Pelléastres. Le poison de la littérature. Crimes de Montmartre et d'ailleurs. Une aventure.
VII
L'ENVERS DE LA GLOIRE
Il ne faudrait pas croire qu'il n'y a que des empoisonneurs.
La littérature compte autre chose que des criminels; la plus innocente peut faire des victimes. Il y a des empoisonnés qui s'intoxiquent eux-mêmes. Ils naissent mûrs pour le microbe.
La preuve en est dans l'aventure arrivée à Charles de Saint-Yriex.
Vous connaissez tous Saint-Yriex et son théâtre?
Dieu sait s'il est honnête! Dans les six drames qu'il promène depuis dix ans à travers le monde et qui lui rapportent, bon an, mal an, deux cent mille francs, aucune de ses héroïnes n'a une tache; toutes sont persécutées, angéliques et pures, l'adultère (et Saint-Yriex est quelquefois forcé de subir l'adultère dans ses drames historiques), l'adultère y est toujours laissé au troisième plan. Jamais un mauvais instinct n'apparaît comme déterminant dans aucun drame. Dans sa Fornarina, la seule pièce où il ait mis en scène une courtisane, la maîtresse de Raphaël est montrée plus sublime et plus pure dans son repentir que Marie de Magdala elle-même. Charles de Saint-Yriex est le dernier chantre de l'idéal. Il est à la fois héroïque, romantique, picaresque; car il a même la notion du comique. Ibsénien, révolutionnaire et dantesque, mais toujours moral, il a fait pleurer Tamerlan sur les champs de bataille, devant les monceaux de morts et de blessés râlants; des crépuscules de colère saignent dans des cieux d'incendie au-dessus des poings levés et des bras tendus des cadavres ressuscités pour invectiver la luxure des reines et l'ambition des rois; il passe dans toutes ses pièces un souffle de justice, d'indignation et de pitié qui en fait vibrer magnifiquement toutes les ficelles; le même vent sublime gonfle démesurément la baudruche des mauvais vers, mais baudruche et ficelles n'en émeuvent pas moins profondément le public. Le public de Saint-Yriex est bien trop malin pour se heurter. Il excelle à rajeunir tous les trucs devant lesquels, selon une esthétique établie, doit s'émouvoir notre sensibilité; c'est avant tout l'homme de la mise au point. Grandiloquent à la manière de Victor Hugo, il a, comme lui, l'image, la métaphore et l'épithète; il est le seul qui ait osé, après lui, emboucher la trompette de la renommée; mais cette trompette, est une trompette d'enfant. Sur ses six drames, dans trois il a campé la figure de Napoléon Ier, et c'est toujours le petit Caporal, les autres fantômes évoqués à la scène! Papes ou empereurs, souverains de légendes ou d'histoires, peintres ou courtisanes: Saint-Yriex en a toujours fait des marionnettes. Ainsi, réduits, ils vont toujours sûrement à l'intelligence du public: trop d'humanité effarerait; la convention rassure. De Saint-Yriex ne domine pas. Il est au niveau de son siècle; il est le seul qui fasse encore accepter une tirade.
Charles de Saint-Yriex est marié et bon père de famille.
Associé à une charmante femme, attelée de toutes ses forces à la gloire de son mari, il a eu, en temps utile, un hôtel à Paris, des dîners et des réceptions suivies; à sa table très ouverte ont défilé toute la critique et toute la presse, quelques hommes politiques aussi; Saint-Yriex sut, tour à tour, obliger les uns et les autres. Puis un peu débordé par la demande, il se découvrit, un jour, la fâcheuse neurasthénie qui exige de la solitude, un grand calme et des soins, et ce fut l'époque des villégiatures; le ménage s'installa aux environs de Paris. Installation somptueuse dans un château historique, dont les feuilles mondaines publièrent l'état des lieux, et les illustrés les reproductions.
Le château, pas trop loin des directeurs de théâtres et assez distant, néanmoins, d'une station pour faire hésiter les amis en quête d'un dîner ou d'un louis, garda les Saint-Yriex pendant trois ans. Alors l'écrivain, tout à fait lancé, les traités signés avec les directeurs de Paris et de l'étranger, et la neurasthénie augmentant, le ménage s'exilait tout à fait, et gagnait le Midi, cette Riviera de fièvre ou de grand calme, de solitude ou de mouvement, au gré de ses hôtes, qui, depuis quelques années, est devenu le sûr refuge de tant d'autres écrivains.
De Saint-Raphaël, où s'était fixé le ménage, Mme Charles de Saint-Yriex continua de communiquer aux journaux quelques bulletins de santé, juste ce qu'il fallut pour tenir en éveil la curiosité du public, et Saint-Yriex renonça à toutes les petites excentricités nécessaires au lancement d'une réputation pour se consacrer tout entier au travail.
La baignoire de Mme de Pompadour qu'il avait fait installer à Montmorency, dans son parc, où il se plongeait dans une eau semée de feuilles de roses, les six paons blancs dont il s'était fait le berger sur les pelouses de Flamarande et qu'il menait paître lui-même, vêtu de soie zinzolin et armé d'une houlette enrubannée comme un Tircis de pastorale, les vingt-sept bagues sardoines et péridots, béryls et chrysoprases, opales et saphirs jaunes, toutes baptisées du nom d'un de ses héros, fabuleux écrin d'un rajah de Mysore et son européenne collection de cravates, tout cela tomba dans le domaine de la légende, et il n'y eut que les toutes petites revues de la province pour en parler encore.
Le soleil du Midi avait complètement guéri la neurasthénie du grand homme. Saint-Yriex fit même enlever ses photographies en vente de la devanture des marchands. Définitivement installé dans la gloire, de tant d'enfantillages, bien pardonnables chez un tel cerveau, il ne garda que l'innocente manie d'écrire ses lettres à l'encre verte sur papier mauve et de les sabler de poudre d'or.
Mais Saint-Yriex, tout à fait assagi et devenu même très prudent durant les courts séjours nécessités à Paris par ses répétitions et ses affaires, se garda bien dorénavant de descendre chez lui.
Il laissait sa femme, associée fidèle et dévouée, rouvrir l'hôtel de la rue Bassano, et y éconduire le flot montant des visiteurs. A peine signalé à Paris, Saint-Yriex était assailli de toutes parts par des gens de toutes sortes: cabotins en quête d'un rôle, reporters, éditeurs, managers, et quémandeurs. La consigne était donnée: M. Charles de Saint-Yriex était toujours sorti. Mme Saint-Yriex, manégée par expérience, faisait un choix et recevait qui on devait recevoir. Une fois par semaine, les Saint-Yriex donnaient un dîner, rue Bassano, auquel le grand homme assistait, liquidant ce soir-là une fournée d'amis et connaissances; le reste du temps, madame, en voiture, faisait des visites et entretenait les relations. Saint-Yriex terré, lui, dans quelques grands caravansérails modernes: Elysée-Palace, Palais d'Orsay ou Continental, échappait aux importuns et expédiait tranquillement ses affaires de théâtre et d'édition; l'hôtel où il était descendu, demeurait un mystère. Son éditeur seul et quelques directeurs en avaient l'adresse et de cette ombre épaissie à plaisir autour de sa retraite, de cet incognito gardé, le prestige de l'écrivain s'augmentait encore, puissant parce qu'invisible, plus désirable et plus convoité, parce que plus lointain dans cette atmosphère voulue de sanctuaire.
A son dernier voyage à Paris, Saint-Yriex était donc descendu au d'Orsay. Un soir qu'il y dînait seul dans la salle du restaurant, heureux d'avoir esquivé un dîner de famille où sa femme était allée le remplacer (il était près de huit heures), un des maîtres d'hôtel venait le prévenir qu'une dame était là, dans le hall, demandant à le voir. La dame même insistait, car on avait répondu qu'il était à table.
—Mais, je n'attends personne, maugréait le grand homme. Personne. Cette dame n'a pas dit son nom? Que veut-elle?
Le maître d'hôtel s'éclipsait, puis revenait presque aussitôt:
—Monsieur, c'est une demoiselle de la maison Gérard, Hermeline et Sœurs. C'est pour Mme de Saint-Yriex, un renseignement qu'on voudrait avoir.
—Gérard, Hermeline… les couturières… Qu'est-ce qu'elles peuvent me vouloir? Ça ne me regarde pas!
Subitement taquiné par l'idée d'une note en souffrance, de quelque arriéré de compte de sa femme, et, d'ailleurs, en n'y croyant pas,—Mme de Saint-Yriex étant, avant tout, une femme d'ordre,—bref, pour en avoir le cœur net, Saint-Yriex se levait, posait là sa serviette et passait dans le hall. Il y trouvait une grande jeune fille en pourparlers avec les employés du vestiaire. Très simplement, mais très élégamment vêtue de noir, un carton à la main, tournure de mannequin ou d'employée de grande maison de modes. La vue de l'écrivain lui fermait brusquement la bouche et la faisait rougir jusqu'à la racine des cheveux. Elle les avait blonds et brillants sur un visage dont de grands yeux marrons ne sauvaient pas l'insignifiance. La jeune fille faisait un pas vers Saint-Yriex et s'arrêtait tout à coup.
—Mademoiselle de la maison Gérard-Hermeline?… Vous désirez?…
La rougeur de la jeune fille fonçait jusqu'à la pourpre sombre, et d'une voix presque éteinte, dans un balbutiement qui flattait la vanité du maître:
—Pardonnez-moi, excusez-moi, monsieur, c'est ce carton: un corsage pour Mme de Saint-Yriex. On m'a chargée de le lui porter, et j'ai oublié son adresse. Alors, j'ai eu l'idée de venir vous la demander ici.
—L'adresse de ma femme? 11, rue Bassano!…
—Merci, monsieur, j'y vais.
—Inutile, mademoiselle, mon secrétaire vient ici tous les jours; il portera le carton. Laissez-le.
—Merci, vous êtes bon, monsieur.
La jeune fille était, maintenant, lie de vin. Mais sa voix défaillait. Mis en éveil par cette rougeur, et cette voix sombrée:
—Mais pardon, mademoiselle, comment me savez-vous à l'hôtel?
Elle, dans un bégaiement d'agonie:
—L'autre jour, Mme de Saint-Yriex, à la maison, a dit que vous étiez descendu au d'Orsay, j'étais là.
—Et vous vous êtes souvenue de mon adresse, en oubliant celle de ma femme. C'est bien, mademoiselle, vous pouvez vous retirer. Mme de Saint-Yriex aura demain, son corsage.
Alors, la jeune fille, comme se faisant violence et la voix devenue rauque:
—Monsieur, monsieur de Saint-Yriex, j'aurais deux mots à vous dire en particulier. Ne pouvez-vous me donner deux minutes, monsieur? Mais pas ici, en tête à tête, ailleurs.
La voix maintenant suppliait.
Saint-Yriex s'était reculé, instinctivement averti.
—Encore une qui veut débuter au théâtre et qui vient me demander mon appui!
Et, très ennuyé, du ton le plus froid:
—Soit, mademoiselle, voulez-vous me suivre au salon? Mais je n'ai que cinq minutes à vous donner.
Passant devant le «mannequin», il la précédait dans le couloir.
Arrivé devant le salon de lecture, il en ouvrait la porte, s'effaçait devant la jeune fille:
—Entrez, mademoiselle.
Et lui désignait un fauteuil. Elle s'y laissait tomber.
L'heure du dîner avait fait le salon désert. C'était, dans le luxe somptueux et banal des sièges tendus de velours de Gênes, des hautes fenêtres drapées de brocart mauve et de la cheminée monumentale, la tristesse anonyme de tous les salons d'hôtel. Un crépuscule de fin mai se mourait dans l'imposte des croisées. Saint-Yriex, debout devant la jeune fille, attendait:
—Eh bien, mademoiselle?
Mais elle, renversée au dossier du fauteuil, les deux mains aux accoudoirs et les yeux au ciel rose des vitres:
—Je suis heureuse. Ah! je suis bien heureuse!
Puis, les prunelles tout à coup plongées dans celles de l'écrivain:
—Je désirais tant vous voir!
—Mais?
—Oui, j'avais une telle envie de vous connaître… Ne m'en veuillez pas, monsieur de Saint-Yriex. N'avez-vous pas reçu dernièrement une lettre qui vous demandait votre photographie? Elle était adressée au théâtre.
Saint-Yriex en recevait tant, de ces lettres de folles et de fous, qu'il ne les lisait même plus.
—Eh bien! monsieur, c'est moi qui vous l'avais écrite, cette lettre; j'aurais tant aimé tenir de vous cette photographie!
—Mais, mademoiselle, ma photographie est en vente chez les marchands. Vous étiez libre de l'acheter.
—Oui, mais j'aurais voulu la tenir de vous, et puis j'aurais voulu une photographie tirée exprès pour moi, une photographie que les autres n'auraient pu avoir.
—C'est beaucoup de choses; et c'est pour me demander cela que vous êtes venue ici chercher l'adresse de ma femme?
—Oui, j'ai menti et vous pouvez me perdre, monsieur, car si à la maison Gérard-Hermeline, on savait que je suis venue vous demander dans cet hôtel, on me mettrait à la porte; mais j'avais trop envie de vous voir. Depuis le temps que je vous lis, j'ai une telle passion pour tout ce que vous faites! vous êtes mon Dieu! J'ai vu jouer toutes vos pièces; la Fornarina je l'ai vu jouer cinq fois… je songe à vous le jour, je songe à vous la nuit, et il y en a beaucoup, à l'atelier, comme moi! Alors, comme Mme de Saint-Yriex était venue, l'autre jour, et avait dit que vous étiez ici, aujourd'hui j'ai tout fait pour être chargée de lui porter ce corsage… N'est-ce pas, que l'occasion était trop belle? Alors, j'ai inventé un prétexte et je suis venue la demander ici, l'adresse… vous ne m'en voulez pas trop, monsieur?
—Non et oui, mais vous ne manquez pas d'astuce.
Intimement flatté par cette ferveur d'admiration, peut-être un peu ému aussi par les larges prunelles implorantes:
—Il y a longtemps que cela vous tient, ce bel enthousiasme pour mes œuvres?
—Pour vos œuvres et pour vous, oh! oui, monsieur: il y a bien dix ans que je vous lis!
—Quel âge avez-vous donc?
—Vingt-quatre ans.
—Vous avez commencé de bonne heure!
—A quatorze ans, monsieur, je lisais déjà vos drames; à la vérité, je vous dirai que j'ai commencé à aimer M. Marcel Prévost, et puis après ça a été M. Paul Adam; mais, depuis la Fornarina, c'est de vous seul que je rêve, monsieur de Saint-Yriex, de vous seul.
La jeune fille, comme mue par un ressort, se levait de son siège et venait tomber dans les bras de l'écrivain.
—Calmez-vous, mon enfant; on vous appelle?
—Fanny Marlay.
—Eh bien! mademoiselle Fanny Marlay, il faut être sage: c'est très bien d'aimer les beaux vers, mais il ne faut pas trop aimer ceux qui les font. Vous auriez pu mal tomber; vous êtes jeune, très jeune… permettez-moi de vous donner quelques conseils. Vous m'avez vu, vous devez être calmée; j'ai vingt ans de plus que vous, je pourrais être votre père: voyez, j'ai les cheveux blancs.
Et, sur un regard sournois de la jeune fille:
—Enfin, je suis marié.
—Ça, je le sais! soupirait le mannequin.
—Vous voyez donc qu'il faut vous faire une raison.
—Soit, mais il faudra qu'on m'y aide. Vous m'y aiderez, monsieur, car vous êtes bon; oh! j'aurai bien du mal, bien du mal, car je vous aime: il y a dix ans que je vous aime!
Et Fanny Marlay s'abattait en sanglotant sur l'épaule du poète. Maintenant, c'était un déluge de larmes. Saint-Yriex, qui essayait de l'apaiser, sentait leur eau tiède couler sur ses mains.
—Voyons, voyons, mon enfant, calmez-vous, on peut entrer, on peut nous voir. De la tenue! un peu de sang-froid!
Très ennuyé, craignant d'être surpris tenant cette jeune fille entre ses bras, l'écrivain exagérait le ton paternel. Fanny Marlay, elle, s'abandonnait toute. Presque couchée sur la poitrine de l'adoré, elle se pressait amoureusement sur lui et continuait de pleurer.
—Je vous aime, je vous aime, il y a dix ans que je vous aime!
Saint-Yriex se sentait parfaitement ridicule. Le dîner touchait à sa fin et, d'une minute à l'autre, les dîneurs du restaurant allaient envahir le salon. Fanny Marlay était presque évanouie. Saint-Yriex savait comment on rappelle les femmes à la vie. Il hasardait quelques menues caresses le long des joues et dans les petits cheveux de la nuque. La jeune fille consentait à se ranimer.
—Vous êtes bon, souriait-elle à travers ses larmes; je savais que vous étiez bon.
—Oui, mais il faut vous en aller.
—Déjà?
—Oui.
Et l'écrivain cherchait à se dégager.
—Je reviendrai… chercher la photographie, vous me l'avez promise…
—Moi?
—Cela me ferait tant plaisir, et signée de vous, signée.
—Soit, mais vous serez raisonnable?
—Il le faut bien. Je reviendrai demain.
—Ah! non, pas demain, se cabrait l'écrivain effaré.
—Quand?
La voix de la jeune fille implorait.
—Lundi, vers cinq heures; pas avant cinq heures; mais serez-vous libre, lundi?
Il escomptait les obligations de l'atelier.
—Je serai toujours libre pour venir vous voir. Allons, embrassez-moi, et je m'en vais.
L'auteur de la Fornarina s'exécutait et le mannequin s'esquivait, transfigurée de joie, le paradis dans l'âme.
L'écrivain ne la reconduisit pas. Ecroulé sur un fauteuil, il songeait déjà au moyen d'éluder ce rendez-vous. Il prétexterait un voyage, une lettre le dirait retenu à la campagne…