je ne le veux pas. Je veux que tu rendes cet argent si tu peux le rendre. Je veux que nous reprenions côte à côte notre existence calme, médiocre, mais sûre, et qui dorénavant sera heureuse, je te le jure. Réponds-moi: peux-tu réparer?
Il releva son visage où il n'y avait trace d'aucune larme et qu'une vive allégresse animait.
—Je le savais! cria-t-il. Je le savais que tu m'aimais, que tu n'accepterais pas mon sacrifice. Je le savais que notre petite existence n'était pas pour toi aussi cruelle que tu me le disais. Ma Gégé, je n'ai rien volé du tout! Comment as-tu pu croire cela de moi? Tu me connais bien cependant! Moi un voleur, ah! ah! ah! J'ai voulu te donner une petite leçon, te rappeler à toi-même, te montrer le danger qu'il y a à trop rêver ce qu'on ne possède pas. Allons, ma chérie, embrasse-moi et vivons heureux.
Elle le regarda en face, immobile et comme glacée. Son visage se convulsa. Elle parut près de sangloter, et soudain éclata en un rire convulsif, aigu, prolongé, où il y avait de la colère, du mépris surtout, du mépris pour elle-même d'avoir cru un tel être capable d'une action violente, mais beaucoup plus de mépris pour lui d'avoir joué cette basse comédie et de l'avoir avoué ensuite sans comprendre que maintenant elle ne pourrait plus jamais l'aimer.
—Pourquoi ris-tu? demanda-t-il, souriant lui aussi au bonheur futur qu'il croyait avoir construit.
Elle faillit lui répondre: «Je ris parce que tu es un imbécile.»
Mais elle dit seulement cette phrase équivoque:
—Je ris, parce que maintenant je suis libre.